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16 février 2024

Création française des Lettres intimes ?

Création française des Lettres intimes en 1930 ?


La recherche historique nécessite un éveil constant de la part de ceux et celles qui s‘y affairent. Les découvertes qui en découlent restent souvent précaires. Pendant plusieurs années, je me suis efforcé de débusquer toute trace d’une exécution d’une œuvre de Janáček dans les concerts donnés en France depuis 1908. Cette collecte serait-elle pour autant close ? La Bibliothèque Nationale a entrepris de numériser ses archives que le site Gallica met à disposition de tout un chacun. Ce long travail apporte à domicile à qui veut bien ses lots de découvertes. Une exploration récente des numérisations de ces dernières années nous livre les pages anciennes d’un bon nombre de journaux locaux.


Lors de l’élaboration de mon livre Janáček en France je n’avais pas rencontré l’exécution du deuxième quatuor de Janáček Lettres intimes avant 1955 (par le Quatuor Smetana en décembre 1955) alors que son premier quatuor Sonate à Kreutzer avait été donné dès 1930. Ma récente plongée dans la presse régionale des années 1930 apporte peut-être une réponse différente.


De 1908 jusqu’à 1929, sur dix créations françaises d’œuvres de Janáček, huit se produisirent à Paris et deux seulement à Lyon et à Strasbourg. Vers la fin des années 1920 quatre jeunes instrumentistes à cordes venant de Tchécoslovaquie apparurent dans le monde de la musique de chambre. Dans la presse parisienne et encore moins dans celle de la province, peu de journalistes connaissaient la culture, dont la musique, de ce nouveau pays d’Europe centrale baptisé Tchécoslovaquie né seulement depuis une dizaine d’années des décombres de l’Empire austro-hongrois. Si bien qu’on nomma ce nouveau Quatuor tantôt du titre Quatuor de l’Institut des Etudes slaves, tantôt Quatuor tchèque, tantôt Quatuor Dvořák. En réalité, il prit pour nom Quatuor slovaque (Slovensko kvarteto). C'est lui qui, jusqu'à nouvel ordre, donna la première audition française du quatuor Sonate à Kreutzer de Janáček.


La  République tchécoslovaque souhaita fêter le quatre-vingtième anniversaire de son président de la république en 1930, Tomáš Garrigue Masaryk. Par l’intermédiaire de son ministre plénipotentiaire Štefan Osuský, (qu’actuellement on qualifierait d’ambassadeur), à cette occasion, elle soutint financièrement des concerts donnés par ce Quatuor slovaque. Depuis 1928, de Paris à Angoulême et à Mulhouse, il se déplaçait pour porter auprès du public des pièces de musique de chambre de Smetana (1) et de Dvořák. Cependant, de la part de certains journalistes peu au courant de l’actualité musicale, le dénommer Quatuor Dvořák devait sembler plus porteur puisque le compositeur de Rusalka commençait à être connu en France. Cet ensemble à cordes se fabriqua un programme type pour familiariser les auditoires à la musique tchèque. C’est ainsi qu’il proposait le quatuor « De ma vie » de Smetana, le quatuor américain de Dvorak, la méditation sur le choral Saint-Venceslav de Josef Suk et un duo pour violon et violoncelle de Martinů. Parfois, il ajoutait une pièce de Novák, quatuor ou quintette lorsqu’il bénéficiait des services d’un pianiste, et une œuvre de Janáček, plus rarement. Au mois de mars 1930, les journées du Quatuor slovaque s’avérèrent bien remplies. Ce fut une sorte de Tour de France que cet ensemble à cordes accomplit pendant ce mois débutant à Lille le 5, continuant par Dijon le 8, Vesoul le 10, Belfort le 12, Saintes le 18 et se terminant à Carcassonne le dernier jour du mois. Et encore, il donna d’autres concerts, dont je n’ai pas trouvé la date, à Lure,  à Colmar et à Paris (Sorbonne). Peut-être le Quatuor slovaque se produisit-il aussi dans d’autres villes, mais je n’en ai pas connaissance.


A Carcassonne, un conférencier, heureux détenteur d’un film tchèque La fête de gymnastique des Sokols à Prague, s’adressa à Štefan Osuský pour lui demander le concours de son ambassade pour l’organisation d’une soirée à Carcassonne. Appel auquel répondit un télégramme « Sommes prêts à nos frais quatuor artistes tchèques pour vos conférences au profit sinistrés ». Qui étaient ces sinistrés ? Tous les gens touchés par des inondations catastrophiques dans le sud du pays, dont des habitants de la cité médiévale. « Des morts ou disparus par centaines. Des maisons écroulées par milliers. » énonçait un quotidien du Nord de la France tant ces inondations touchèrent par leur gravité les populations d’autres régions. Quant au quatuor proposé, c’était celui composé par les violonistes Oldřich Černý, František Vohanka, l’altiste Václav Dvořák et le violoncelliste Ivan Večtomov, regroupés sous le titre du Quatuor slovaque ou de « l’illustre Quatuor Dvorak », évoqué par la presse locale. 


