Janáček honoré par Boulez en 2003
Il y a presque 10 ans, dans un article intitulé Boulez et Janáček, j’avais terminé par ces deux paragraphes :
" Les vues de Boulez sur la musique de Janáček concordaient avec celles de Milan Kundera, sans qu’ils se soient concertés. Pierre Boulez se focalisa sur les œuvres de la dernière décennie de la vie du compositeur. Il marqua d’une empreinte particulière son interprétation de la Sinfonietta, du Capriccio et de la Messe glagolitique, ces trois ouvrages réunis dans un même concert parisien le 4 octobre 2003.
La seconde exécution de la Messe se coula dans l'écrin de la basilique de Saint-Denis lors du Festival habituel du mois de juin en 2009. Le verbe impérieux et précis de Boulez portait toujours haut et loin. Sa stature de compositeur, de chef, de théoricien en imposait dans le monde musical français. Toujours aussi tranchant, mais d'une manière un peu plus souple que dans les années 50, Boulez hissait Janáček sur un pavois. Après en avoir été écarté pendant longtemps, ce compositeur solitaire et non-conformiste entrait dans le panthéon des compositeurs du XXème siècle, désigné par le grand maître de la musique contemporaine. Boulez prouva en 2007 que cette position se justifiait. La production De la Maison des morts qu'il dirigea à Aix-en-Provence (et ailleurs en Europe) connut un retentissement considérable, encore renforcé par la sortie ultérieure du DVD."
Je reviens sur ce concert du 4 octobre 2003, parce que dans le numéro 280 du Monde de la Musique daté octobre 2003, Boulez s’était entretenu avec Georges Gad, un chroniqueur de la revue musicale. Ce dernier avait questionné Pierre Boulez sur le concert qu’il allait diriger au début de ce mois d’octobre « La rentrée 2003 vous ramène à l’Orchestre de Paris dans un programme consacré à Janáček, avec la Sinfonietta (1), le Capriccio (2) pour piano et instruments à vent et la Messe glagolitique (3). Est-ce nouveau pour vous ? »
Boulez répondit en évoquant les interprétations relativement fréquentes de la Sinfonietta au Lincoln Center new-yorkais, celle du Capriccio avec Alain Planès au piano et l’Ensemble Intercontemporain et enfin la Messe glagolitique avec l’orchestre symphonique de Chicago bien qu’il admettait « d’une manière générale, je n’ai pas beaucoup fréquenté Janáček ». Un peu plus loin, il confessait « réunir dans le même programme ces œuvres de Janáček, qui sont les trois qui m’intéressent le plus, sera effectivement nouveau pour moi. »
Ce qui plus important pour nous, c’est le regard porté par le compositeur et chef français sur Stravinsky et Janáček lorsqu’il rappelait qu’il avait dirigé dans un même concert la Symphonie de Psaumes de Stravinsky avec la Messe glagolitique de Janáček. Avec un sens de la formule sans qu’il la nuance vraiment, Boulez déclarait : « Janáček, le paysan brut, au bon sens du terme, avec sa langue slavone sacrée et ancienne » alors que Stravinsky était qualifié de « musicien éduqué [avec] son langage latin ». Finalement Boulez affirmait « Janáček est plus un intuitif qu’un compositeur professionnel ». Cette opinion correspondait aux mots utilisés par le monde musical tchécoslovaque durant des années pour qualifier Janáček avec, en plus, une condescendance voire un mépris plutôt marqué pour ce musicien qui était considéré par ses pairs comme un simple amateur.
Boulez n’avait peu changé dans son regard sur Janáček depuis mars 1979, moment où il confronta Alban Berg à Janáček à travers la Suite lyrique du premier à la « culture savante » au Journal d’un disparu du musicien morave à la « culture locale et particularisante ».
Pour un musicien français, comme pour tout autre musicien en formation, ne pas s’inscrire dans l’héritage de la savante tradition musicale française, ou allemande ou italienne, c’était pécher par légèreté.
