Pages

28 février 2016

La symphonie Asraël


La symphonie Asraël de Josef Suk

Au début des années 1900, dans les salles de concert, tant celles de la capitale que celles de la province, on ne jouait pas la musique tchèque, sauf à de rares occasions. La presse quotidienne comme la presse spécialisé s’étendait peu sur les œuvres produites à Prague et encore moins à Brno. 



William Ritter, esthète suisse, dont les goûts le portaient vers la poésie, la littérature, la peinture, la musique séjourna à de nombreuses reprises dans les pays tchèques. Journaliste, critique, dessinateur amateur, attiré par la culture slave, au sens large, il se passionna pour la musique de Gustav Mahler et entretint une correspondance avec de nombreux artistes et écrivains tchèques (les écrivains Jaroslav Vrchlický, Svatopluk Čech, Julius Zeyer, les peintres Antoš Frolka, Joza Úprka, les compositeurs Novák, Křička, Janáček dans les dernières années de sa vie) qu’il visita à plusieurs reprises. En tant que chantre d’un monde slave réel et rêvé, il aimait, sans en comprendre profondément tous les aspects, toutes les formes culturelles qui fleurissaient dans les contrées de l’Europe centrale au sens large du terme (Bohème, Moravie, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Autriche, Allemagne).  Son intarissable curiosité envers ces cultures le poussait à en faire partager son amour par ses lecteurs. Il multiplia les publications de chroniques dans Le Mercure musical, dans la Revue française de musique dirigée à Lyon par Léon Vallas ainsi que dans plusieurs revues traitant d’art et de littérature. Outre ses romans, William Ritter publia chez Alcan en 1908 un livre sur Smetana.



En 1907 dans le Mercure musical, un assez long article de William Ritter, dont les séjours à Prague justifiaient la confiance qu’on pouvait mettre dans ses connaissances de la culture des pays tchèques, décrivait la dernière symphonie d’un compositeur Josef Suk plus connu en France par sa place de second violon dans le Quatuor tchèque que par ses compositions orchestrales. Voici donc de larges extraits de cet article publié dans La Revue Musicale, S.I.M., du 15 mars 1907.


Ce mois de février 1907 marquera dans les annales de la musique tchèque par les premières auditions aux concerts du Théâtre National de la IIe symphonie de M. Josef Suk. Elle est en ut mineur et porte à côté de son numéro cette indication entre parenthèses : Asrael (1) op. 27. C'est une œuvre d'une puissance étonnante. L'avis de la critique est unanime. Comme le poème symphonique tchèque a culminé naguère avec le Praga du même M. Suk, la symphonie tchèque atteint des hauteurs auxquelles elle n'avait jamais prétendu avec cet Asrael dont tout, inspiration, proportion, orchestration dépasse incomparablement ce à quoi les maîtres de la génération précédente, Smetana, Dvorak, Fibich nous avaient accoutumés. Cette symphonie funèbre se place immédiatement auprès des grandes symphonies de Mahler et de Richard Strauss, auxquelles elle ne doit du reste rien. M. Suk est l'une des plus complètes et des plus pures individualités de notre temps. Dès ses premières œuvres, la musique de scène pour Raduz et Mahulena (2) il se démontrait lui-même sans alliage. Il fut le beau-fils de Dvorak, c'est vrai ; mais il n'en est pas le continuateur. Il marche à part de tout ce qui a été fait jusqu'ici en Bohème : c'est le Maître entier, complet, définitif que la nation tchèque n'osait même pas espérer après la pénible lutte de Smetana pour la musique nationale et le triomphe de celle-ci, grâce à Dvorak et Fibich, dans des régions ou Brahms et Schubert n'étaient pas dépassés. La patrie tchèque peut-être désormais aussi fière de Josef Suk que la Bohème allemande de Gustave Mahler. A eux deux ils sont ce que l'Europe centrale à produit en musique de plus grand depuis Bruckner. 

La vision de la musique tchèque qu’en a William Ritter est centrée, dans cet article, sur la Bohème et Prague oubliant la Moravie, la Silésie et la Slovaquie.

William Ritter cite seulement deux noms de compositeurs disparus depuis peu (Dvořák en 1904 et Fibich en 1900) prenant la suite de Smetana dans la construction de la musique nationale tchèque. Il passe sous silence Novák et Janáček. En 1907, le premier commencait tout juste à se signaler aux yeux de ses compatriotes en ayant signé Dans les montagnes Tatra et la Suite slovaque tandis que que le second ne s’était manifesté à Prague que par Rákóš Rákóczy en 1891, un ballet basé sur les collectes récentes de musique populaire et Jalousie, l’ouverture orchestrale que le compositeur avait primitivement destinée à son opéra Jenůfa, mais qu’il n’avait pas conservée comme telle. Janáček avait bien participé à des joutes avec le monde musical pragois par quelques articles dans la revue Český Lid ; il s’était fait un tout petit renom. Quant à son opéra Jenůfa créé à Brno, il n’avait suscité que peu d’enthousiasme chez les critiques de la capitale qui avaient assisté à l’une des représentations en Moravie. Ritter relayait ainsi les avis des musiciens pragois. 

