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16 août 2015

Le faux hymne hussite de Balfe : de la chanson à boire à l'hymne patriotique

Le faux hymne hussite de Balfe : de la chanson à boire à l'hymne patriotique

Nous évoquons ici la curieuse destinée d'une chanson à boire écrite dans la première moitié du XXe siècle par le Tchèque Josef Theodor Krov, devenue au fil des circonstances hymne hussite, étendard patriotique polonais et hongrois ou... simple mélodie tzigane, ou prétendue telle. Rapide exploration de l'histoire insolite de cet air immortalisé par Balfe, Škroup et, surtout, Liszt.


Dans un article publié en 1895 aux Etats-Unis, Antonín Dvořák évoque l'art populaire dont devraient, selon lui, s'inspirer les compositeurs. Il déclare :
On peut aussi citer Balfe, l'Irlandais, comme ayant utilisé l'un de nos airs les plus nationaux, un chant hussite, dans son opéra Bohemian Girl. Mais comment il est parvenu à ce résultat, nul ne l'a encore expliqué.
Mais quel est donc cet air, parmi les "plus nationaux" des Tchèques, qu'aurait utilisé le compositeur irlandais Michael William Balfe (1808-1870) ? Une indication intéressante se trouve en note de bas de la page 6 du livre The music of Bohemia, de Ladislav Urban, publié à New York en 1919. (1) Cette note indique :
Le compositeur britannique Balfe, dans l'ouverture de son opéra The Bohemian Girl, s'est trompé en présentant un air populaire de Bohême (tchèque), pensant qu'il s'agissait d'une authentique mélodie tzigane. Voir le thème Allegro.
Balfe s'est donc fourvoyé en confondant bohémien - l'un des mots qui désignent les Tziganes - et habitant de la Bohême. Ce n'est certes pas le premier, ni hélas le dernier, à commettre pareille confusion. L'histoire de The Bohemian Girl, d'après un récit de Cervantès, se déroule en effet parmi les Tziganes et n'a pas de rapport avec la Tchéquie. (2) En guise de couleur locale, Balfe a identifié ce qu'il pensait être un air "bohémien", et en fait l'un des thèmes musicaux les plus marquants de son opéra à succès. Or, cette musique n'avait rien de tzigane et était en vérité typiquement tchèque.

La note citée plus haut nous indique que cet air est le thème Allegro de l'ouverture. On peut l'entendre ici, à partir de 2'10 :




Nous constatons avec surprise que ce thème Allegro reprend très exactement le Hussitenlied S.234 pour piano de Franz Liszt :



Voici donc une possible réponse à l'interrogation de Dvořák : où Balfe avait-il été dénicher une authentique mélodie tchèque ? Peut-être chez Liszt, en se fondant sur le titre du morceau : "Hymne hussite". L'opéra The Bohemian Girl est commencé en 1840, l'année même ou Franz Liszt écrit sa partition et va la jouer sous les vivats à Prague. Mais il est tout aussi possible que Liszt comme Balfe aient pioché, à peu près à la même époque, dans le même fonds de mélodies populaires.

La musique exploitée par Liszt est-elle pour autant un authentique hymne hussite du XVe siècle, comme il le pensait ? Le pianiste Leslie Howard, dans ses notes pour Hypérion (3), répond par la négative : "la mélodie est de Josef Thedor Krov (1797–1859)".

Howard ajoute :
Krov avait composé ce thème comme chanson à boire mais elle est très vite devenue un hymne patriotique hongrois. Liszt ne fut pas le seul à croire qu’il s’agissait d’un choral hussite et il composa cette excellente élaboration pour sa première tournée de concert à Prague en 1840 où il séduisit tous les cœurs.
Le compositeur tchèque Josef Theodor Krov, élève de Tomášek, était un fervent patriote. Il ne composa quasiment que de la musique vocale. Sa chanson à boire intitulée "Těšme se blahou nadějí" est écrite entre 1823 et 1825 sur des paroles de Václav Hanka (1791-1861) (4). On peut en écouter une interprétation ici (minute 40), dans un documentaire de la TV tchèque malheureusement non traduit.