Il est vrai que la formation musicale de Janáček ne puisa vraiment dans aucune de ces écoles. Il suivit les conseils que Pavel Křížkovský, son maître à Brno durant la fin de son enfance et son adolescence, lui prodigua. S’il fréquenta l’Ecole d’orgue de Prague pendant un an et demi en 1874/5, il s’inscrivit au conservatoire de Leipzig en 1879 qu’il quitta au bout de six mois pour rejoindre celui de Vienne où il pensait profiter de la science de ses professeurs. Mais il n’y resta encore moins longtemps que dans la ville allemande, déçu de ne pas trouver auprès de ces maitres germaniques et viennois ce qu’il cherchait. Pourtant il étudia avec application dans ces deux villes reconnues pour le sérieux et la profondeur de leur enseignement par maint compositeur qui y avait étudié.
Mais Janáček refusait cette tradition, sclérosante pour lui, raison pour laquelle ses études dans ces conservatoires renommés ne se traduisirent pas positivement pour lui. Pendant longtemps il chercha par lui-même un langage musical qui correspondrait à ses profondes aspirations. Il mit du temps et ses recherches ne débouchèrent qu’au moment de la composition de son opéra Jenůfa au tournant de 1900. A partir de là, il ne cessa de parfaire son langage musical si particulier, pourtant si efficace pour son expression aussi bien dans ses opéras, dans ses mélodies, sa musique symphonique, que dans sa musique de chambre.
Pierre Boulez © Jean Radel et Leoš Janáček montage photographique de l'auteur |
Nouveau retour en 2003 pour ce concert du 4 octobre. Ils sont rares les concerts qui se déroulent en trois temps comme celui que dirigea Pierre Boulez ce jour-là dans une durée exceptionnelle et centré tout aussi remarquablement sur un seul compositeur et lequel, Leoš Janáček ! si peu connu et par conséquent si peu mis en valeur dans notre pays jusqu’à ce début de XXIe siècle.
Premier temps, une conférence durant laquelle Pierre Boulez exposa comment il était entré en contact avec la musique de ce compositeur et par lesquelles de ses œuvres. Marc-André Dalbavie, jeune compositeur à l’époque n’eut pratiquement pas besoin de relancer Boulez dans son exposé. Parmi les œuvres du musicien morave qui l’avaient touché, Boulez cita La Petite Renarde rusée à la suite de la présentation de cet opéra par le Théâtre des Nations en 1957 (lien), le Journal d’un disparu dont il découvrit la partition en Grande Bretagne, les opéras L’Affaire Makropoulos et De la maison des morts ainsi que la Sinfonietta, pièce symphonique.
Deuxième temps, un avant-concert confié à de jeunes interprètes qui venaient tout juste de terminer leurs études au Conservatoire parisien. Un pianiste, David Fray qui joua la seule sonate pour piano écrite par Janáček dont la création française d’un seul de ses mouvements avait été assurée en 1926 par la pianiste Jane Mortier (4). Quatre instrumentistes à cordes regroupées dans le Quatuor féminin si bien nommé Alma (5) emmenées par le premier violon d’Ann-Estelle Médouze s’attachèrent aux Lettres intimes, deuxième quatuor du maître morave qu’il écrivit dans sa dernière année de vie en 1928. Cette ultime œuvre de musique de chambre de Janáček avait été donnée d’assez nombreuses fois par un ensemble à cordes tchèque qui avait honoré le compositeur en utilisant son nom de manière heureuse pour baptiser ce groupe de quatre cordes, le Quatuor Janáček. Lors de leurs tournées françaises, dès 1958, ses instrumentistes avaient révélé dans nombre de villes l’un et l’autre de ses deux quatuors dont évidemment les Lettres intimes (6).
