Lieux de vie et voyages de Dvořák 1873-1877 (8)
Huitième et dernière partie de l'étude du Dr David R. Beveridge sur les lieux de vie et voyages de Dvořák de 1873 à 1877.
1. Introduction
2. La vie des mariés avec la belle-famille
3. La vie de mariage dans le premier appartement du couple, "à l'étang" : la période la plus prolifique de Dvořák
4. La vie de mariage dans le premier appartement du couple, "à l'étang" : la période la plus prolifique de Dvořák (suite 1)
5. La vie de mariage dans le premier appartement du couple, "à l'étang" : la période la plus prolifique de Dvořák (suite 2)
6. Quitter « à l’étang » - pourquoi ?
7. Voyages depuis « l'étang » - Vienne - Lipník en 1876 - Excursions avec Janáček
8. Sychrov - Moravie en 1877 - Conclusion (ci-dessous)
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Lieux de vie et voyages de Dvořák pendant les premières années de son mariage (1873-1877) – sa plus période la plus prolifique (8)
par David R. Beveridge
Sychrov
Dès le début des années 1870, nous dit Kalenský, Dvořák fut invité à plusieurs reprises par le prince [Camille] Rohan dans sa majestueuse demeure de Sychrov, à 86 kilomètres au nord-est de Prague, près de Turnov ; invitations honorées par le compositeur (102). L'hypothèse, sans relever de l'impossible, reste fort peu probable. Nous savons que Dvořák séjourna bien plusieurs fois à Sychrov, où son ami proche Alois Göbl travaillait comme officiel de haut rang pour le Prince Rohan. Mais nous n'avons pas d'information sur d'éventuelles relations personnelles de Dvořák avec le prince ; c'était plus probablement Göbl qui l’invita. Et les sources autres que Kalenský n'apportent aucune preuve d'un tel voyage avant 1877. C'était à Sychrov, pour les Festivités de la Sainte Anne (26 juillet) de 1877, que Dvořák composa son Ave Maria pour voix basse et orgue, B. 68 ; il joua l'orgue lui-même pour la première audition avec la partie vocale chantée, soit par sa femme, soit par Göbl. Pour cette information, nous devons faire confiance à Otakar Šourek, qui a visiblement étudié le manuscrit aujourd'hui égaré. Nous possédons toujours les esquisses de Dvořák, datées du 23-34 juillet 1877, mais sans précision de lieu. (103)
Moravie en 1877
Et c'est ainsi que la section des femmes commença bientôt à répéter dans la villa des Neff. Trois jours avant l'académie les choses s'animaient dans notre maison. Une vingtaine de bons chanteurs nus rejoignirent ; Hynek et Antonín Babička vinrent tous deux, l'excellente basse Ignác Kouhout, le ferme baryton Emil Seidl, le pianiste Karel Kozánek, le violoniste Hlobil et le violoncelliste Peška. [...] La dernière répétition était dirigée par le maître Dvořák en personne (106), qui était venu à [ou vint renforcer la compagnie à] Lipník pour le repos et la relaxation.
Jamais nous n'avions chanté si glorieusement à Lipník. Même le maître Dvořák était satisfait de nous, aussi bien pour les répétitions que pendant l'académie, surtout envers le violoniste Hlobil, le violoncelliste Peška et le pianiste Karel Kozánek. Pendant l'académie fut jouée la Sérénade de Dvořák [pour cordes en mi majeur, B.52], qui venait d'être publiée [en mars 1877], et environ deux des duos de Dvořák furent chantés ; madame Neff et Hynek Babička chantèrent le duo bien connu de la Fiancée vendue – de Jeník and Mařenka (107) – et le reste consista en des chœurs pour femmes et pour hommes. Je ne sais plus ce qu’interprétèrent le violoniste et le violoncelliste.
L'académie s’acheva sur un succès, non seulement moral mais aussi financier. Nous avions notre gloire et ‘Radhošť’ son argent.En examinant les faits et gestes de Klvaňa cet été-là et en procédant par éliminations successives, Jan Racek en déduisit que Dvořák a dû se trouver à Lipník pendant la seconde moitié de juillet ou la première quinzaine d'août 1877. Un expert de l'histoire culturelle de Lipník consulté par Racek, Jaroslav Kanyza, affina par la suite l'estimation (on ignore sur quelles bases) pour cerner la première semaine d'août (108). Que Dvořák vînt à Lipník pour « repos et relaxation », comme le dit Klvaňa, signifie qu'il resta sur place plus qu'une ou deux journées.
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La villa Neff à Lipník nad Bečvou |
On se demande s'il demeura à cet endroit de Moravie jusqu'au 19 août 1877, quand nous le trouvons à une autre manifestation de la société Radhošť, organisée à Klášterní Hradisko, à deux kilomètres au nord du centre d'Olomouc et 25 kilomètres à l'ouest-nord ouest de Lipník. Si oui, alors il était en Moravie quand le 13 août, « à l’étang », l'appartement de Prague, sa fille de onze mois Růžena mourut.
