1928, décès de Janáček,
un article nécrologique : du vrai et du faux
1928. L’expression « Fake news » n’appartenait pas encore au vocabulaire courant à cette époque en Europe. Si elle avait eu déjà cours, on aurait pu l’employer assez souvent à propos d’articles journalistiques qui concernaient Janáček !
Quand on ne sait rien ou si peu sur Janáček et sa musique et qu’on se targue d’informer ses lecteurs, comment s’y prend-on ? L’article intitulé Lettre de Prague dans le numéro 2319 des Annales en date du 1er octobre 1928 en page 337 pourrait répondre à cette question.
La revue sur laquelle le vrai et le faux cohabitent dans l'article nécrologique sur Janáček |
Croyant sans doute bien faire, F. de Méans donne pourtant partiellement dans la désinformation. Il voulait saluer la disparition de Leoš Janáček le 12 août de cette même année. Intention louable, mais parasitée par de nombreuses erreurs. Qu’on en juge.
Première approximation :
On le tenait en Allemagne pour l'un des plus grands musiciens de notre temps […] seul de tous les écrivains, artistes ou savants tchécoslovaques, à l'exception de Safarik, Leoš Janáček fut membre de l'Académie de Prusse (en février 1927).
Un peu d’exagération tout de même. Certes Jenůfa connut beaucoup de succès dans les maisons d’opéra allemandes, opéra monté dans plus de quarante maisons d’opéra de 1918 jusqu’à 1928, mais les opéras Kát'a Kabanová et La Petite Renarde rusée n’ont figuré qu’une seule fois chacun sur les scènes allemandes sans parler de L’Affaire Makropoulos dont la « première » allemande n’intervint qu’en février 1929, tout juste deux ans après la création à Prague. Erich Kleiber et Otto Klemperer, ces deux chefs aidèrent Janáček à se faire connaître en Allemagne, Klemperer en assurant la création allemande de Jenůfa en 1918 et celle de Kát'a Kabanová à Cologne en 1922 alors que Kleiber dirigea Jenůfa à Berlin en 1924 en présence du compositeur signant la reconnaissance éclatante du compositeur morave par le monde musical germanique.
Erreur manifeste :
il est célèbre dans la plupart des pays d'Europe où fleurit l'art musical : à Vienne et à Budapest, toutes ses oeuvres ont été jouées, elles y ont connu des succès triomphaux.
Jenůfa n’a été créé à Budapest qu’en 1974. On voit mal, dans ces conditions, comment cet opéra a pu connaître un succès triomphal dans les années 1920 ! Et Vienne n’a connu qu’une production de cette même Jenůfa en 1918 et aucune reprise jusqu’à 1928 alors que la capitale autrichienne ignora Kát'a Kabanová, La Petite Renarde rusée et L’Affaire Makropoulos de même que De la Maison des Morts. Dans ces conditions, peut-on s’autoriser à déclarer triomphal le seul succès de l’unique production viennoise d’un opéra de Janáček jusqu’à la date de rédaction de cet article des Annales ?
Autre grosse erreur :
A Londres, où il a fait de nombreux séjours, ses admirateurs sont légion.
Janáček n’a pourtant effectué qu’un seul et unique séjour en mai 1826 à Londres. Et si Rosa Newmarch n'avait pas insisté auprès de lui et organisé ce séjour de a à z, les pas de Janáček l'auraient-ils conduit sur les bords de la Tamise ? On ne peut pas affirmer que les quelques dizaines d’admirateurs anglais qui se sont déclarés auraient pu former une légion !
Imprécision imputable à des sources incertaines :
Quant à l'Amérique, elle s'enorgueillit d'avoir conféré à son opéra Jenůfa, il y a une dizaine d'années, le prestige d'un des plus grands « évents » musicaux de l’époque.