Troisième temps, le concert symphonique proprement dit. Toujours centré sur Janáček et sur des partitions travaillées par le compositeur durant les années 1926 et 1927, le programme présentait la Sinfonietta datant de mars à mai 1926, pièce devenue l’une des œuvres les plus célèbres de son auteur, le Capriccio pour piano et 7 instruments à vent, d’octobre 1926, et l’étonnante Messe glagolitique (août 1926 - septembre 1927) (lien) mais était-ce vraiment une messe ou plutôt une fête païenne (une orgie aux dires de Ludvík Kundera) ? Pour sa Messe, Janáček refusa le latin pour les paroles ; il s’appuya sur l’ancêtre du langage tchèque, le slavon, refusant les langues actuelles de l’Europe centrale et bien mesurer ainsi d’où venait la langue tchécoslovaque moderne, d’une culture qui dura des centaines d’années. La langue « nouvelle » ne suscitait pas seule des questionnements. Et quelle musique ! Quel dynamisme, quel chant mélodieux, quelle effervescence, toutes ces qualités se succédant les unes aux autres. Ce compositeur tint à imprimer sa marque musicale dans cet ouvrage et quelle marque vivante. On sait que Janáček, comme beaucoup de personnages de son époque vécut sous l’influence des dogmes de la religion catholique, mais il s’en éloigna assez vite dans sa vie adulte jusqu’à ne plus mettre les pieds dans un édifice religieux. Comme il ne voulait rien composer suivant les canons habituels, il en administra une fois encore la démonstration dans cette Messe. Quant à son Capriccio, suivant en cela son Concertino antérieur d’une année, il en reprit apparemment les caractéristiques. Comme il ne répétait rarement les mêmes techniques d’une œuvre à une autre, il la réduisit à une main pour son piano. De même que Maurice Ravel dans son Concerto pour la main gauche, composé pour Paul Wittgenstein, pianiste autrichien amputé de son bras droit pendant la guerre de 1914 - 1918, le musicien tchèque répondit aux désirs d’un pianiste tchèque, Otakar Hollmann qui, lui aussi, avait perdu son bras droit pendant cette même guerre de 1914-1918, pour lui offrir un ouvrage qu’il pouvait exécuter. Si son orchestre demeurait condensé à un petit ensemble de sept instruments comme d’ailleurs celui de son Concertino récent, il utilisa uniquement des instruments à vent pour accompagner le piano du soliste. Enfin, les cinq mouvements de sa Sinfonietta que ses compatriotes au XXIe siècle élurent chef-d’œuvre (lien) démontrèrent là encore l’inventivité, la fécondité du crayon du compositeur sur les portées de son manuscrit. Dans son troisième mouvement, au moment où les trombones et les flûtes dialoguent, il n’hésita pas à exhorter les premiers à jouer dans un son grave profond, tandis que les flûtes évoluaient dans des sons aigus à la limite de la dissonance, poussant à leur extrémité les possibilités des instruments. S’il débuta sa Sinfonietta par une fanfare éclatante, il la reprit dans son mouvement final pour clore son œuvre avec le même éclat par lequel il l’avait lancé (7).
Un tel concert avec ses trois parties et les mêmes œuvres aurait-il été possible des années auparavant ? Sur ce site, j’ai souvent cherché à savoir par exemple à quel moment la musique de Janáček commença à s’imposer au monde musical français, interprètes et auditeurs. On me permettra de rappeler très succinctement quelques faits. A partir des années 1970, on pouvait compter une moyenne d’une dizaine de concerts annuels qui comprenaient au moins un ouvrage du compositeur morave. A partir de l’an 2000, cette moyenne se montait à plus de 70 concerts. On ne rechignait de moins en moins à inscrire son nom et une de ses pièces au programme. N’empêche, en 2003, malgré la notoriété du compositeur - chef d’orchestre, il fallait encore à Pierre Boulez de la détermination pour imposer un tel concert dans son déroulement et avec un tel contenu. Cet événement musical et son succès décerné par l’auditoire et la critique confirmait que Janáček avait quitté son purgatoire pour entrer de plein pied dans le paradis des compositeurs honorés. Pierre Boulez décernait ainsi au compositeur de Brno un hommage éloquent.