Dès le 20 mars, l’Echo de Carcassonne annonça la présence au Théâtre des Nouveautés  du « célèbre Quatuor Dvorak, dont la renommée musicale est mondiale » à un concert, primitivement programmé le 25 mars, au profit des sinistrés des inondations. « Super-gala, conférences, film et musique » détaillait le journal local quelques jours auparavant. De nouvelles informations étaient données un peu plus tard dans le même quotidien. Cependant, elles brouillent notre compréhension. Je les transcris telles quelles : 

« Voici le programme des morceaux qui seront joués par le célèbre quatuor Dvorak.

Musique tchèque. - 1. Smetana, quatuor de ma vie ; 2. Dvorak, quatuor op. 96 (américain) : quatuor en ré mineur ; Terzetto pour deux violons et alto ; 3. Novak, quatuor op. 22 ; 4. Suk, Méditation sur le choral de St-Venceslas ; 5. Janacek, deuxième quatuor ; 6. Martinu, duo pour violon et violoncelle ; deuxième quatuor.

Divers. - Beethoven, quatuor n° 13 op. 130 ; op. 18 n° 1 ; op. 59 ; 2. Ravel, quatuor en fa majeur ; 3. Debussy, quatuor ; 4. Honegger, quatuor. (2)» 


Que penser de cette énumération ? La partie intitulée « Musique tchèque » nous informe à coup sûr à propos du programme effectif du concert prévu à Carcassonne. L’autre partie « Divers » semble plutôt dévoiler un fragment du répertoire du Quatuor slovaque.


Le même quotidien local, le jour du concert, ajoutait quelques détails « En raison de l’importance du programme musical, M. Nogué, remerciera simplement, par une allocution éloquente la Tchéco-Slovaquie de la marque de sympathie qu ‘elle donne aux populations si éprouvées du Midi ; et M. Saint-Yves en l’honneur de la 80e année du président Massaryk (sic) dira quelques mots sur son œuvre si féconde […]  Viendront ensuite le beau concert des chefs-d’œuvre de la musique tchèque […] et le splendide film tchèque de la fête de gymnastique des Sokols. » Il était prévu que « malgré l’ampleur du programme, la soirée sera terminée à 11 h 30. (3)»


En connaissance de toutes ces informations, sommes-nous autorisés à déclarer que le deuxième quatuor de Janáček a été créé ce 31 mars à Carcassonne ? La première réponse qui vient à l’esprit est négative. Si on considère que la soirée complète a duré 3 heures et que la partie musicale incluant le quatuor de Smetana, celui de Dvořák et le Terzerto, celui de Novák, Les Lettres intimes, deuxième quatuor de Janáček, le duo de Martinů a occupé largement deux bonnes heures, il resterait une petite heure pour les discours et le film. On doit penser que vu la longueur du concert, les instrumentistes ont pu se reposer entre une dizaine et une vingtaine de minutes au cours d’un entr’acte, le temps consacré aux allocutions et au cinéma devenait encore possible bien que très serré.  Mais si le quatuor de Martinů était inclus dans le programme (4), le temps imparti au reste de la soirée paraît très court, sinon insuffisant pour assurer le déroulement complet du projet. Je pense qu’envisager la présence des Lettres intimes de Janáček dans cette soirée devient hypothétique et peu assurée.


Ajoutons un élément qui peut renforcer cette conviction ou au contraire la démentir. Revenons un instant dans la cité médiévale. Le lendemain du concert du 31 mars, L’Echo de Carcassonne consacra un article à cette soirée tchécoslovaque. La plume du journaliste Jean d’Atax s’étendit sur deux colonnes. Malheureusement les lignes qui décrivent le concert proprement dit se limitent à des généralités comme on peut le constater ci-après. «  Le programme du quatuor a ravi les auditeurs, et au dire des connaisseurs, leur talent musical et artistique est parfait. Les profanes, dont nous sommes, ont senti cependant à leur oreilles, les doux accords impeccable d’une musique charmeuse et pénétrante. » Nous n’apprendrons rien de plus sur les œuvres interprétées et je continuerai à poser la question : « Les Lettres intimes ont-elles été crées à Carcassonne le 31 mars 1930 ? »  sans pouvoir apporter une réponse ferme et documentée.


annonce d'un concert du Nonetto tchèque en 1947
 

Dernières pièces à verser au dossier pour tenter de répondre à l’interrogation que j’ai posée ci-dessus.

1) L’hebdomadaire Parallèle 50 (5) insère dans son édition du 25 octobre 1947 une annonce* du Nonetto tchèque concernant un concert le 28 octobre. On y trouve les quatre œuvres jouées par ce Nonette, dont le Quatuor pour instruments à cordes Leoš Janáček. Mais l’annonce ne précise pas de quel quatuor il s’agit.