Jenůfa fut monté au Metropolitan Opera (1) de New York le 6 décembre 1924, (moins de 4 ans avant la chronique de F. de Méans) sous la direction d’Arthur Bodansky. L’opéra se déroula devant une salle comble et « extraordinairement enthousiaste ». Le public s’extasia de la prestation de la soprano Maria Jeritza, la créatrice du rôle-titre à l’Opéra de Vienne en 1918. Cependant, le journaliste Lawrence Gillman dans le New York Herald Tribune fit part de ses réserves « La musique de Janáček manque de distinction. C’est une chose amorphe, conçue et inventée librement. En l’entendant une fois, on ne souhaite pas l’entendre à nouveau. (2)» reprenant les griefs ou incompréhensions des chroniqueurs pragois lors de la création de cet opéra à Brno en 1904. Succès public, oui, cependant les réserves importantes du journaliste n’encouragèrent pas ses lecteurs à pousser les portes du Met pour assister à une prochaine représentation de Jenůfa. Par conséquent, Janáček gagna peu de nouveaux soutiens.
Exagération imprudente :
Tout langage, celui des hommes, sans doute, mais aussi celui des bêtes, lui était charme et richesse.
On pourrait presque accepter cette affirmation. Par contre, lorsque le journaliste aborde La Petite renarde rusée qu’on appelait Le Rusé renard, titre victime d’une erreur de traduction, si le chroniqueur avait assisté à une représentation de cet opéra il aurait pu corriger lui-même ce titre tant il est manifeste que l’héroïne de l’histoire est, sans conteste, une renarde. De plus il n’aurait pas écrit une telle contre-vérité « il a mis en oeuvre ses longues et patientes études du langage des animaux. » s’il avait vraiment assisté à cet opéra, il n’aurait entendu aucun glapissement des renards, ni aucun aboiement du chien, pas plus que des caquètements des poules, pas plus une musique imitative du langage de ces animaux !
Des erreurs qui se répercutent d'un auteur à un autre :
Le chroniqueur des Annales, un peu plus loin, reprit une information tirée d’un livre d’André Cœuroy dont on se demande d’où ce dernier la tenait puisqu’elle était fausse. Il s’agit du deuxième opéra composé par Janacek en 1892, Počátek románu, Début d’un roman, que le compositeur aurait déchiré. Pourtant la partition a été éditée et cette pièce lyrique, qui n’ajoute rien à la gloire du musicien, a été jouée à Brno plusieurs fois depuis 1954 et même à Londres en 1974. Il ne suffit pas de recopier quelques lignes trouvées dans un livre précédent pour qu’elles s’érigent en vérité absolue.
Autre exemple (non imputable à F. de Méans) : pendant plusieurs dizaines d’années, des journalistes, des musicographes et peut-être des musicologues ont répété que Vladimir, le fils du compositeur, était décédé en 1900. Ils avaient pêché cette date dans le premier livre consacré à Janáček par Daniel Muller, en 1930, deux ans après la disparition du musicien alors que les informateurs de l’auteur du livre lui donnèrent cette date inexacte. (En fait, Vladimir décéda le 9 novembre 1890 âgé seulement de deux ans et demi).
Liste des œuvres de Janacek
Enfin, lorsque le chroniqueur dresse une liste des œuvres « les plus remarquables du compositeur », il y a de quoi s’interroger sérieusement. Passons sur la Suite pour orchestre à cordes de 1877, simple étape dans le cheminement de Janáček. Mais pourquoi citer un ouvrage de 1908 (le Trio) qui, après une exécution en 1909 à Brno et de 4 ou 5 autres possibles jusqu’à 1922, n’a jamais été édité ? Passons également sur le titre de cet opéra Le Carnet de Maison Morte, signe d’une mauvaise traduction de la pièce lyrique que Janacek composa d’après l’écrit de Dostoievsky. Pour les autres opéras, rien d’autre que le titre de quatre de ces œuvres lyriques. Mais encore dans cette liste pourquoi le chroniqueur ne cite-t-il pas la Sinfonietta et la Messe glagolitique ? Sans doute parce qu’elles n’apparaissent que dans les trois dernières années de production du compositeur et que ses informateurs n’en avaient pas connaissance ? Pourtant, il n’oublie pas le Quatuor à Cordes avec Viole d'Amour (airs intimes), même si son sous-titre n’est pas exact (Lettres intimes), quatuor écrit pendant les derniers mois de la vie de Janacek. Cet ersatz de catalogue passe complètement sous silence les trois pièces pianistiques principales Sur un sentier recouvert, Sonate 1905, Dans les brumes.
