Bel hommage
de Jan Löwenbach à Janáček
Dès 1917, Louis Eisenmann, Ernest Denis, Louis Léger lancent une revue Le Monde slave pour apporter une information la plus complète possible sur les peuples unis dans leur culture commune malgré leurs différences de langues plus ou moins sensibles (russe, polonaise, tchécoslovaque, bulgare et yougoslave). Après un arrêt de la parution de la revue et le décès d’Ernest Denis, une nouvelle équipe se constitue, en 1924, autour de Louis Eisenmann, avec Etienne Fournol, Auguste Gauvain, Jules Legras et Henri Moysset (1) et relance la vie de la revue Le Monde slave. Plusieurs pays slaves prennent une place importante dans la revue par les articles et études que divers rédacteurs leur consacrent : la Russie avec la nouvelle situation politique depuis 1917, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie. La revue cessera de paraître en 1938.
Un numéro de cette revue a attiré mon attention. Celui paru en mai-juin 1930 entièrement dédié à la Tchécoslovaquie. Dans les dernières pages, J-B Čapek - qui n’appartient pas à la famille de Karel Čapek, l’auteur entre autre de L’Affaire Makropoulos - trace l’histoire récente de la littérature tchèque tandis que Jan Löwenbach sur une trentaine de pages donne un portrait vivant de la musique tchécoslovaque actuelle. Presque vingt ans plus tôt, il avait dessiné l’état de la musique tchèque en 1913, état singulièrement modifié en 1930. S’attachant tout d’abord à la musique populaire, il la décrit « nous la voyons passer d’un romantisme idyllique et provincial à une orientation plus large et mieux organisée ». Il insiste sur le Théâtre National de Prague et sur les deux directeurs et chefs d’orchestre qui le dirigent, Karel Kovařovic (2) et Otakar Ostrčil, et qui de leur place stratégique orientent compositeurs et interprètes dans divers courants artistiques. Václav Talich et son rôle à la tête de la Philharmonie tchèque est bien noté. D’autres structures interviennent dans la vie musicale tchécoslovaque depuis quelques années comme la Société tchèque pour la musique de chambre, l’Association pour la musique moderne et ses liens avec la Société internationale de musique contemporaine ainsi que les chorales des instituteurs moraves et leur pendant tchèque, de même Hlahol de Prague et la Chorale Smetana. Ne sont pas oubliés le Théâtre National de Brno et son chef d’orchestre Václav Neumann.
Viennent ensuite les compositeurs, animateurs eux aussi de la vie musicale. Le peloton de tête a changé. Josef Bohuslav Foerster, Vítězslav Novák, Josef Suk ont remplacé Smetana, Dvořák et Fibich. Pourtant décédé depuis deux ans, « le génie de maître - Leoš Janáček - et la façon dont il se développe sont quelque chose d’unique non seulement dans les annales de la musique tchèque mais aussi dans celle du monde entier. On ne trouve que chez Verdi l’exemple d’une faculté créatrice demeurant aussi inaltérée et aussi vivace chez un musicien de plus de soixante ans » n’hésite pas maintenant à écrire Jan Löwenbach Il signale le changement de perception du compositeur par le monde musical tchèque après la création pragoise de Jenůfa en 1916. « On s’aperçut soudain que non seulement Janáček avait été injustement négligé, mais que ce musicien, créant dans la solitude, en pleine indépendance, avait su faire jaillir des sources profondes de sa race, de l’harmonie inconsciente et cependant lucide des instincts ataviques, un style ample et original. » Löwenbach poursuit le parcours lyrique que, dans les années 1920, Janáček a embelli par ses opéras. Le musicien « compose toute une série d’œuvres d’une vie et d’une originalité exceptionnelles, dont l’ampleur n’est pas ce qui nous surprend le moins : Kát'a Kabanová, dont l’action très dramatique se concentre autour de la figure d’une Russe malheureuse, le Rusé petit renard (3), qui nous apparaît, sous un masque humoristique et des emblèmes animaux, comme un hymne à la nature, à l’amour et à l’acceptation de la vie, L’Affaire Makropoulos, un grotesque dont l’action tragiquement nouée, roule sous l’énigme de la vie éternelle. » Continuant à signaler la plupart des œuvres composées par le musicien pendant les dix dernières années, le musicographe pointe d’abord les pièces de musique de chambre, « La Sonate pour violon et piano, les deux Quatuors à cordes, le Concertino pour piano dont l’insouciance et la gaieté sont indescriptibles (4), le sextuor Jeunesse pour instruments à vent et enfin deux grandes compositions de concert dont l’inspiration et la technique sont également originales, la Symphonie militaire (5) et la Messe en vieux slave (6), sont les fruits de cet automne incomparablement fécond. » Löwenbach s’attacha à cette Messe, « sa dernière grande œuvre, débordante de vie, est bien la digne conclusion de la bouillonnante inspiration qui fut toute son existence. Janáček, pour parler à son Dieu (7), semble emprunter l’élan et la vigueur d’une force de la nature et le langage joyeusement barbare de l’âme d’un paysan. Il célèbre la gloire divine en des rythmes dansants et en des fanfares sonores. »
La revue Le Monde slave, plutôt lue par les lecteurs intéressés par ces pays d’Europe centrale et Russie, ne touchait pas un large public. Néanmoins, le portrait que dresse Löwenbach du compositeur et de ses dernières œuvres s’adressait aux mélomanes qui en 1930 n’avaient pas beaucoup rencontré son nom et sans doute pas plus écouté l’un ou l’autre de ses ouvrages dans une salle de concert. Si l’on reprend la courte liste d’œuvres qu’il propose dans son article, et si on n’habitait pas à Paris ou dans la région parisienne, on n’avait pas pu entendre la Sonate pour violon en 1927, ni la Sinfonietta en 1929. Quant au premier quatuor à cordes, Sonate à Kreutzer, en dehors de sa création française à Nantes en 1930, le quatuor Zika en donna une exécution à trois reprises à Paris les 27, 30 et 31 janvier 1931. Pour la Sinfonietta, Pierre Monteux l’avait dirigée dans la capitale le 24 juin 1929. Enfin la Messe glagolitique ne gagna le territoire français qu’en 1957. Il fallait posséder un emploi du temps élastique et un portefeuille bien garni pour pouvoir se rendre à Genève et y entendre cette Messe lors du festival annuel de la Société internationale de Musique Contemporaine qui la programma en avril 1929. Ce fut la quatrième fois que Janáček représenta son pays après Salzbourg en 1923, Venise en 1925 et Francfort en 1927, mais cette fois-ci, les spectateurs ne virent pas « la belle tête argentée à crinière de lion » du musicien saluer les auditeurs ou tout simplement arpenter les travées de la salle puisque il était décédé en août de l’année précédente.
Petite parenthèse : le choix des œuvres musicales présentes au festival de la SIMC à Genève échut à une commission de cinq membres qui s’est réunie en décembre 1929 à Genève. Ce comité comprenait le compositeur allemand Heinze Tiessen (1887 - 1971), Maurice Ravel (qu’il n’est pas utile de présenter), le compositeur néerlandais Willem Pijper (1894 - 1947), le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet et le compositeur croate Bozidar Sirola (1889 - 1972) (8). Relevons la présence de Maurice Ravel. Ce dernier ne s’est jamais exprimé publiquement sur la musique de Janáček. Pourtant, il eut certainement dans les mains la partition de la Messe glagolitique afin de décider si cette œuvre pourrait être donnée au cours du futur festival de la Société Internationale de la Musique Contemporaine. Dommage qu’il n’eut pas laissé de témoignage écrit. Son langage et celui de Janáček étaient très éloignés l’un de l’autre, mais Ravel qui venait de finir le Boléro, s’il s’était exprimé à propos de cette Messe aurait pu nous documenter sur l’acceptabilité par un compositeur français, qu’on considérait comme « policé » de la musique d’un musicien plus « sauvage ».
Poursuivant son étude, le musicographe donnait la place du compositeur parmi les musiciens tchèques. « Janáček, qui ne cessait de poursuivre les chemins de la jeunesse, était surtout fêté par les plus jeunes de ses confrères qui admiraient non seulement l’originalité technique et musicale du maître, mais aussi l’équilibre suprême et la force dominatrice d’un esprit dont les inspirations traversaient comme de rafraîchissants éclairs l’atmosphère grise et banale des conventions. » Enfin, abordant la dernière pièce lyrique du compositeur, il s’interrogeait « Quand la grande œuvre laissée par Janáček, Les souvenirs de la maison des morts, aura été représentée, nous saurons si, aux traits définitivement fixés par Janáček, il convient d’en ajouter encore un nouveau. »
Ainsi, Jan Löwenbach laissait, dans une langue presque poétique par moments, un récit personnel et bien documenté du parcours ducompositeur qu’il avait rencontré à plusieurs reprises. Un récit sans doute comparable à celui qu’il avait transmis à la revue anglaise Chesterian quelques années avant celui-ci.
Bien que décédé en août 1928, cette année 1930 aurait pu être une année relativement faste pour la musique de Janáček. Ce portrait du compositeur et la place qu’il occupait dans la musique de son pays arrivait quasiment en même temps que le premier livre à lui consacré par Daniel Muller chez Rieder. Dans les salles de concerts, plutôt parisiennes, mais pas seulement, son premier quatuor à cordes, Sonate à Kreutzer, résonnait à Nantes tandis que la Chorale des Institutrices de Prague (lien) sous la direction de leur chef Metod Vymetal transportait un chœur des Chants de Hradčany, Belvédère, de Paris à Lyon, à Clermont-Ferrand et sans doute dans d’autres villes de l’Est français. Une deuxième fois la Sonate pour violon et piano s’entendait à Paris et deux des Danses de Lachie entraînaient les esprits des auditeurs aux Champs-Elysées.
Sur le long chemin qu’empruntait la musique de Janáček en France, en cette année 1930, des petits cailloux blancs furent semés. Si, sur le moment, peu de personnes suivirent la trace qu’ils formaient, quelques pèlerins musicaux prirent cette voie, peu à peu, sans qu’ils aperçoivent un débouché dans un temps proche. Nous savons que la patience de tous ces pèlerins et surtout celle de leurs successeurs n’obtint sa récompense que dans les années 1980.
Joseph Colomb - mars 2024
Jan Löwenbach (1880 - 1972), musicographe, avocat attaché à Umělecká beseda (9) à Prague, spécialisé dans les droits d’auteurs. Il entretint des relations cordiales avec Janáček dont il appréciait la musique. Exilé à New-York dès 1941, après un bref retour dans son pays, il continua son travail de musicographie aux USA où il décéda. En janvier 1925, il hébergea Bela Bartók. Au cours du concert qu’il donna à Prague, Bartók rencontra Janáček qui l’invita à Brno. Sur une photo prise à Venise en août 1925, on le voit à droite, à côté de plusieurs musiciens tchèques dont Janáček et Václav Štěpán.
En 1925, à Venise, Janáček en compagnie de participants au festival de la Société internationale de musique contemporaine |
détail de la photo ci-dessus de gauche à droite : Janáček, Josef Löwenbach, le compositeur polonais Mateuz Glinski (1892 - 1976) et Jan Löwenbach |
Notes :
1. Louis Eisenmann, historien, professeur d’université - Etienne Fournol, député de l’Aveyron, administrateur de l’Institut d’Etudes slaves - Auguste Gauvain, journaliste, diplomate, Académie des Sciences morales et politiques - Jules Legras, professeur d’université, parle le russe - Henry Moisset, professeur à l’Ecole de guerre navale.
2. Karel Kovařovic qui a dirigé la version pragoise de Jenůfa, après avoir refusé cet opéra pendant une dizaine d’années, a exigé des modifications que Janáček a bien été obligé d’accepter. Cette version a perduré jusqu’à ce que Charles Mackerras et John Tyrrell ait remis à l’honneur la version du compositeur.
3. La traduction française a confondu le genre. Il s’agit pourtant d’une renarde et non d’un mâle.
4. L’insouciance et la gaieté concernent le Concertino et non chacun des deux Quatuors à cordes qui sont d’essence dramatique, surtout le premier Sonate à Kreutzer.
5. « Symphonie » que nous connaissons sous le nom de Sinfonietta.
6. Messe en vieux slave = Messe glagolitique.
7. Malgré ses études juvéniles dans un monastère, Janáček n’a jamais manifesté un intérêt marqué pour la religion catholique. Dans un entretien à Literární svět, (Monde littéraire) le 2 mars 1928, Janáček déclarait « Vous savez ce qu’on a écrit sur moi - vieillard croyant. Je me suis fâché alors et j’ai dit : Vous, jeunot, d’abord je ne suis pas un vieillard, et croyant - cela encore moins, mais alors encore moins ! » Pourtant, il côtoya plusieurs moines et autres ecclésiastiques durant sa vie.
8. Excelsior en date du 31 mars 1929.
9. Umělecká beseda, association artistique créée en 1863 avec trois sections, arts, musique, belles lettres.
Un article passionnant comme tous tous les autres publiés sur ce compositeur exceptionnel. Merci Joseph !
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