Je tiens en effet à déclarer tout de suite que je ne vais rien dire de personnel sur la symphonie de M. Suk, je ne l'ai pas entendue, ni je n'ai la partition sous les yeux : le voyage de Munich à Prague se fait malaisément à tout propos et la partition n'est pas encore publiée. Comme d'autre part il est impossible de taire un tel événement, j'en parle aujourd'hui en annonciation et non en analyste, d'après ma correspondance avec des amis dont je suis sûr et avec M. Suk lui-même, et d'après les meilleurs critiques tchèques, ceux de Narodni Listy, de Kuryr et de Zlata Praha. Ajoutez à celà (3) ma reconnaissance de l'œuvre précédant de M. Suk. J'espère que ces déclarations paraîtront garanties suffisantes pour que j'assume cette fois-ci le simple rôle de trucheman (4) de l'opinion de l'élite tchèque. Je n'ai pas plus coutume que Dvorak de bluffer ni d'avancer ce dont je ne suis pas sûr. 

Josef Suk dessiné par Hugo Boettinger (Dr Desiderius)
paru dans la revue Choses de théâtre, 1922

Tout lecteur sursautera après avoir pris connaissance de ce paragraphe. Comment pouvait-on rédiger une critique ou un article informatif sans avoir entendu l’ouvrage musical que l’on évoque dans sa chronique ? Ritter s’affranchissait de ces obligations. Il savait qu’on pourrait difficilement le contredire en France à propos de cet ouvrage. La méthode est pour le moins curieuse (5).

William Ritter expliquait ensuite, dans son style parfois si alambiqué, dans quelles circonstances cette symphonie fut conçue avant de se pencher sur  son organisation interne.

Josef Suk travaillait donc à sa IIe symphonie lorsque Asrael passa sur sa maison (On connaît très bien Asrael à Prague, depuis la représentation au théâtre national du drame musical du Baron Franchetti (6)). M. Suk qui parcourt sans cesse l'Europe avec le quatuor bohème (7), est du reste un homme de haute culture, un esprit averti très ami des poètes et de Zeyer (8) en particulier, le plus distingué et le plus profond des écrivains tchèques. A peu de distance l'un de l'autre moururent Dvorak son beau-père pour lequel il professait une Sainte admiration, et sa femme qu'il chérissait. Tout d'abord la symphonie fut tout-à-fait abandonnée. Peut-être allait-elle nous donner le pendant de cette 1ère . « Joyeuse, et conquérante comme le printemps vainqueur (9)». Reprise à la première accalmie de la douleur, l'œuvre en gestation s'est cristallisée, non sous, les formes amères et furieuses que nous avons connues à Mahler et qui lui viennent de sa race et de son tempérament, mais dans une teneur en général dolente, morne, plaintive et angoissée, réfléchie autant que passionnée, et qui est mieux dans le caractère tchèque. Et pourtant M. Suk ne s'interdira aucun paroxysme, aucune exaltation. La dignité de l'œuvre est sans pareille ; l'unité poussée plus loin que jamais on ne l'a fait. Il est sans exemple qu'une composition de cette envergure ait pu être maintenue dans toute sa durée dans la même atmosphère, écrite sous l'empire d'un même sentiment, être voulûment monotone sans être jamais fatigante. C'est, il va s'en (10) dire, une de ces symphonies modernes dont l'architecture amplifiée fait paraître singulièrement étriquée l'honnête forme à quatre parties dont Beethoven lui-même n'a jamais cru devoir s'écarter Et il est certain que Dvorak aurait sévèrement blâmé son beau-fils d'avoir osé ce monument pentagonal.

Ici c'est évidemment l'exemple de Mahler (11) qui a entraîné M. Suk. 