Selon Šourek c'était l'événement du 19 août que Dvořák avait à l'esprit en écrivant sur sa propre copie manuscrite de l'autographe original pour son chœur a cappella Milenka travička (l'Amante empoisonneuse ), B.66/2, sur un texte d'une chanson populaire morave, l'annotation suivante :
J'ai entendu ce chœur en août 1877 à Olomouc en présence de [du grand compositeur morave Pavel] Křížkovský. (109)
Conclusion
C'est avec ce ou ces voyages de Dvořák en Moravie, pendant l'été 1877, que s'achève cette partie de sa vie où il logea « à l'étang », période que nous avons un peu élargie dans cet article.
Bientôt, après son retour d'Olomouc, il devait perdre son fils Otakar le 8 septembre, à la suite de la tragique disparition encore toute récente de sa fille Růžena. Puis, avant le 3 décembre de cette année, la famille maintenant sans enfants quittera « à l’étang » pour rejoindre sa dernière adresse permanente, dans la rue Žitná.
Cet article, en abordant l'environnement physique et humain dans lequel Dvořák vécu et composa jusqu'en 1877, complète deux précédentes études parues dans les derniers volumes de cette revue. Le lecteur de ces trois longs articles aura sans doute l'impression que nous avons défriché assez de terrain pour appréhender (au sens d'explorer) assez d'éléments biographiques et artistiques pour embrasser la vie entière d'un compositeur. Imaginons que Dvořák ait suivi ses enfants dans la tombe à ce moment de l'histoire (alors qu'il n'était plus âgé de Mozart que d'une seule année) : il nous aurait légué un corpus d’œuvres passionnant, avec au moins quelques chefs d'œuvres – assez en tout cas pour lui octroyer une place d'honneur définitive dans l'histoire de la musique, au répertoire de concert et dans nos cœurs – sans parler de l'aventure fascinante et complexe d'un artiste mûrissant lentement son art. Mais en réalité, tout cela n'était que la première moitié de l'histoire.
La lettre que Dvořák écrivit à Brahms le 3 décembre 1877, en nous donnant la première preuve de l'adresse du compositeur tchèque à la rue Žitná, pose un nouveau repère dans le développement de sa carrière : il écrivait après avoir entendu Eduard Hanslick dire que Brahms voulait recommander les Duos moraves à son propre éditeur, Simrock à Berlin. C’est en effet ce que fit Brahms. Cela provoqua l’envolée de la carrière de Dvořák à l'extérieur des pays tchèques. Bientôt elle devrait atteindre tout le monde musical, par-delà les frontières. Au début de 1878, Simrock demanda à Dvořák d'écrire les Danses slaves – et « le reste appartient à l'histoire ». Dans cette attente, le déménagement à la rue Žitná coïncida avec un retournement du sort favorable à Dvořák père de famille : ses trois premiers enfants, tous morts, furent suivis par six autres qui, tous, lui survécurent.
Ainsi le déménagement à la rue Žitná marqua le début d'une nouvelle phase de la vie de Dvořák, qui trancha radicalement avec celle qui l’a précédée. L'histoire de sa vie à cette nouvelle adresse – sans doute dans quatre appartements différents à la suite, dans le même immeuble – est en soit un sujet compliqué, tout comme les histoires de sa maison de campagne à Vysoká et ses séjours de plus en plus nombreux et étendus un peu partout, avant tout en Angleterre et aux USA. J'espère aborder tous ces sujets à une autre occasion.
Notes
Toutes les notes sont de l'auteur
(102) Kalenský (op. cit., note 15), p. 98 :
Jako počátkem let sedmdesátých kníže Rohan pozval nejednou Dvořáka k sobě, na Sychrov v Turnovsku, tak byl nyní mistr každého roku hostem svého hraběcího švakra.(103) Voir l'entrée B. 68 du catalogue de Burghauser. La partition autographe a disparu en 1958.
Otakar Šourek, Zivot a dílo Antonína Dvořáka, vol. 2, 3e éd. (Prague: Státní nakladatelství krásné literatury, hudby a umění), p. 60:
Několikerá účast při bohoslužbách v sychrovské zámecké kapli neobešla se ovšem bez několika zpěvních drobností, které tam Dvořák rychle načrtl pro svého hostitele a zčásti i pro svoji choť a jež tam pak byly za jeho varhanního doprovodu zpívány z téměř neoschlého ještě rukopisu. Tak již o mariánském svátku v roce 1877 napsal písně Ave Maria [...].(104) Au sujet de cette société voir František Táborský, ‘Jan Neff, český obchodník a Moravský buditel’ (Jan Neff, Homme d'Affaires Tchèque et Initiateur Culturel Morave), dans Jan Neff 1832-1932, Památce nezapomenutelného otce k stému výročí jeho narození věnují jeho synové Miloš a Vladimír (dédicacé par ses fils Miloš et Vladimír à leur père inoubliable pour le 100e anniversaire de sa naissance), Prague, 1932, pp. 53-54.
