Un court compagnonnage avec John Tyrrell
Lors de la découverte d’une œuvre musicale par tout un chacun, si l’une d’entre elles nous étreint particulièrement, il arrive assez souvent qu’un besoin impérieux s’empare de nous pour tenter de percer le mystère de sa création par son compositeur. Comment y parvenir ? Par l’écoute d’une émission radiophonique ou plus rarement télévisuelle et surtout par la lecture d’un livre consacré à cette œuvre ou plus généralement à son compositeur.
Dans mon adolescence, au cours de mes recherches d'ouvrages musicaux, lorsque de grandes œuvres commencèrent à constituer mon panthéon personnel, une Sinfonietta m’interpella fortement. Qui était donc ce Janáček que je rencontrais à ce moment ? Hélas bien peu de réponses me parvinrent du côté de la petite encyclopédie que je possédais, comme du côté de France Musique ou des librairies dans lesquelles je cherchais en vain un livre concernant ce compositeur tchèque. Dans les années 1990, après avoir trouvé enfin un volume, celui de Jaroslav Vogel (1), je mis la main sur deux publications de John Tyrrell, Kát’a Kabanová et Catalogue of the music and writings of Leos Janáček. Lorsque, en 2006, parut le premier volume de Janáček : Years of Life de John Tyrrell, je l’achetais immédiatement et sur ce site Musicabohemica je rendis compte de sa richesse documentaire et de sa façon d’envisager le compositeur, sans a priori, mais avec méthode.
C’est là que ma relation avec John Tyrrell débuta. Il lut cet article. Son éditeur m’offrit de recevoir le second volume lorsqu’il sortirait des presses, cadeau de son auteur. Je lui écrivais pour le remercier et le questionner sur trois sujets à propos desquels je m’interrogeais : la connexion entre Janáček et Moussorgsky, les rapports du compositeur avec la religion et avec l’engagement politique. Il m’expédia une longue réponse (trois bonnes pages), très détaillée avec de multiples références. Il me disait aussi que ce n’était pas souvent qu’il recevait de tels éloges d’un lecteur, à plus fortes raisons, d’un pays étranger et qu’il était toujours heureux de lire les impressions des lecteurs de ses livres, mais qu’ils se manifestaient rarement. A la fin de son courrier, il m’informait qu’il interviendrait au Colloque international qui se tiendrait à Paris en avril 2008. Une nouvelle raison de ne pas rater ce colloque. J’arrivais un peu en retard à la première séance. Dans cette assemblée aucun visage ne m’était connu en dehors de celui de Milan Slavický que j’avais rencontré l’année précédente lors des Journées Janáček à l’Opéra Bastille. A une interruption de séance, je compris que l’homme qui se trouvait en face de moi s’appelait John Tyrrell. Je me fis connaître. Et je n’ai pas oublié ce sourire généreux qui illumina son visage et la cordiale poignée de main qu’il m’adressa. Il me présenta en termes élogieux à Mark Audus et quelques autres musicologues. Heureusement qu’il comprenait la langue française, sinon notre conversation n’aurait pas présenté l’intérêt qu’elle prit. Nous nous sommes côtoyés durant ces trois journées et j’assistais à la communication de John Tyrrell sur "What went wrong with Makropoulos ?" (2). Lorsque je pris la parole lors de la table ronde finale, il était attentif. Nous nous séparâmes après nous être salués chaleureusement.
Revenu chez moi, je continuais de rédiger divers articles sur la vie et la musique de Janáček suite à mes recherches dans différentes bibliothèques et notamment à la Médiathèque Mahler à Paris. J’accumulais une documentation assez abondante sur le cheminement en France de la musique de Janáček tout au long du vingtième siècle. Des amis me suggérèrent de penser à rassembler les résultats de mes recherches pour en faire un livre. Par ailleurs, j’étais entré en contact avec la musicologue Daniela Langer, née en Tchécoslovaquie. En 2009, elle offrit aux mélomanes amoureux de la musique de Janáček un magnifique livre (3) en présentant un choix efficace dans la masse considérable de ses précieux écrits. Son livre brossait le portrait dynamique, sensible, vivant, actif de cet homme qui ne s'arrêtait jamais. Toujours en mouvement vers plus de vérité musicale.