Donc cinq mouvements, le tout en deux grandes subdivisions, l'une de trois, l'autre de deux morceaux. Le centre de l'œuvre est le n° 3, un scherzo où se sont réfugiés et comme blottis les souvenirs les plus nombreux de Dvorak lui-même, lequel était comme l'on sait plutôt brusque et ardent que mélancolique et rêvasseur. Et cependant même en évoquant les jours heureux où vivait Dvorak dans la forme du scherzo, M. Suk a réussi à ne pas rompre l'impression de gravité triste que laisse toute l'œuvre. Le trio (andante) est très touchant. Après le souvenir des jours ensoleillés, c'est le retour au sentiment du deuil et la préparation aux catastrophes qui vont surcharger les deux derniers morceaux comme elles se sont appesanties sur les deux premiers. En somme deux formidables lamentos funèbres séparés par une éclaircie où se glissent des souvenirs. Les alertes et scabreuses parties 1 et 5 parallèles sont remplies par la lutte intérieure du malheureux frappé à deux reprises en ses plus chères affections ; les lentes parties 2 et 4, également parallèles, le sont de l'agonie de l'âme vaincue par l'arrachement de tout ce qui était son amour, ses raisons d'être heureuse. Je ne m'aventurerai pas à arracher rien de plus précis à la phraséologie aussi inconsistante qu'imagée de mes auteurs et aime mieux me réserver au jour où partition entre les mains il me sera permis de parler de l'œuvre sous ma propre responsabilité. 

William Ritter rédigea-t-il une chronique après avoir entendu Asraël ou étudié la partition ? Il ne publia aucun nouveau papier, du moins dans la presse francophone. Dans son écrit de 1907, il termina de décrypter à distance cette symphonie en s’appuyant sur les critiques tchèques qui s’étaient déjà exprimés dans diverses revues de Prague.

Mais je me rends très bien compte de ce qu'a pu trouver de neuf dans l'expression de son double deuil l'homme qui avait imaginé pour exprimer Prague (12) préhistorique des sonorités troglodytes qui n'appartiennent à personne avant lui, et pour exprimer Prague des guerres hussites ces dévorantes dépenses d'énergies qui font penser au terrible maniement des fouets, fléaux et masses d'armes par quoi les crânes des ossuaires du temps se montrent littéralement, concassés. Je vois par les critiques que j'ai sous les yeux qu'il a eu recours à tout l'appareil d'effets étranges : trompettes bouchées, harpes pour les sons de cloches, batterie rénovée dont Mahler est l'initiateur. Et comme M. Suk est l'indépendance même il est clair qu'il aura tiré de tout cela des effets singulièrement différents... On nous parle de prénombres (13) où s'acheminent étrangement les âmes « comme de petites flammes sur des prairies d'asphodèles ». 

Les lecteurs français de Ritter attendirent longtemps avant d’entendre la symphonie Asraël de Josef Suk. Jusqu’en 1939, je n’en ai pas trouvé mention dans les programmes de musique symphonique des orchestres parisiens. Parfois, on a interprété sa Sérénade pour cordes, son poème symphonique Praga, la suite intitulée Raduz et Mahulena sans parler d’ouvrages pour quatuor à cordes. 

La symphonie Asraël d’une durée d’une heure environ a été enregistrée par Václav Talich, Rafael Kubelik, Libor Pešek, Walter Weller, Václav Neumann, Vladimir Valek, Charles Mackerras, Jiří Bělohlávek, Vladimir Ashkenazy, entre autres.

Joseph Colomb - janvier 2016

Notes : 

1. La symphonie Asraël a été créée le 3 février 1907 par le chef Karel Kovařovic

2. Cette suite d’orchestre composée en 1897/8 fut révisée en 1912. Julius Zeyer avait écrit la pièce éponyme.

3. orthographe respectée.

4. ibid

5. En 1938, Henry Bidou fit de même avec La Petite Renarde rusée dans un article paru dans le quotidien Le Temps le 19 novembre 1938. Cependant si Bidou n’avait pas assisté à une représentation de l’opéra, il s’appuyait sur la partition pour étayer ses dires. Suivre le lien.

6. L’opéra Asraël d’Alberto Franchetti fut représenté à la Scala de Milan au cours de la saison 1888/9. Les Parisiens purent prendre connaissance du premier acte lors de l’Exposition universelle de 1889.

7. Le Quatuor bohème comme le dénomme Ritter ou Quatuor tchèque en 1907 comprenait Karel Hoffmann, Josef Suk, violons, Jiří Herold, alto, Hanuš Wihan, violoncelle.

8. William Ritter entretint une correspondance assez suivie avec Julius Zeyer. L’écrivain tchèque fournit, malgré lui, un thème de livret à Janáček pour son premier opéra, Šarka en 1887.

9. Cette première symphonie fut composée entre 1897 et 1899.

10. ibid note 1

11. Allusion de Ritter à la symphonie n° 5 de Mahler, bâtie en 5 mouvements, composée par le directeur de l’Opéra de Vienne, en 1901/2 et créée à Cologne en 1904 ou encore à sa Symphonie n° 2, également en 5 mouvements, datant de 1894.

12. Ritter cite le poème symphonique Praga (suivre le lien) de Josef Suk, composé en 1905 peu avant la symphonie Asraël.

13. Coquille du texte ; il s’agit évidemment du mot «pénombres».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire