Jenůfa en France avant 1939
Peu de temps après le succès viennois de Jenůfa au début de 1918, Janáček eut conscience que son opéra lui ouvrirait des portes ailleurs que dans les pays germaniques. A condition de trouver un intermédiaire de la même valeur que celle de Max Brod pour la langue allemande. « Ne serait-il pas opportun de penser à la traduction anglaise et française de Její pastorkyňa (1) ?» (2) écrivit-il à Emil Hertzka, le directeur d’Universal Edition (3). Pour la France, le besoin se faisait sentir de connaître cet opéra, du moins de la part de Jacques Rouché, le directeur de l’Opéra de Paris dont la curiosité fut aiguisée par Pavla Osuská (4), soliste du Théâtre National de Prague avant de devenir l’épouse du Ministre de la Tchécoslovaquie en France, Štefan Osuský. « Le Directeur de l’Opéra de Paris voudrait une copie de la partition de Její pastorkyňa. Et une version courte - en français un extrait du livret. […] Si le texte était traduit, cela irait plus rapidement » (5) intervint de nouveau Janáček auprès de son éditeur viennois. Quelques jours plus tard, il recommandait à Universal Edition d’envoyer la partition vocale de son opéra directement à Madame Štefan Osuský, Paris, rue Bonaparte, 18. L’affaire semblait bien engagée.
En fait, on se heurta à des difficultés de traduction du tchèque en français. Janáček crut que le directeur de l’Opéra de Paris souhaitait toujours monter Jenůfa. Dans une lettre à Max Brod du 15 octobre 1922, le compositeur lui indiquait que son œuvre se trouvait en compétition avec un opéra de Smetana et un autre de Dvořák « Ainsi sera-t-on à Paris de nouveau à la croisée des chemins » lui précisait-il. La curiosité envers Jenůfa se ralluma dans quelques cercles musicaux lorsque, en 1925, Marie Calma-Vesela (6) en chanta quelques extraits dans les locaux de La Revue Musicale sans que pourtant les pages de la revue n’en disent mot. Si bien que l’année suivante, Universal Edition demandait au compositeur de lui signaler une personne qui serait capable de superviser la traduction commandée à André-Georges Block et d’apporter ses compétences pour la rendre complètement intelligible. Janáček recommanda Laura Landois, enseignante à l’Ecole Berlitz de Brno. Cette dernière rendit un premier jet de ses corrections et exigea 300 couronnes pour finir le travail, ainsi que le compositeur le transmit à l’éditeur. En 1927, Universal indiquait que la traduction française de Její pastorkyňa était toujours en préparation. De son vivant, Janáček ne vit pas l’aboutissement de ce projet (7).
Pourtant, Emil Hertzka, le directeur d’Universal souhaitait offrir des éditions de cet opéra dans d’autres langues que le tchèque et l’allemand que jusqu’ici il livrait aux musiciens. En France, du côté de l’Ambassade tchèque, on désirait aboutir, autant Pavla Osuská que son mari l’ambassadeur Štefan Osuský et que le secrétaire de l’ambassade Miloš Šafránek (8). Parallèlement au travail déjà avancé de Block, Daniel Muller (9) se lança dans une nouvelle traduction de l’opéra que probablement Šafránek lui commanda officieusement. En 1932, les tractations entre Šafránek et l’Opéra de Paris reprirent sans réussite dans l’immédiat.
Dans la récente et déjà riche histoire des relations artistiques franco-tchèques, une page supplémentaire s’écrivit grâce à la complicité active des ambassadeurs des deux pays. La troupe de l’Opéra-Comique qui avait produit la création française de La Fiancée vendue en langue française (10) effectua le voyage de Tchécoslovaquie pour faire découvrir sa réalisation à Prague, Plzen et Brno. Un quotidien au moins témoigna du succès de cette entreprise. « La première épreuve a été subie à Prague, le 31 mai. Elle a été décisive : jamais troupe n’a connu triomphe plus éclatant. L’enthousiasme tenait du délire ». Après avoir noté la présence de Mme Osuská, l’épouse du ministre tchèque, le journaliste précisait « Tout ce que Prague compte de notoriétés politiques, artistiques, littéraires et mondaines était dans la salle qui regorgeait, pour le surplus, d’un public éclectique recruté dans toutes les classes de la société pragoise ». Quelques détails démontraient la réussite sans équivoque de la troupe française : « A la fin de chaque acte, ce furent des ovations interminables, […] le rideau se levant, se baissant, se relevant, se rebaissant jusqu’à dix-huit fois ». Enfin le chroniqueur tirait la leçon de l’expérience. « Il est hors de doute que cette tournée triomphale contribuera à accentuer le mouvement des échanges intellectuels et artistiques entre les deux pays. Déjà M. Georges Ricou (11) mit à profit son séjour pour entendre quelques pièces du répertoire tchèque. Plusieurs ont retenu plus spécialement son attention : ce sont, notamment, Le roi et le charbonnier, de Dvorak ; La Faute de Zich ; Jenufa de Leos Janacek » (12).
A travers l’exaltation du journaliste relatant l’enthousiasme du public tchèque, retenons l’espoir d’une création française de Jenůfa qui se confirma au cours de cette tournée, se précisa les années suivantes jusqu’à fixer l’année 1938 pour cette première. Jacques Rouché, arrêta la date du 28 octobre 1938 pour la création de Jenůfa. Les préparatifs allèrent bon train, semble-t-il. On retint finalement la traduction du livret d’André-Georges Block. Les interprètes engagés, en particulier Fanny Heldy (13) dans le rôle titre et Germaine Hoerner (14) dans celui de la sacristaine commencèrent à répéter leur rôle. On ne fit pas les choses à moitié en appelant ces deux vedettes pour les deux principaux rôles féminins. Deux très grandes soprani dont le succès sur la scène de l’Opéra de Paris (et ailleurs) ne se démentait pas, ce n’était pas de trop pour tenter d’assurer une fréquentation publique convenable à cet opéra. Fanny Heldy, effarouchée par le geste meurtrier qu’elle découvrit dans le livret, parla de renoncer à sa prise de rôle. Une collaboration étroite s’établit entre l’Opéra de Paris et celui de Brno qui se chargea de l’élaboration des costumes des protagonistes dont la touche finale devait incomber à Paris. On allait enfin découvrir cet ouvrage lyrique que les Tchèques mettaient en avant et qui jouissait d’un retentissement qui durait depuis une bonne dizaine d’années en Allemagne. C’était sans compter sur les difficultés entre Paris et Brno à s’accorder sur le prix des costumes et aussi sur les aléas tragiques de la politique allemande. En septembre 1938, suite aux accords de Munich, les armées allemandes envahissaient une partie de la Tchécoslovaquie et signaient, de ce fait, en plus de sa partition, la disparition provisoire du pays. « L’ardeur dans ces manifestations de l’amitié traditionnelle franco-tchécoslovaque » (15) saluée à Lyon lors de la venue de la Chorale des Institutrices de Prague, huit ans plus tôt, s’évanouit. La nouvelle situation politique, la trahison ressentie par de nombreux Tchèques suite à la signature française des accords de Munich mirent des freins quasi insurmontables à la poursuite des arrangements entre les deux maisons d’opéra. On annonça quand même «Le drame lyrique de Janacek sera monté à Paris dans des costumes spécialement envoyés de Prague» (16). Au printemps 1939, en urgence, de Brno, on chargea le chef Vilem Tausky de convoyer les malles contenant les costumes de Jenůfa, efficace façon de sauver le musicien d’un avenir très incertain dans son pays que ses racines juives n’auraient pas manqué de lui causer. On put croire un instant à un simple report de la création de Jenůfa. Il n’en fut rien. L’invasion complète de la Tchécoslovaquie en mars 1939 par les armées allemandes réduisit ce projet à néant et encore plus la déclaration de guerre alors que la création de l’opéra avait été repoussée à novembre 1939. Zdeněk Chalabala (17), le chef tchèque, avait été pressenti pour diriger cette première et Václav Jiřikovský, le directeur de l’Opéra de Brno, pour en assurer la mise en scène. Ce projet fut annulé. Jenůfa tomba dans les oubliettes et dut patienter jusqu’en 1962 pour prendre pied sur une scène française ! Encore une occasion française manquée pour la découverte de l’œuvre lyrique de Janáček.
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Fanny Heldy, future Jenůfa © Boris Lipnitzky/Roger-Viollet |
D’autant plus que la presse musicale pas plus que la presse hebdomadaire n’aborda jamais dans le détail les coulisses de cette création projetée. Les répétitions n’étaient-elles pas assez avancées pour qu’on laisse filtrer quelques détails, les décors restaient-ils au stade de l’ébauche pour qu’on ne puisse pas en parler avec suffisamment de précision ? On aurait pu, pourtant, éclairer les futurs spectateurs sur les protagonistes du drame, indiquer la trame de la pièce, mais rien ne vint préciser cette création, en dehors de quelques mentions telle celle-ci : « On a commencé à répéter Jenufa, drame lyrique de Leos Janacek, livret de Mme Sveiss, adaptation française de M. Muller, dont la première représentation sera donnée vers la fin du mois d’octobre » (18). On voit qu’on hésitait encore entre deux traducteurs, la direction de l’opéra se trouvant écartelé entre deux commandes contradictoires ou antagonistes (19). Si Le Ménestrel annonça que « la saison prochaine comportera les créations de deux œuvres lyriques nouvelles : Jénufa, trois actes de Mme Gab Preiss, musique de M. Janacek, et La Chartreuse de Parme d’Henri Sauguet » La Revue Musicale ne souffla mot de cette préparation avortée. On n’en trouva que quelques autres mentions, dont une dans Le Monde illustré sous la signature du compositeur Gustave Samazeuilh et l’autre dans un billet du Temps sous la plume éclairée d’Henry Bidou (20). Et si Jenůfa avait été chanté à Paris, au cours de la saison 1938-1939, cela aurait-il eu une incidence sur la reconnaissance française de Janáček ? Evidemment, impossible de répondre.
N’imaginons pas que l’on n’entendit jamais une note de l’opéra Jenůfa à cette époque. Mais il fallait se tourner du côté de la radio et non vers les salles de concert. En plus de la prestation privée en 1925 de Marie Calma-Vesela déjà mentionnée, Jenůfa effectua donc de nouvelles incursions en territoire français par le biais des ondes. La primauté en revint au Poste Parisien (21) qui, le 23 février 1930, à 21 heures transmit un « concert avec le concours d’artistes de l’Opéra et de l’Opéra-Comique » (22) au cours duquel une sélection de Jenůfa fut jouée avec des pièces symphoniques de Dvořák, Erlanger, Bizet et Boëllmann et des pièces pour piano de Brahms et Déodat de Séverac. La présentation des émissions de radio du jour ne dit rien de plus sur les morceaux joués de Jenůfa pas plus qu’elle ne renseigna sur les noms des interprètes. L’ouverture de l’opéra était-elle comprise dans cette sélection, la danse des conscrits également ? Nouvelles questions sans réponses. Sans que l’annonce de l’émission ne le précise, on peut estimer que les musiciens jouaient en petit ensemble et qu’ils utilisèrent probablement la partition de Bauer. (voir la note 25)
En 1932, le 5 novembre, Strasbourg PTT diffusa des extraits symphoniques de Jenůfa. Combien d’auditeurs reçurent-ils cette émission ? Le concert que diffusa Strasbourg eut-il lieu en public ? Autant de questions sans réponses. Deux parties composaient ce concert symphonique, la première présentait l’ouverture de Léonore et le Concerto en ré majeur de Beethoven joué par le violoniste M. Grégoire ; la deuxième titrée œuvres modernes proposait une ouverture de Schreker, Ekkehard, une suite d’orchestre de Boris Godounov, (que Moussorgsky n’avait pas composée, l’annonce n’indiquait pas qui en était l’auteur), des fragments symphoniques de Jenůfa et Don Juan de Richard Strauss. Il est dommage de ne pas connaître le chef d’orchestre qui dirigea ces extraits de Jenůfa. Quelques années plus tôt, sur les ondes d’une radio allemande - Stuttgart - une Fantaisie sur Jenůfa avait déjà été diffusée (23).
Une nouvelle diffusion de fragments symphoniques de Jenůfa sur les antennes de Strasbourg, relayée par la station de Lyon (24), eut lieu quelques jours plus tard, le 22 décembre 1932. L’orchestre de la station alsacienne, qui venait de passer de 15 à 36 musiciens, était alors dirigé par Maurice de Villers. Là encore, on ne sait pas si le public assista à cette émission. Ce concert était centré sur la musique lyrique avec Saint-Saëns (La Princesse jaune), Massenet (Don César, Werther) et Janáček. Un poème symphonique, Helvetia, d’Aristide Carlo Scassola, un compositeur bien oublié aujourd’hui, et une Marche roumaine de Louis Ganne complétaient le programme.
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Maurice de Villers, chef d'orchestre
la photo se trouve sur le site :
http://100ansderadio.free.fr/HistoiredelaRadio/Radio-Strasbourg-PTT/Strasbourg-PTT-1933.html
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De l’autre côté de la Méditerranée, à l’occasion de la commémoration du 83e anniversaire de Masaryk, le Président de la République de Tchécoslovaquie, Alger-PTT se distingua par un concert de musique tchèque le 6 mars 1933. On y entendit Foerster (Musique du soir), Suk (Elégie), Dvořák, (Polonaise) des chants et chœurs tchécoslovaques, sans plus de précision et des extraits de Jenůfa, qualifiés de fantaisie (25). S’agissait-il d’un concert en direct ou d’une diffusion de musique enregistrée ? On pourrait pencher pour la deuxième possibilité puisque le programme associait de la musique de chambre, de la musique chorale et de la musique symphonique, genres difficiles à organiser et à faire cohabiter au cours d’un même concert (26). D’autre part, l’orchestre de la station avait été mobilisé une heure auparavant pour l’exécution de la Symphonie Pastorale de Beethoven. L’émission de musique tchèque ne dura qu’une demi-heure, ce qui donne à penser que de Jenůfa, on n’entendit que quelques minutes de musique, probablement cinq à six minutes. Il fallait bien laisser un peu de temps pour l’allocution du consul de la république tchécoslovaque et pour les autres ouvrages musicaux.
Une nouvelle fois la station de Strasbourg récidiva en 1934, le 27 octobre avec de la musique tchèque illustrée par la présence de La Fiancée vendue de Smetana, l’ouverture sans doute, Dvořák, dont l’air (à la lune ?) de Rusalka des Chansons bohémiennes interprétées par Mme Guth-Quesnel, soprano et l’ouverture Carnaval, Krenek (27) et Jenůfa (28). On ne sait pas si Maurice de Villers tenait encore la baguette de chef. La radio de Strasbourg saisissait l’occasion de la Fête Nationale Tchécoslovaque pour proposer un échantillon de musique tchèque. La revue hebdomadaire qu’elle éditait annonçait la couleur en affichant sur sa couverture une photographie de jeunes tchécoslovaques en costume national qu’elle complétait à l’intérieur par un cliché d’un costume morave.
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Couverture de la revue Radio-Strasbourg - du 21 au 27 octobre 1934 |
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Page intérieure de cette revue |
C’est encore de Strasbourg que vint la cinquième diffusion de ces extraits de Jenůfa le15 décembre 1935. Dans un programme, de durée limitée (cinquante minutes), mêlant compositeurs tchèques et français, on entendit une ouverture de Smetana (il n’est pas certain qu’elle soit destinée à l’orchestre, mais peut-être au piano), la danse slave n° 6 de Dvořák, Fantaisie sur Jenůfa, une Polka bohémienne et un Furiant de Weinberger (29), pour la musique tchèque ; la musique française était représentée par une Suite funambulesque de Busser, Eau vivante de Fauré (mélodie extraite de La Chanson d’Eve) et une Romance pour violon et enfin une Danse des enfants d’Honegger. Comme souvent à cette époque, on associait musique symphonique et mélodie ou autre genre musical. Les impératifs de la radio obligeaient un minutage strict des ouvrages choisis. Plutôt que l’œuvre intégrale, on n‘hésitait donc pas à en retenir seulement des extraits, comme cette Danse des enfants qui provenait de la musique écrite pour accompagner le film d’Abel Gance, Napoléon. Quant à l’œuvre d’Henri Busser, elle était destinée à un petit orchestre qui correspondait à la taille de celui de la station de Strasbourg. Il n’est pas surprenant de noter que le chef qui dirigea ce concert n’était autre que celui qui assura la création française de Jenůfa en 1962, Ernest Bour. (30)
Même si toutes les annonces des émissions de radio ne le précisaient pas, on peut concevoir que les cinq incursions sur les ondes métropolitaines d’extraits de Jenůfa avaient toutes les chances de correspondre à cette Fantaisie sur Jenůfa (nommément citée pour les concerts strasbourgeois de 1934 et 1935) dont il n’était pas malaisé de se procurer la partition puisque la maison viennoise Universal, bien connue dans le monde musical, l’éditait. C’est donc dans cette vêture que Jenůfa se glissa par cinq fois sur des stations radio de France métropolitaine. Comme on le voit, cet article présente quelques évidences, mais contient aussi beaucoup d’incertitudes sur ces diffusions radiophoniques que de nouvelles recherches viendront peut-être lever.