Vers la fin de l’année 2013, alors que la rédaction de mon livre Janáček en France était presque terminée, je souhaitai comparer la réception de la musique de Janáček avec celle qui eut lieu en Grande Bretagne. Qui mieux que John Tyrrell pouvait embrasser un tel sujet ? C’est ainsi que je lui demandais, si son temps le lui permettait, s’il voulait bien écrire quelques lignes sur la réception de la musique de Janáček en Grande Bretagne à intégrer dans mon livre. Quelle ne fut pas mon heureuse surprise de recevoir immédiatement une réponse positive. Il me semblait improbable qu’il se souvienne de moi ; je me trompais. Quelques jours plus tard, il m’envoyait non pas seulement quelques lignes, mais un bel article qui occupa sept pages de ce volume. A plusieurs reprises, il s’enquit de l’évolution du processus d’édition de ce livre. Lorsqu’il sortit des presses, John Tyrrell regretta de ne pouvoir assister à sa présentation, le 4 octobre 2014, au Centre tchèque à Paris, étant retenu à Vienne chez Universal pour la mise au point de la partition originale de La Maison des morts qu’il avait entreprise avec Charles Mackerras (lien) et qu’il assurait seul depuis la mort du chef d’orchestre.
Après avoir reçu mon livre, il m’écrivit sans tarder pour signifier «What is excellent about your beautiful book - quite apart from tracking down all those performances and reviews - is the fact that you are able to place the reception of Janáček in France into a much wider context so one compare it to the reception of other contemporary composers and the awareness of other Czech composers. I can’t imagine that the subject could ever be treated with more thoroughness and more understanding» et ajoutait ce qui me fit chaud au cœur venant de la part d’un musicologue de si haut niveau «I send my warmest wishes and thank you for your friendship, which I greatly value». Alors qu’il écrivait les notices pour les enregistrements de certaines œuvres de Janáček dirigées par Edward Gartner pour Chandos, alors qu’il préparait les chapitres de son premier volume Years of a life pour une traduction en tchèque, il trouvait le temps de répondre à mes questions à propos de la Fantaisie sur Jenůfa diffusée plusieurs fois par Radio Strasbourg au début des années 1930. Comme il avouait son manque de compétences à ce sujet, manifestant une rare honnêteté de chercheur, il contacta son ami le musicologue Nigel Simeone qui m’apporta des précisions bienvenues. Puisqu’il savait que j’avais entrepris la rédaction d’un article sur les tentatives de représenter Jenůfa en France du vivant de Janáček, il m’expédia la traduction de deux lettres du compositeur aux Editions Universal conservées à Brno, lettres qui démontraient, à cette époque, la volonté du compositeur d’essayer de percer en France. Cet homme qui possédait une très vaste documentation sur Janáček ne la gardait pas égoïstement pour lui, et en dehors des communications publiques, en faisait profiter d’autres personnes dont il comprenait qu’elles étaient sensibles à la musique du compositeur. C’est ainsi qu’il agit avec moi alors qu’il m’était impossible de traduire les originaux dans les archives à Brno ou ailleurs en Moravie. Je ne lisais pas la langue tchèque tandis que John Tyrrell l’avait apprise pour mener à bien ses investigations musicales. Je dois dire que je ne comprenais pas pourquoi un musicologue de cette envergure consentait à m’envoyer de longues pages à moi, simple mélomane, qui ne pouvait lui apporter que des miettes en échange. En fait, je n’avais pas saisi tout se suite ses qualités humaines. John Tyrrell, en tant que professeur d’université et musicologue d’une telle notoriété, était très différent des quelques universitaires que j’avais entrevus. Il partageait avec d’autres personnes mélomanes et non spécialistes alors qu’un grand nombre de ces professeurs (4) gardaient jalousement leurs documents et leurs analyses en dehors de ceux qu’ils confiaient à leurs écrits publics. Mais, en fait, je n’aurais pas dû être surpris puisque la musicologue Daniela Langer avait pratiqué de la même belle manière avec moi, me faisant profiter de ses connaissances très précises de Janáček et de sa musique. Plusieurs fois, elle m’offrit une de ses traductions les plus fidèles possibles des feuilletons du compositeur, traductions mises en ligne sur le site Musicabohemica.
Au cours de la préparation de son livre à propos de Charles Mackerras avec qui il avait travaillé depuis longtemps, il me demanda des informations sur les concerts que le chef britannique avait dirigé en France et au cours desquels il avait interprété des œuvres de Janáček. Je lui transmis une courte liste. Lorsque parut son livre consacré à Charles Mackerras qu’il avait rédigé avec Nigel Simeone, Tyrrell me l’offrit généreusement. Il n’oublia pas d’y ajouter une dédicace. Et ses remerciements en réponse à ma chronique publiée sur Musicabohemica me surprirent plus qu'agréablement une nouvelle fois.
Il était curieux de savoir comment j’avais connu la musique de Janáček. Suite à ma réponse, il m’expliqua comment il était venu à la rencontre de cette musique. Evidemment, ses séjours en Tchécoslovaquie lui fournirent des clés pour comprendre finement le processus créateur du compositeur. Et les plongées dans les archives musicales consolidèrent ses premières analyses. Il acquit une maîtrise du langage musical du compositeur le plaçant au premier rang des musicologues qui l’étudiaient.
Il eut sa part de soucis lorsqu’il m’annonça sa chute de vélo, la veille de Noël 2015 et sa luxation d’un bras qui s’ensuivit. Mais il continua à travailler à son adaptation de Years of a life pour l’édition tchèque. Et, en début 2016, il participa à des conférences que quelques-uns de ses anciens élèves organisèrent à propos de Pavel Haas, sa présence apportant une caution sérieuse à ce colloque. John Tyrrell me fit profiter des quelques thèmes apparus au cours de cette journée d’étude, par exemple une certaine similitude d’extraits du Quatuor n° 2 de Haas avec le deuxième quatuor de Janáček. Et il sollicitait mon avis !
Au cours de l’année 2016, il m’entretint du chauvinisme qu’il avait rencontré autrefois de la part de musicologues tchèques qui ne pouvaient pas imaginer qu’un étranger à leur propre culture puisse comprendre Janáček et sa musique aussi bien qu’eux. Pourtant, John Tyrrell depuis son premier séjour en Tchécoslovaquie en 1966-1967 parlait la langue tchèque et s’était plongé à de nombreuses reprises dans les archives moraves. Par ailleurs il avait entretenu des discussions avec d’assez nombreux musicologues moraves et tchèques. Mais lui avait-on fait remarquer - avec plus ou moins de malice et/ou de mauvaise foi - qu’il ne pouvait pas comprendre l’âme des habitants de ce pays d’Europe centrale puisque sa grand-mère n’avait pas pu lui raconter, quand il était enfant, les légendes et contes de ces pays. Curieuse manière de tenter de le décourager à poursuivre ses investigations ! Heureusement, dans la génération des jeunes musicologues tchèques, cette attitude n’avait plus cours.
