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23 août 2022

Réflexions de Janáček sur deux concerts

Les voyages de Janáček et la reconnaissance internationale


9. Réflexions sur deux concerts


A propos du feuilleton « La mer, la terre »


1. Ignorance internationale de Janáček

2. Qui est Rosa Newmarch ?

3. Rosa Newmark, premiers contacts avec la musique de Janáček

4. Rosa Newmark, premières rencontres avec Janáček (1922)

5. Nouveaux contacts Rosa Newmarch - Leoš Janáček (1923 - 1925)

6. Préparatifs du séjour londonien de Janáček (1926)

7. Le séjour londonien de Janáček, mai  1926

8. Retombées du voyage à Londres (à venir)

9. Réflexions sur deux concerts - cet article



De retour de Grande Bretagne, après son séjour londonien, Janáček ne resta pas inactif. Le 15 mai, il assista à la première partie des Excursions de Monsieur Brouček à Brno, L’Excursion de Monsieur Brouček dans la lune que František Neumann dirigeait. Sans doute influencé par la belle participation de la violoniste Adila Fachiri à l’interprétation de sa Sonate pour violon et piano à Londres, il débuta la composition d’un concerto pour violon qu’il laissera à l’état d’ébauche et dont il utilisa les thèmes dans l’ouverture de son dernier opéra De la Maison des Morts. Le 31 mai, il se rendit en Allemagne pour assister à la création berlinoise de son opéra Kát'a Kabanová, deuxième incursion sur la terre allemande de son héroïne. Fritz Zweig (1) dirigea les chanteurs et l’orchestre de l’Opéra.  




Feuilleton "La mer, la terre" dans le quotidien Lidove noviny


De retour en Moravie, le 10 juin, Janáček rédigea un nouveau feuilleton Moře, země (La mer, la terre) rassemblant ses souvenirs récents et ses pensées inspirées par les deux séjours à Londres et à Berlin. On sait que les Tchèques eux-mêmes ont parfois du mal à interpréter le langage du compositeur. Il est vrai qu’il ramenait souvent tout à la musique. Ne soyons donc pas trop étonné s’il commence cet écrit par une évocation de la mer. « Dans le sillon profond que laboure notre bateau tombent des masses d’eaux marines vert sombre, ourlées d’une épaisse écume blanche. Notre ligne de direction, Flessingue (2) -Folkestone, croise à tout bout de champ celle d’un paquebot de transport, colorié avec des teintes bigarrées. » Une fois posé le cadre du tableau, qui pourrait laisser penser qu’on va lire le banal compte-rendu d’un voyage maritime, le compositeur introduit les éléments du son qu’il manie en permanence. « Le son se couche volontiers et aisément dans le lit des espaces, des éclairs tortueux, de la nature grondante. […] Ainsi la mer érode et soulève les rives de la nature humaine - et de la nature artistique anglaise - nordique […] Une certaine rectitude habite le coup d’archet anglais, le souffle du siffleur, la frappe de la pianiste. Comme si leur esprit entier était contenu dans la mensuration ; ils discernent les nuances correctes des tempi, coupent droit les flammes de l’intensité. […] La plus éblouissante splendeur sonore glace si l’artiste n’a pas cette impétuosité à réfracter - sans fracture, à entrer en ébullition - sans déborder, à se mourir - sans cesser de vivre, à s’allumer - sans brûler, à courir le galop - sans s’essouffler.

Parmi les artistes, seule Mlle Adila Fachiri était de cette trempe, petite-fille de Joachim, qui a joué ma sonate pour violon. Dans ma Jeunesse et dans mon Quatuor inspiré par la Sonate à Kreutzer de Tolstoï,

le sourire agonisait,

la plaisanterie devenait sérieuse,

l’horreur n’épouvantait guère, 

la passion n’entrait pas en ébullition.