Du vrai et du faux, comme pour la plupart de ses confrères.
Pendant quatre ans, de 1924 à 1928, F. de Méans signa de son nom plus d’une quarantaine de lettres de Prague où il résidait. Il y a de quoi être étonné de la légèreté de son savoir à propos de Janáček. Il est vrai qu’il embrassait une large actualité dans ses articles, allant de la politique du gouvernement tchécoslovaque, aux personnages célèbres (František Palacký (3), Edvard Beneš (4), etc.), aux travaux du Hradčany, aux rapports franco-tchèques, aux écrivains tchèques et artistes peu connus en France à cette époque. Il n’intervint que très peu dans le domaine musical, trois à quatre fois seulement. Pour cet article Janáček, il dut se renseigner auprès de personnes qu’il crut bien informées. Et celles-ci ne l’étaient manifestement pas. Pourtant, en 1928, Janáček, que le monde musical pragois avait longtemps ignoré, l’était beaucoup moins depuis la première pragoise de Jenůfa en 1916, la plupart de ses confrères pragois n’aidait pas à le comprendre profondément. D’autre part, Nejedlý (lien), rude adversaire, continua à le combattre du haut de ses tribunes dans la revue Smetana. Finalement, F. de Méans entrevoyait Janáček un peu comme le percevaient bon nombre des musiciens pragois. Malgré les erreurs qu’il laissa, il eut la faculté de distinguer quelques traits plutôt exacts dans le portrait du compositeur qu’il traça dans son article lorsqu’il le classait quoique âgé de soixante-quatorze ans, chef toujours jeune de la jeune Ecole musicale tchécoslovaque. Sa conclusion méritait d’être soulignée, cependant ne la rencontrait-on pas trop souvent dans les hommages dressés à des personnalités lors de leur disparition tandis que de leur vivant on méconnaissait leurs mérites : Avec Leoš Janáček s'en va un des plus grands entre les musiciens modernes. Son génie créateur laissera de profondes empreintes. (5)
Aveuglé par son désir de rendre hommage à Janáček, ce qu’on doit porter à son crédit, F. de Méans laissa une description déformée et partielle du compositeur et de son œuvre. Dommage pour ses lecteurs et pour la diffusion française de la musique du maître morave. Cependant, par rapport aux articles nécrologiques parus dans la presse, celui des Annales, malgré les imperfections que j’ai soulignées plus haut, était un peu plus détaillé que les autres et à peine plus inexact que ceux de la plupart des journalistes. Pourtant la présence à Prague du chroniqueur aurait pu être un atout non négligeable pour un billet plus conforme à la réalité de la science musicale du compositeur. Hélas, il n’en fut presque rien. La diffusion française très balbutiante de la musique de Janáček ne s’en trouva pas améliorée durant la décennie suivante.
Joseph Colomb - septembre 2023
Notes :
- Metropolitan Opera de New-York, Met en abréviation. Jenůfa ne revint au Met qu’en 1974, sous la direction de John Nelson avec la participation de Teresa Kubiac et Astrid Varnay. Cependant l’Opéra de Chicago l’accueillit en 1959, tandis que The Little Orchestra Society new-yorkaise le donna en 1966 et en 1974. Entre-temps, on entendit Jenůfa à San Francisco en 1969, à Bloomington, petite ville de l’Indiana, en 1972 et à Louisville (Kentucky) en 1973.
2. John Tyrrell dans son livre Janáček, years of a life, volume 2 (1914-1928), Tsar of the forests, page 524.
3. František Palacký (1798 - 1876) : historien de l’histoire des peuples tchèques, député au Parlement tchèque en 1861, il joua un rôle considérable auprès de ses compatriotes en leur rappelant leur histoire et les fondements de leur culture.
4. Edvard Beneš (1884 - 1948) : A la suite de Masaryk, deuxième Président de la République tchécoslovaque en 1935, du gouvernement tchécoslovaque exilé de 1940 à 1946. Il reprend la Présidence de l’état tchécoslovaque en 1946 jusqu’à 1948 où il démissionne de son poste.
5. Il fallut un long temps pour que le souhait de cette dernière phrase se réalise.
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