La traduction tchèque des deux volumes de Janáček,Years of a life de John Tyrrell |
Il m’entretint de l’avancée de la traduction en tchèque de son livre Janáček : Years of a life, The lonely blackbird et de l’enthousiasme de son traducteur tchèque. En dehors de la musique de Janáček, nous parlions de nos proches, sa sœur aînée et mon épouse qui toutes deux étaient atteintes d’une même maladie. Le fait de partager ces soucis nous rapprochait un peu plus. Au début de l’année, il me fit généreusement cadeau de deux de ses livres que je ne possédais pas : Czech Opera et My Life with Janáček, chacun d’eux avec une dédicace bien particulière.
dédicace de John Tyrrell (My life with Janáček) |
Eric Baude - le créateur du site Musicabohemica que vous, lecteur, lisez actuellement - et John Tyrrell se rencontrèrent à Brno, ville de Janáček, et les deux m’ont dit qu’ils avaient été enchantés de leur conversation. Lors de l’une de nos discussions épistolaires à propos de la manière dont la musique de Janáček avait été reçue dans son pays à l’époque communiste, je lui avais fait parvenir l’étude (5) qu’avait réalisée Daniela Langer, incluse dans le tome 1 de Jean-Jacques Nattiez Musiques - Une encyclopédie pour le XXIe siècle (Actes Sud). Il avait manifesté l’intention de lire le volume que Daniela Langer avait édité en 2009 chez Fayard, Ecrits choisis, traduits et présentés (lien). D’autre part, comme j’avais adoré la mise en scène de André Engel de La Petite Renarde rusée à l’Opéra Bastille en 2008 et lui en avais parlé, sur sa demande, je lui avais expédié un exemplaire du DVD de cette production.
La relecture des épreuves de l’opéra De la Maison des morts (600 pages de partition) lui prenait beaucoup de temps. Il m’avait pourtant annoncé la création de l’opéra dans cette nouvelle version qui enlevait les modifications apportées à la partition de Janáček par deux de ses anciens élèves, Osvald Chlubna et Břetislav Bakala. Elle eut lieu à Cardiff le 8 octobre 2017 sous la direction de Tomas Hanuš. Il m’écrivit son bonheur de voir et surtout d’entendre cette œuvre pour laquelle, à la suite de sa collaboration avec Charles Mackerras, il avait tant travaillé.
Malheureusement, à partir de juin 2018, nos échanges tournèrent autour de l’état de santé inquiétant de John, assujetti à une chimiothérapie fatigante qui le ralentit dans son activité. «My bad news», comme il intitulait son message allait changer d’orientation nos échanges. Il n’était quasiment plus question de musique, mais plutôt de santé. Et pourtant… Pour tenter de le distraire, je lui racontais le plaisir que j’avais pris aux concerts de musique de chambre dans un festival tenu dans un beau village, Saint-Victor sur Loire, au-dessus des rives formées par un barrage sur la Loire. Des extraits de la juvénile Suite pour cordes de Janáček avait été donnés par de magnifiques interprètes. Dans sa réponse, il m’exposait le programme thérapeutique auquel il allait être soumis dans les derniers jours de septembre. Cependant, il m’encourageait à conclure mon étude de la tournée française en 1929 du pédagogue tchèque František Bakule (6) dont il n’avait pas rencontré le nom au cours de ses recherches et surtout m’informait de l’existence de lettres prouvant que la rencontre entre Janáček et Marc Pincherle avait eu lieu en 1924 et non en 1925 comme indiqué dans mon livre Janáček en France.
Son dernier message date du 24 septembre 2018. La veille de son opération, Tyrrell tenait à m’expédier les deux documents suivants, dernier cadeau avant sa disparition : une invitation de l’Alliance française de Brno à Janáček et une lettre du compositeur à Emil Axman, courriers traduits du tchèque en anglais par John. Ces documents indiquaient clairement que Janáček rencontra le jeune musicologue français Marc Pincherle (7) en octobre 1924. Si Jim Friedman, son compagnon, nous donnait le 26 septembre des nouvelles encourageantes de John après l’intervention chirurgicale qu’il avait subie, hélas, le 4 octobre il apprenait à tous ses amis l’issue fatale. John était décédé. C’était une perte immense qui me plongea dans la sidération.