Quelque chose posait des limites à tout. La mer. » 


En quelques phrases qui peuvent, à première lecture, paraître sinon incompréhensibles, du moins un peu obscures, Janáček donne son explication de la froideur du jeu des musiciens anglais qui interprétèrent ses œuvres lors du concert du 6 mai 1926. La musique limitée par une mauvaise ou incertaine réception vitale des mouvements de la mer, sauf pour la violoniste Adila Fachiri, alors que les autres instrumentistes à cordes ressortissent de la « certaine rectitude [qui] habite le coup d’archet anglais ». De même, dans le sextuor pour instruments à vents, Jeunesse et dans son premier quatuor à cordes, Sonate à Kreutzer, on n’y retrouvait ni le sourire, ni la plaisanterie (dans Mládí), ni l’horreur, ni la passion (dans le Quatuor à cordes).


Janáček, dans son feuilleton, continue à décrire les conditions de sa navigation pour en tirer une sorte d’engagement. « Je me tiens, intrépide, sur le pont du navire. Il est ballotté d’un flanc à l’autre dans l’angle de 45°. Il plonge sa proue comme s’il voulait la planter dans le fond de la profondeur. Hérissées d’écume, les vagues battent la muraille. Hurlent. » On peut se représenter un moment, le vieil homme de 72 ans, bravant les éléments alors que « pareils à des taupes, les voyageurs se terrent dans les entrailles plus hospitalières du navire. […] Si peu de gens voient ce prodige de la nature ! Il y en a tant qui, dans la communauté artistique, évitent l’influence régénératrice de la nature ; de cette nature non seulement en fleur, au calme, mais aussi nue et en furie. » Il ne citait que deux personnalités musicales anglaises « le professeur Dent s’y adonne avec serviabilité, et madame Rosa Newmarch en a le flair. » (Edward Joseph Dent, musicologue, fut président de la Société Internationale de Musique Contemporaine). Toujours la mer à Vlissingen. Avant de revenir à Prague par la terre ferme, Janáček s’attarda deux journées en pays hollandais pour profiter de la bordure de la mer et noter la musique des vagues de la mer qui caressaient le sable ou mugissaient selon le temps. 



Janáček à Vlissingen écoutant la musique de la mer

Et brusquement, il emmena son lecteur à la fin du mois de mai à Berlin. Sa Kát'a Kabanová, quatre ans après sa création allemande à Cologne, y continuait sa percée en terre germanique. D’emblée, dans son feuilleton, Janáček s’élevait contre une interprétation erronée de ses opéras qu’il rencontrait trop souvent en Allemagne et peut-être ailleurs. « Au dessus de Kát'a Kabanová, le 31 mai 1926, il n’y avait pas l’écorce du chêne allemand et la scène ne dégageait pas la forte odeur de brasserie bavaroise. La douceur, la nature lyrique de l’œuvre avec ses accents, si dramatiques que par instants le cœur suspendait ses battements, fut sauvegardée. » Il faudrait citer l’intégralité de ce feuilleton concernant la représentation berlinoise de Kát'a Kabanová. Je ne peux qu’en détacher quelques phrases suffisamment emblématiques. « L’exécution se pliait humblement aux ordres de la partition. Toutes les notes s’étaient ragaillardies : elles avaient leur espace et leur temps. L’âme qui les a reçues était sœur de celle qui les avait conçues. » Comme dans la première partie de son écrit, il faisait référence au temps et à l’espace différents de ceux de la mer, mais qui semblaient jouer aussi en pleine terre. Cette Kát’a remplit d’aise le compositeur le compensant de la faiblesse du concert londonien du début de ce même mois de mai 1926. « De telles exécutions éblouissent. Elles ouvrent grandes les portes du monde à l’œuvre. » Son pressentiment ne prit pas vraiment forme. Jusqu’en 1939, seules, Aix-la-Chapelle en mars 1939, Ljubljana en mai 1934, Zagreb deux ans plus tard, en plus de six maisons d’opéra tchèques (Prague, Olomouc, Ústí nad Labem, Bratislava, Ostrava, Plzeň) montèrent l’opéra. A partir de 1945, Munich, Zurich, Dresde s’emparèrent de Kát'a Kabanová ouvrant la voie à des incursions de la pièce lyrique dans d’autres pays (la Grande-Bretagne à Londres en 1951, la Yougoslavie avec Belgrade en 1956, les USA et Cleveland l’année suivante, les Pays-Bas à Amsterdam en 1959, la Finlande et Helsinski en 1959, etc, - et la France à Paris en 1968, sous la baguette de Jean Périsson. En fait, Kát'a Kabanová ne répliqua pas l’engouement dont avait bénéficié Jenůfa depuis les triomphes pragois de 1916