On ne devrait pas être surpris de la présence à Strasbourg, à quatre reprises, d’extraits symphoniques de Jenůfa. Si, depuis la fin de la guerre de 14-18, la ville alsacienne pouvait regarder sans contrainte vers Paris, de l’autre côté du Rhin lui parvenaient des échos des succès de Jenůfa dans un grand nombre de villes allemandes. Dans un rayon proche des rives de l’Ill, les représentations à Heidelberg en 1928, à Mayence, en 1929, à Karlsruhe et à Kaiserslautern en 1930 avaient certainement suscité des interrogations en Alsace. Œuvre victorieuse d’un côté du Rhin, musique inconnue de l’autre côté, la curiosité fit pencher la balance vers quelques tentatives de diffusion de cet ouvrage lyrique. On présenta ainsi aux auditeurs des bribes de cet opéra célébré un peu partout en Allemagne sans que la greffe française prit plus que le temps d’une émission. L’émetteur strasbourgeois, très puissant, était perçu dans tout l’Hexagone et sur une partie de l’Allemagne si bien que les fragments de Jenůfa parvinrent sans peine du nord au sud et de l’est à l’ouest du territoire français, pouvant toucher des milliers d’auditeurs pour peu qu’ils soient branchés sur la longueur d’ondes de cette radio. En 1934, le nombre de récepteurs radio avait atteint 1 700 000 exemplaires triplant celui de l’année 1930. On peut considérer que 6 millions d’auditeurs environ profitaient des émissions de radio. Ce média décuplait la quantité d’auditeurs et, de cette façon, offrait une chance à des ouvrages peu joués dans des salles de concert de toucher un large public. Mais malgré ces quelques diffusions d’extraits de l’opéra sur cinq ans, les trois actes de Jenůfa restèrent inconnus pour un grand nombre d’auditeurs y compris de mélomanes.
Pour entendre en intégralité l’opéra de Janáček, un récepteur de qualité était indispensable pour capter les stations étrangères lointaines. En 1929, se brancher sur les stations de Varsovie et de Berlin amenait les trois actes de Jenůfa à son domicile, mais cela touchait très peu d’auditeurs. En 1933, 1934, 1936 et 1937, c’est de Prague et de Moravska-Ostrava (31), la ville où le compositeur décéda, que chantèrent les protagonistes de la pièce lyrique. Et au mois de juin 1936, on se connectait sur l’émetteur de Rome et sur celui de Milan si l’on voulait entendre cet opéra. Encore fallait-il avoir lu le livre récent de Daniel Muller pour connaître ce titre ou l’avoir repéré dans l’entrefilet d’un quotidien pour tenter d’assouvir sa soif de découverte. Avec à peine une diffusion par an, pour l’auditeur français il fallait aussi être très déterminé pour entrer en contact avec cette œuvre lyrique.
Lorsque la mobilisation générale fut décrétée en septembre 1939, repoussant aux calendes grecques la création de Jenůfa à Paris, malgré quelques notes égrenées par la radio dans la capitale et à Strasbourg par l’intermédiaire d’un arrangement de la partition originale, l’opéra symbole de Janáček demeurait dans les limbes de la connaissance pour la très grande majorité des mélomanes français. La patience restait de mise. Peut-être après la fin de la guerre, une chance de création surgirait-elle ? Ce sera l’objet d’une autre étude à venir.
Joseph Colomb - juillet 2015 (mise à jour, février 2016)
Merci à John Tyrrell pour la communication des lettres de Janacek (notes 2 et 5 ci-dessous), à Nigel Simeone pour ses renseignements sur Bauer et Morlák (note 25) et à Gabina Fárová pour ses informations sur le rôle de Miloš Šafránek dans le projet de la création française de Jenůfa.
Notes :
1. Titre original de Jenůfa.
2. Lettre de Janáček du 6 novembre 1918. Archives Janáček, Musée morave, Brno, B 1908.
3. Universal Edition édita la partition de Jenůfa dès 1918.
4. Pavla Osuská, soprano de l’Opéra de Prague où elle chanta dans Rusalka et Les Noces de Figaro, entre autres, avant de se marier avec l’ambassadeur Štefan Osuský, aida son mari au rapprochement culturel entre la France et la Tchécoslovaquie. Elle tint un rôle important dans la création française de La Fiancée vendue de Smetana en 1928.
5. Lettre de Janáček du 7 février 1920. Archives Janáček, Musée morave, Brno, A 5949.
6. La soprano Marie Calma-Vesela connut Janáček à Luhačovice en 1908. Au cours des années suivantes, elle réussit à convaincre les dirigeants de l’Opéra de Prague à monter Jenůfa. Voir l'article.
7. Il ne semble pas que Janáček se soit accroché à cette création française, aussi paradoxale que puisse être cette réaction de la part du compositeur qui s’était plutôt plaint jusqu’à ce moment-là du manque d’intérêt des milieux musicaux envers son œuvre. Pourquoi ? La traduction française du livret de Jenůfa n’avançait pas aussi vite qu’il l’aurait voulu et toute cette affaire lui prenait trop de temps au détriment de la composition de ses nouvelles œuvres. Il la laissa donc aller à son rythme.
8. Le travail de Miloš Šafránek ne se limita pas à son secteur d’intervention au sein de l’ambassade. Mélomane, il eut des contacts fréquents et étroits avec Bohuslav Martinů dont il devint le premier biographe. Il épousa la pianiste française Germaine Leroux qui joua de la musique tchèque avec autant de bonheur que la musique française et celle d’autres compositeurs comme Schumann.
9. Daniel Muller rédigea en 1930 le premier livre en français consacré à Janáček aux Editions Rieder. Il fut réédité en 1976. Auparavant, il participa à la traduction du livret de La Fiancée vendue de Smetana lors de sa création française en 1928. Pour l’exécution du Journal d’un disparu aux concerts du Triton, le 25 mars 1936 par José Trévi, Germaine Cernay et Germaine Leroux, c’est Daniel Muller qui se chargea de la traduction française du texte du Journal.
10. Le succès de La Fiancée vendue fut éclatant. Après la première le 28 octobre 1928, les représentations se succédèrent tout au long de l’hiver et même au cours de la saison 1929-1930.
11. Georges Ricou (1880 - X ) directeur de l’Opéra-Comique, metteur en scène
12. Le Journal des débats, 8 juin 1930.
13. Germaine Hoerner (1905 - 1972), soprano née à Strasbourg, cantatrice à l’Opéra de Paris de 1929 à 1955 où elle interpréta, entre autres, les héroïnes wagnériennes et verdiennes. Elle enseigna ensuite dans sa ville natale jusqu’à son décès.
14. Fanny Heldy (1888 - 1973) tint les premiers rôles à l’Opéra de Paris de 1920 jusqu’en 1938. Pourquoi demander à une soprano de cinquante ans d’incarner la jeune Jenůfa si ce n’est que son nom seul pouvait attirer des spectateurs que le titre d’un opéra inconnu aurait pu rebuter ?
15. Le maire de la ville, Edouard Herriot, accueillit les choristes par ces termes.
16. Le Matin en date du 28 décembre 1938.
17. Zdeněk Chalabala est né en Moravie en 1899. Il suivit des cours de composition avec Janáček lorsque son Ecole d’orgue de Brno devint Conservatoire de musique. A la fin des années 30, il dirigeait au Théâtre National de Prague aux cotés de Václav Talich.
18. Mme Sveiss n’est autre que Gabrielle Preissova dont certains journalistes français écorchaient la graphie. Cette graphie fautive fut reprise par le journal Ce soir du 16 octobre 1938. M. Muller est Daniel Muller, l’auteur de la première monographie française concernant Janáček, en 1930. Notule parue dans Le Temps du 20 septembre 1938.
19. Bernard Banoun a étudié la problématique de ces deux traductions. Voir sa contribution, pages 63 à 82, dans Leoš Janáček, création et culture européenne, actes du colloque international, Paris, Sorbonne, 3-5 avril 2008, L’Harmattan, 2011.
20. Henry Bidou consacra sa longue chronique à La Petite Renarde rusée. Voir ici.
21. Le Poste Parisien a été créé en 1924 par le directeur du journal quotidien Le Petit Parisien. En 1932, la radio s’installe sur les Champs-Elysées où elle dispose de studios et d’un grand auditorium. Cette même année, elle augmente fortement la puissance de son émetteur ce qui lui permet d’être entendue partout en France. Cette radio privée arrêtera ses émissions en 1940.
22. Le Matin du 23 février 1930.
23. Emission de radio en date du 22 décembre 1927.
24. Ce relais par la cité des Gaules agrandissait le cercle des auditeurs potentiels, ce qui n’était pas négligeable pour la musique de Janáček.
25. Une Fantaisie sur Jenůfa pour petit orchestre fut éditée par E. Bauer (pseudonyme de Bohuslav Leopold) chez Universal à Vienne en 1926, regroupant un certain nombre d’extraits musicaux de l’opéra. En 1918, Bohumír Morlák avait déjà réalisé, et édité chez Universal, une première Fantaisie sur des motifs de Jenůfa, destinée uniquement au piano, adaptation que Janáček avait approuvée.
26. Dans les années 1930, au cours d’un concert de musique symphonique, on n’hésitait pas, par exemple, à inclure quelques lieder chantés par une cantatrice accompagné par un pianiste. Lors de la création française des danses valaques par l’orchestre Pasdeloup, le 1er mars 1931, avant que l’orchestre ne termine le concert par l’exécution des Préludes de Liszt, Lotte Lehmann chanta quatre lieder de Brahms accompagnée par le seul piano d’Eugène Wagner.
27. Curieusement, Krenek, bien que né à Vienne, était inclus dans la liste des compositeurs tchèques. Il est vrai que du sang bohémien coulait dans ses veines. Son opéra Jonny spielt auf en 1927 lui ouvrit les portes du succès.
28. Avant 1939, un seul enregistrement existait. Une scène de l’acte 1 de Jenůfa chantée par la créatrice berlinoise de 1924, la soprano Zinaïda Jurjevskaja, sous la direction d’Erich Kleiber. La station strasbourgeoise pouvait diffuser cet enregistrement ou retransmettre un concert donné par son orchestre. Dans ce cas, il est probable que la Fantaisie sur Jenůfa refit surface.
29. Jaromír Weinberger (1896 - 1967), est un compositeur tchèque dont le premier opéra, Schwanda, le joueur de cornemuse connut un énorme succès en Europe et même aux USA au début des années 30. Il n’est pas impensable que la polka bohémienne et le furiant proviennent de cet opéra.
30. En effet, Ernest Bour, alors âgé de 22 ans, fut appelé à diriger l’orchestre de la radio de Strasbourg en 1935, tâche qu’il accomplit jusqu’en 1939. Après avoir travaillé à Mulhouse, de 1950 à 1964, il dirigea l’orchestre municipal de Strasbourg, assurant un certain nombre de créations de ses contemporains. Il fit donc une bonne partie de sa carrière musicale en Alsace avant de gagner Baden-Baden de l’autre côté du Rhin.
30. En effet, Ernest Bour, alors âgé de 22 ans, fut appelé à diriger l’orchestre de la radio de Strasbourg en 1935, tâche qu’il accomplit jusqu’en 1939. Après avoir travaillé à Mulhouse, de 1950 à 1964, il dirigea l’orchestre municipal de Strasbourg, assurant un certain nombre de créations de ses contemporains. Il fit donc une bonne partie de sa carrière musicale en Alsace avant de gagner Baden-Baden de l’autre côté du Rhin.
31. A Ostrava, Jaroslav Vogel dirigea l’orchestre et les chanteurs. Vogel écrivit en 1962 un beau volume consacré à Janáček. Malgré son ancienneté, on y trouve toujours des informations précieuses de la part d’un musicien qui connut le compositeur, estima sa musique et surtout, comprit pour l’essentiel son langage musical.
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