L’ensemble des livres écrits par John Tyrrell a-t-il influé sur la qualité de la réception de sa musique en France ? Certainement très peu puisqu’aucun éditeur n’a proposé une traduction de l’un ou plusieurs de ses volumes. Pour en prendre connaissance, il fallait se rendre dans certaines bibliothèques, par exemple la Médiathèque Mahler à Paris ou la BNF. Mais au Conservatoire National de la Musique et de la Danse à Lyon, si on trouve dans la bibliothèque quatre livres de John Tyrrell dont le Catalogue de la musique de Janáček, inutile d’y chercher les deux volumes de Years of a life, pas plus les Lettres à Kamila, ils n’y sont pas. Le Conservatoire National parisien est mieux pourvu sans pour autant proposer l’ensemble de ses volumes. Les bibliothèques municipales et universitaires de grandes villes (Strasbourg, Lyon, Bordeaux, Nice etc.) en présentent quelquefois un, deux ou trois et parfois se concentrent uniquement sur le Grove dictionary of music and musicians où l’on retrouve la plume de John Tyrrell en plus de son poste d’éditeur scientifique. Même si l’on arrive à sortir un de ses livres des rayons, encore faut-il maîtriser plutôt bien la langue de Shakespeare pour en goûter la science.
Par contre, il est plus facile de rencontrer traduite en français la prose précise de John Tyrrell sur certaines pochettes d’enregistrements sonores (par exemple, les trois CD récents édités par Chandos qui mettent en avant les œuvres symphoniques de Janáček dirigées par Edward Gardner et les opéras dirigés par Charles Mackerras pour Decca dans les années 1980). Parfois des maisons d’opéra françaises s’adressèrent à John pour qu’il leur livre ses réflexions et ses investigations. Ainsi, lors de la représentation de Jenůfa à l’Opéra de Lyon en 2005, on reprit des extraits du livret de l’enregistrement de Jenůfa par Charles Mackerras en 1983 pour les intégrer à la brochure lyonnaise. L’Opéra de la capitale des Gaules fonctionna de la même manière pour la brochure éditée lors des représentations de L’Affaire Makropoulos en insérant un texte de John Tyrrell puisé dans la notice accompagnant l’enregistrement de Mackerras du même opéra en 1991. Et il en fut encore de même pour les représentations de 2013 de La Petite Renarde rusée. Très récemment, pour De la Maison des morts en janvier 2019, l’Opéra de Lyon pêcha un certain nombre d’extraits dans le texte de présentation que John Tyrrell avait rédigé pour la représentation de l’œuvre au Royal House de Londres dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, contestée par plusieurs commentateurs.
Aurais-je eu la même vision de la musique de Janáček acquise peu à peu, si je n’avais pas rencontré les études de John Tyrrell de même que celles de Nigel Simeone ? Aurais-je pu comprendre au moins partiellement le cheminement du compositeur pour acquérir son langage sans l’examen approfondi que fournit le musicologue britannique ? Probablement pas. Certes, je ne suis pas redevable uniquement à John Tyrrell. Une autre musicologue, correspondante et amie, Daniela Langer, m’a apporté énormément à travers son livre Ecrits de Janacek que j’ai évoqué plus haut, et en plus à travers toutes les discussions que nous avons eues. John Tyrrell avec sa science, son souci de confronter les sources, sa rigueur scientifique, son amour de cette musique, son goût de partager ses découvertes avec d’autres personnes, y compris de simples mélomanes comme moi, m’a permis aussi de mieux saisir la complexité de l’homme Janáček et la richesse de sa musique.