Deux extraits du feuilleton méritent particulièrement encore d’être cités. « Nous voici tous : Schreker et Schönberg, Kleiber et Zweig, Jeritza, Jurjevskaïa et Helm et beaucoup d’autres, nous sommes allaités par une mer de couleurs et de formes que l’air, le ciel rieur et la joyeuse terre labourée font chanter. » Effectivement, la représentation berlinoise de Kát’a fut l’occasion de rencontres et discussions positives entre Janáček et les deux compositeurs Schreker et Schönberg. Il unissait les deux chefs qui avaient mené Jenůfa et Kát'a Kabanová au succès en Allemagne, les interprètes féminines Maria Jeritza, la Jenůfa de Vienne et Zinaïda Jurjevskaïa, celle de Berlin, enfin Anny Helm, sa Kát’a actuelle. Avec cette énumération, il reconnaissait que leur talent, leur volonté, leur implication avaient joué un grand rôle dans la réussite de ces productions opératiques qui débouchèrent sur une meilleure connaissance du compositeur sur la scène européenne.


La péroraison finale alliait les forces vives de la terre et de leurs divers habitants à celles du compositeur. « Nous savons que demain la fleur bleue aura défleuri, le pin aura rallongé sa ramille. Nous nous réjouissons de la beauté d’aujourd’hui sachant que le lendemain nous mettra, comme par enchantement, face à une beauté nouvelle. Ici, sur cette terre ardue, nous sommes les enfants du progrès. Nous dépendons d’elle, même dans notre propre son. »


A Brno, Janáček habitait à côté de son Ecole d’orgue devenue le Conservatoire de musique. Un jardin entourait la maison d’habitation dans lequel le musicien observait les transformations des arbustes, plantes et fleurs qui y poussaient ainsi que les animaux qui s’y réfugiaient. Il fit appel à eux pour conclure son feuilleton. « Me souvenant ainsi des événements survenus à Londres entre le 29 avril et le 10 mai, et à Berlin entre le 29 et le 31 mai, voici que soudain, à portée de main, deux oisillons tendent leurs cous nus du nid. Leurs « vieux » incrédules, volettent, se posant tour à tour sur la haie, la gouttière, le rosier, le pommier feuillu.

« Avoir peur, ou ne pas avoir peur ? »

« Ne pas avoir peur ! »

Et avec une longue chenille dans le bec, ils rentrent dans leur nichée.

Et c’est aussi vers cette philosophie de la vie que s’élance mon ton. »



 un des "dessins" musicaux insérés dans le feuilleton

Tous les extraits de ce feuilleton insérés dans cet article proviennent de la traduction du tchèque en français de Daniela Langer dans son livre Leoš Janáček, Ecrits (voir ci-dessous).


Joseph Colomb - août 2022

Moře, země (La mer, la terre), ce feuilleton (XV/285) a paru dans le quotidien Lidove noviny le 13 juin 1926. Il occupe les pages 177 à 182 du livre Leoš Janáček, Ecrits, Choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, 2009. Comme je l’ai déjà écrit plusieurs fois sur ce site, s’il ne faut connaître qu’un seul livre en français sur Janáček, c’est celui-ci. Il fait le tour de la question avec science et sensibilité.

Notes : 


1. Fritz Zweig (1893 - 1984). Chef d’orchestre, né à Olomouc en Moravie, il étudia avec Schönberg. Il dirigea en Allemagne à Mannheim et Berlin. Suite à la prise de pouvoirs des Nazis, il se réfugia en France, puis en Pologne et de nouveau en France en 1938. Le 5 février 1937, il dirigea l’Orchestre National qui interpréta des extraits orchestraux De la Maison des Morts, première incursion de cet opéra en France. Le concert fut retransmis par Radio Tour Eiffel. Lors de l’invasion par les troupes allemandes en 1940, il quitta notre pays pour les USA. En tant que juif, sa sécurité n’était plus assurée en Europe. Sa carrière de chef d’orchestre prit quasiment fin pendant la seconde guerre mondiale. Ne pas confondre avec l’écrivain Stefan Zweig.


2. Flessingue = Vlissingen, port des Pays-Bas.


 

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