2) dans sa livraison du 1er novembre 1947, l’hebdomadaire Parallèle 50, en page 2, dans sa rubrique « La vie, les lettres et les arts » sous la signature d’un chroniqueur qui se signale seulement par les initiales de son patronyme J.-M. B. (6), consacre une colonne au Nonetto tchèque. Qu’apprenons-nous ? Il y est question du quatuor à cordes de Janáček, sans préciser s’il s’agit du premier ou du second quatuor du compositeur, ni non plus sans préciser si l’ensemble tchèque assure une création française. Se serait-il trouvé dans les organisateurs quelqu’un apte à renseigner les instrumentistes de la diffusion française de chacun des quatuors à cordes de Janáček ? Rien n’est moins sûr. Le dossier peut se refermer sans  malheureusement nous apporter de réponse.


Le mois précédent cette soirée, les membres du Quatuor slovaque dévoilèrent au public nantais les quatre mouvements du premier quatuor de Janáček, Sonate à Kreutzer. C’est dire si les quatre musiciens tenaient à propager les différentes tendances actuelles de leurs compositeurs nationaux. Pour Janáček, disparu depuis deux ans, si certains de ses opéras, Jenůfa en particulier, frappaient les esprits et les écoutes des spectateurs de ses pièces lyriques, ses quatuors commençaient à impressionner les musiciens, il leur restait à parcourir encore un long chemin pour toucher les mélomanes.


Ce Quatuor slovaque, né en 1927 ou 1928 à Paris, sous les auspices de l’Institut des Etudes slaves fut actif dans les années 1930. Il semble qu’il arrêta ses activités vers 1940. Certains des instrumentistes trouvèrent un autre ensemble pour continuer leur activité musicale, tel le violoniste František Vohanka (7) qui rejoignit à partir de 1937 (jusqu’à au moins 1956) le Quatuor tchécoslovaque (Československé kvarteto) appelé aussi Quatuor Peška, du nom de son premier violon. Vohanka avait déjà migré vers le Quatuor  Ondříček dans lequel Josef Peška tint le premier violon pendant quelques années un peu avant 1950. Quant à Ivan Večtomov, il remplaça Josef Šimandl au poste de violoncelliste dans le Quatuor de Prague à partir des années 1950. 


Un nouvel ensemble prit la succession du Quatuor slovaque avec le même intitulé aux environs de 1945. On trouve en mai 1947 sa présence au Printemps de Prague. Une nouvelle équipe prend sa suite dans les années 1980. Un temps, il s’appelle aussi Quatuor de Bratislava. Actuellement, toujours sous la dénomination de Quatuor slovaque, quatre instrumentistes  continuent à porter dans les salles de concert les œuvres de leur nation et plus largement des pays d’Europe centrale ainsi que d’autres quatuors du répertoire.


On peut trouver une photographie du Quatuor slovaque originel, cliché datant de 1928, sur le site « Bridgeman images ». Quoi qu’il en soit, qu’il ait joué en première audition ce quatuor Lettres intimes ou non, le Quatuor slovaque mérite bien ce petit coup de chapeau. Dans l’état actuel des résultats de mes recherches, on ne peut attribuer la création française des Lettres intimes, ni au Quatuor slovaque en 1930, ni au Nonette tchèque en 1947, mais celle du Quatuor Smetana en 1955 reste la plus probable. Qui sait si la découverte de nouveaux documents n’amènera pas une autre réponse ?


Pour voir une photographie des quatre membres du Quatuor slovaque : 

https://www.bridgemanimages.com/fr/search?filter_group=&filter_text=quatuor%20slovaque&filter_region=FRA&sort=most_popular


Joseph Colomb - février 2024


Notes :

1. La Fiancée vendue, opéra de Smetana, venait d’être créé à Paris (Opéra Comique), assurant une certaine notoriété au compositeur tchèque.

2. J’ai remis de l’ordre dans cette partie « divers », le journaliste ou l’imprimeur sautait manifestement des lignes et, de ce fait, mélangeait les œuvres. (L’Echo de Carcassonne en date du 26 mars 1930).

3.  L’Echo de Carcassonne  daté du 30 mars 1930.

4. Cinq quatuors dans un même concert, difficile à envisager quand on examine les concerts actuels de musique de chambre.

5. Parallèle 50 est un hebdomadaire créé au printemps 1946. Artur London en a été le rédacteur en chef jusqu’à son arrestation à Prague en 1951 (voir son livre L’Aveu). Le financement et son orientation éditoriale étaient assurés par la République tchèque par l’intermédiaire de son ambassade en France. La plupart des rédacteurs appartenaient au parti communiste français et à son homonyme tchèque ou étaient des compagnons de route de l’un ou l’autre de ces partis communistes. Cet hebdomadaire cessa sa parution le 17 juillet 1952.

6. Il est fort possible que ces initiales correspondent à celle du directeur de l’hebdomadaire J.-M. Bouquin (le rédacteur en chef était Artur London dont le livre L’Aveu a débouché sur le film du même titre, réalisé par Costa-Gravas avec Yves Montand dans le rôle principal.)

7. František Vohanka participa en 1955 à l’enregistrement de la cantate de Martinů, L’éveil des sources, sous la direction de Jan Kühn (disque Supraphon).


* Pour qu'elle soit plus lisible, je me suis permis de reprendre les lignes de l'annonce dans un nouveau document  semblable à celui paru dans la revue Parallèle 50.

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