(105) Ma propre traduction d'après un passage des mémoires de Klvaňa, tel que cité dans Jan Racek, ‘Ant. Dvořák poprvé na Moravě. K stému výročí skladatelova narození 8. září.’ (Antonín Dvořák en Moravie Pour la Première Fois [en réalité, au moins pour la seconde fois, après sa visite à Lipník en 1876 comme nous l'avons vu]): Pour le Centième Anniversaire de la Naissance du Compositeur le 8 Septembre), Lidové noviny XXXXIX/456 (7 septembre 1941), p. 7, colonnes 2-3.
Racek désigne simplement le texte de Klvaňa sous le terme de ‘mémoires’ (paměti), sans donner plus d'éléments, sauf qu'elles furent déposées au musée de Bojkovice (tout à l'est de la Moravie, près de la frontière slovaque). Šourek dans Život a dílo Antonína Dvořáka, vol. 1, 3e éd., 1954 (op. cit., note 12), p. 306 utilise aussi le mot paměti, mais dit que ces mémoires se trouvent ailleurs, au musée de Kyjov (50 kilomètres est-sud-est de Brno), en donnant le numéro d'inventaire G 125. Je présume que ces mémoires sont les Náčrtky mého životopisu (Esquisses de ma Biographie) de Klvaňa, Kyjov 1910, auxquelles Taťána Martonová se réfère dans son article ‘Josef Klvaňa 1857-1919’ dans Sborník Muzejní občasník 1999, Hodonín, Masarykovo muzeum. Mme Martonová, employée du musée Vlastivědné de Kyjov, a écrit le 12 janvier 2011 à Klára Sládková, du Musée Dvořák de Prague, que le musée Kyjov possède une copie dactylographiée des mémoires de Klvaňa, et qu'il les a écrites avec l'aide de ses étudiants à la suite d'une attaque.
Voici l'intégralité du texte de Klvaňa cité par Racek, pour la manifestation de l'été 1877 à Lipník :
A skutečně se začalo u Neffů ve vile brzy cvičiti dámské oddělení. Tři dny před akademií bylo u nás doma živo. Přišlo k nám asi 20 dobrých pěvců, přišel Babička Hynek i Antonín, Ognác Kouhout, výborný basista, přišel Emil Seidl, pevný barytonista, Karel Kozánek, pianista, Hlobil, houslista, i Peška, čelista. Ubytováni byli, jak se dalo. Ve veliké světnici, světničce i na hůře, kde ráno kohout budil všechny hlasitým kokrháním. Karel Kozánek byl u své tetičky paní Konečné, která u nás bydlela. Poslední zkoušku řídil sám mistr Dvořák, který také do Lipníka přibyl na zotavenou.
Tak jsme slavně v Lipníku ještě nikdy nezpívali. Ostatně byl i mistr Dvořák s námi spokojen i při zkouškách i při akademii, zvláště s houslistou Hlobilem, čelistou Peškou a pianistou Karlem Kozánkem. Na akademii hrála se tenkráte Serenáda Dvořákova, nedávno vydaná, a zpívaly se také asi dva dvojzpěvy Dvořákovy, paní Neffová zpívala s Hynkem Babičkou známý dvojzpěv z Prodané nevěsty – Jeníka a Mařenky – a ostatek vyplnily dámské a pánské sbory. Co houslista a čelista hráli, již nevím.
Akademie dopadla skvĕle nejen morálně, ale i hmotně, měli jsme slávu a “Radhosť” peníze.
(106) Si, en disant que Dvořák ‘dirigea’ les répétitions, Klvaňa voulait dire qu'il a tenu le rôle de chef, et si Dvořák dirigea aussi le récital (ce qui est envisageable, bien que Klvaňa ne soit pas si clair dans son texte), alors il s'agit de la toute première apparition de Dvořák au poste de chef, dans l'état de nos connaissances.
(107) Le calendrier proposé par Burghauser dans son catalogue thématique, 2e éd. (1996), p. 571, indique - peut-être après une lecture trop hâtive de Klvaňa - que les duos de Dvořák furent chantés par Neffová et Hynek Babička. (à ma connaissance il n'existe pas d'autres sources sur ce sujet que le texte que nous avons cité, et dans lequel les interprètes des duos de Dvořák ne sont pas précisés.) Burghauser indique également qu'exactement deux duos furent joués, et qu'ils provenaient de l'Op.20 [B.50], je suppose parce que ce sont les seuls Duos Moraves qui font appel à une voix d'homme (Hynek Babička).
(108) Jan Racek, op. cit. (note 105).
(109) Tel que cité dans Šourek, Život a dílo Antonína Dvořáka, vol.1, 3e éd. (op. cit., note 12), pp. 306-07 :
Tento sbor jsem slyšel v srpnu 1877 v Olomouci u přítomnosti Křížkovského.Šourek fait aussi référence à une étude de Vladimír Gregor, ‘Neznámá činnost Pavla Křížkovského v Olomouci‘ (Les Activités Inconnues de Pavel Křížkovský à Olomouc‘), dans Slezský sborník, 1950, pp. 349ff.
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