Joseph Colomb - décembre 2024
Compléments :
Pour pénétrer un peu plus dans la genèse et l’histoire des œuvres de Janáček citées dans cet article, on peut consulter les articles déjà mis en ligne sur ce site (suivre ci-dessous l’adresse qui suit chaque œuvre) :
La Petite Renarde rusée en France en 1957 :
https://musicabohemica.blogspot.com/2012/12/la-renarde-en-1957.html
Création française de la Messe glagolitique
https://musicabohemica.blogspot.com/2013/03/creation-francaise-de-la-messe.html
La Sinfonietta composition du siècle
https://musicabohemica.blogspot.com/2019/03/sinfonietta-composition-du-siecle.html
La Sinfonietta création française et son enracinement dans l’hexagone
https://musicabohemica.blogspot.com/2014/08/la-sinfonietta-en-france.html
Le Quatuor Janacek et ses tournées en France
https://musicabohemica.blogspot.com/2010/11/le-quatuor-janacek.html
Sonate 1.X.1905, sa création en Tchécoslovaquie
https://musicabohemica.blogspot.com/2012/09/sonate-pour-piano-1er-octobre-1905.html
Sonate 1.X.1905 et la France
https://musicabohemica.blogspot.com/2012/09/la-sonate-1905-et-la-france.html
Capriccio pour main gauche au piano en France
https://musicabohemica.blogspot.com/2022/01/janacek-concertino-capriccio.html
Notes de l'article :
1. Pierre Monteux créa la Sinfonietta le 24 mai 1929 à la salle Pleyel à Paris en dirigeant l’Orchestre symphonique de Paris.
2. Il semble qu’Otakar Hollmann - le pianiste blessé à la main droite (ou au bras droit) qui sollicita Janáček pour qu’il lui écrire une pièce pour la main gauche - ait joué Capriccio à Strasbourg en 1939 (je n’ai pas retrouvé la date précise). En 1960, le 23 mars à la radio française, Josef Páleniček interpréta le Capriccio sous la baguette de Serge Baudo. Une deuxième audition française et peut-être même la création du Capriccio ?
3. La Messe glagolitique fut créé en France le 7 novembre 1957 par Charles Bruck à la tête de solistes tchèques au Théâtre parisien des Champs-Elysées.
4. La création française de la Sonate I/X/1905 eut lieu par Jane Mortier le 10 avril 1926 dans la Salle des Agriculteurs à Paris ; seul le deuxième mouvement la mort fut interprété.
5. Le Quatuor Alma redonna les Lettres intimes au cours d’un concert parisien à la Halle Saint-Pierre le 23 novembre 2003.
6. Les Lettres intimes ne furent pas créés en France par le Quatuor Janáček (lien), mais par le Quatuor Smetana en décembre 1955 à Paris.
7. Si déchiffrer la langue anglaise ne vous rebute pas trop, la télévision tchèque proposa il y a trois ans une analyse de la Sinfonietta par le chef tchèque Marko Ivanovič à la tête d’un orchestre symphonique de jeunes instrumentistes. Ce chef et son partenaire dans cette démonstration, le musicologue Petr Kadlec, s’exprimaient en tchèque, mais leurs paroles étaient traduites en surimpression sur la vidéo en langage anglais. Une belle analyse de cet ouvrage riche en procédés musicaux très expressifs. lien sur Youtube La qualité de l’enregistrement sonore est relativement satisfaisante. Cette analyse avec l’appui de plusieurs extraits exécutés par cet orchestre symphonique de jeunes musiciens, ensemble dirigé par Marko Ivanovič, qui prit souvent la parole, avait lieu dans la salle pragoise (et mythique) du Rudolfinum.
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