La musicologie française ne s’est pas trop intéressée à Janáček. Pourtant, dès 1930, Daniel Muller (8) avait rédigé un premier livre où il considérait Jenůfa comme l’œuvre essentielle du compositeur. Un cahier d’une soixantaine de photographies, dont la plupart étaient inédites à l’époque, complétait le volume. Mais ensuite, rien ou quasiment rien. On attendit 1980 pour découvrir un deuxième livre, celui de Guy Erismann. Cependant malgré ses 300 pages, la vision de Janáček que cet auteur retient s’avère tout à la fois partielle, faussée et souvent partiale. Sa fréquentation du temps du communisme d’un certain nombre de personnalités tchèques, plutôt bien en cour auprès des autorités politiques et culturelles, incline à penser qu’il calquait plus ou moins ses écrits sur les dires de ses interlocuteurs. On s’éloignait de l’étude scrupuleuse du sujet pour tomber dans une interprétation abusive dictée par l’idéologie dominante de cette époque dans laquelle les thèses déjà anciennes de Nejedlý régnaient encore. Dans l’édition française, il fallait se tourner vers quelques livres de Milan Kundera (9) pour entrer en contact avec un portrait du compositeur plus près de la vérité. Deux petits livres en 2004 dus aux plumes de Patrice Royer et Jérémie Rousseau réussissaient à synthétiser le génie du compositeur dans le cadre étroit qui leur était imparti, mais ne permettaient pas d’entrer complètement dans la complexité du langage du musicien. Enfin en 2009, vint Daniela Langer qui apporta la réalité des écrits du compositeur lui-même qu’elle prit soin de situer dans un contexte qu’elle connaissait bien de par sa naissance en Tchécoslovaquie et les nombreuses études musicales qu’elle a menées. Sauf si j’excepte les travaux de Daniela Langer, en France, au niveau de la recherche musicologique à propos de Janáček et des éditions le concernant, rien de comparable n’existe face à l’édition britannique où John Tyrrell occupe une place centrale et éminente.
John Tyrrell, un immense musicologue, d’une honnêteté et d’une rigueur scientifique sans pareilles, s’en est allé en 2018, et moi j’ai perdu un ami à la fois lointain par la distance kilométrique et si proche par la chaleur des échanges, un ami dont la bienveillance et la gentillesse m’ont honoré tout au long de ces dernières années.
Pour connaître les travaux de ce précieux musicologue, suivre ce lien.
Joseph Colomb - juillet 2023
Notes :
1. Jaroslav Vogel, Janáček a biography, Artia, Prague 1962 dans une traduction de Geraldine Thomsen-Muchová, édition anglaise révisée en 1981 (avec un avant-propos de Sir Charles Mackerras)
2. Depuis le colloque, les actes de cette manifestation ont été publiés dans la langue originale de chacun des intervenants, avec un résumé en français. Editions L’Harmattan, 2012.
3. Daniela Langer, Janáček Ecrits choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, 2009.
4. A contrario, je n’ai pas oublié le dévouement dont fit preuve la musicologue nantaise Michèle Bourhis qui entreprit sur le champ et aimablement des recherches dans la presse locale sur la présence de la musique tchèque, dont Janáček, dans les concerts donnés à Nantes et dans ses environs au cours de la décennie 1930. Et que tout aussi aimablement elle me communiqua les résultats.
5. John Tyrrell a vécu une année en Tchécoslovaquie et y a séjourné à de nombreuses reprises par la suite. Il me disait qu’il était sur la même longueur d’ondes que Daniela Langer dans son analyse des travaux de la plupart des musicologues tchèques qui obéissaient de bon ou de mauvais gré aux directives des autorités politiques.
6. Plusieurs articles traitent de ce pédagogue tchèque dans le premier quart du XXe siècle. Suivre le lien : http://musicabohemica.blogspot.com/2018/08/chorale-bakule.html
7. Grâce aux documents transmis aimablement par John Tyrrell, chacun peut suivre cette rencontre : http://musicabohemica.blogspot.com/2018/10/rencontre-franco-tchecoslovaque-1924.html
8. Daniel Muller, Janáček, Editions Rieder, Paris, 1930. Voir mon article
9. Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993, (la septième partie : Le mal-aimé de la famille).
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