"Těšme se blahou nadějí", Regardons l'avenir avec confiance, n'évoque pas seulement les joies de la boisson consommée en agréable compagnie. La chanson parle de la beauté des pays tchèques, magnifie la fidélité aux coutumes du bon vieux temps et s'achève par une prière à Saint Venceslas. Cette chanson reflète les préoccupations de son époque - l'émancipation de la nation tchèque et la célébration d'un passé plus ou moins mythique - et devait ainsi acquérir une immense popularité. Le succès fut tel qu'elle fut réimprimée à la sauvette sans que son auteur, Krov, ne soit mentionné ; et l'opinion publique la considéra dès lors comme une véritable mélodie hussite venue d'une époque lointaine.

Mais cette péripétie n'est pas la dernière. En 1831, l'on retrouve la chanson de Krov éditée par Schott, dans un arrangement pour voix, guitare et piano. Le titre a changé : "Polen wird für ewig Polen !", La Pologne sera toujours la Pologne !




Selon cette page de la Revue d'Ethnographie Tchécoslave (5), c'est la défaite polonaise à Ostrołęka (26 mai 1831) qui a inspiré cette nouvelle version, bientôt interdite par la censure d'état. Cela ne devait qu'être bénéfique à sa popularité exacerbée par la déroute de l'insurrection et la chute de Varsovie (l'événement inspire à Chopin l'écriture de son Étude révolutionnaire op.10 n°12 en ut mineur).

L'édition de Schott mentionne bien l'auteur de la musique, ici orthographié Krow. Le texte quant à lui, en tchèque et en allemand, est dû à un certain Workinsky. Sous ce nom l'on retrouve très vraisemblablement Krov lui-même : il est probable qu'après l'inversion des lettres de son patronyme, il a ajouté le suffixe "insky" pour donner une consonance polonaise au pseudonyme et échapper ainsi aux foudres du pouvoir. Cela, visiblement, n'a pas suffit : le compositeur doit s'exiler dès cette année 1831 à Amsterdam, d'où il rejoindra Londres. Il ne devait plus jamais revenir en Europe centrale.

Un autre nom étroitement lié à la musique de Krov est celui du compositeur František Škroup (1801-1862) qui choisit d'utiliser, en 1850, le vrai-faux air patriotique dans sa musique de scène pour Žižková smrt (la mort de Žižka) sur un texte de Josef Jiří Kolár (1812-1896). Jan Žižka était un héros des guerres hussites et c'est sans étonnement que nous retrouvons ce sujet au catalogue d'un compositeur si engagé dans la mouvance de la Renaissance nationale tchèque.

Curieux destin que celui de cette chanson à boire, devenue au gré des circonstances chant hussite, manifeste pro-polonais ou mélodie tzigane, tout en étant considérée, selon Leslie Howard, comme hymne patriotique hongrois. Cette musique à l'auteur identifié mais pourtant oublié de son vivant devait ainsi enflammer les mouvements nationaux de plusieurs peuples d'Europe centrale, subjuguer le public sous les doigts de Liszt et susciter un immense succès sur la scène lyrique à travers l'opéra The Bohemian Girl. Encore au XXe siècle, il illustre l'un des plus célèbres films de Laurel et Hardy inspiré par le chef d'oeuvre de Balfe. (2)

Liszt et Balfe, pensant utiliser un authentique air populaire, ont rendu à leur insu un magnifique hommage à Krov, compositeur arraché à sa terre et finalement disparu en 1859 dans la ville de Draguignan.


Alain CF, août 2015

Notes

(1) Czecoslovak Arts Club of New York City, 1919. L'ouvrage est disponible gratuitement en ligne :
https://archive.org/stream/musicofbohemia00urba#page/6/mode/2up

(2) Cet opéra est composé entre 1840 et 1843. Jules Massenet en dirige la première française, sous le titre La Bohémienne, à Rouen en 1862. Il jouit d'une grande vogue en pays anglo-saxons et son intrigue a été reprise dans un célèbre film de 1936 avec Laurel et Hardy. Balfe est dûment crédité de la musique au générique.

(3) Voir http://www.hyperion-records.co.uk/dw.asp?dc=W11397_GBAJY9478708

(4) Václav Hanka : célèbre éveilleur, poète, écrivain, traducteur, linguiste et... faussaire. Il est le probable "inventeur" du manuscrit de Dvůr Kralové, recueil de chansons prétendument du moyen-âge. Dvořák, en 1872, utilisera six de ces textes pour ses mélodies opus 7 (B. 30).

(5) http://tyfoza.no-ip.com/vestnik/html/knihy/vestnik14/texty/vest14-0055.htm

Sources et remerciements

  • Grove Dictionary of Music and Musicians, 2002
  • Les autres sources sont citées dans les liens présents dans l'article.






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