Viktor Ullmann
Compositeur déporté à Terezín
Né en 1898 à Teschen (aujourd’hui Ceský Têšín), Viktor Ullmann est naturellement autrichien par le lieu de sa venue au monde, comme toutes les personnes nées dans des territoires . L’Empire austro-hongrois qui existait à cette époque englobait plusieurs régions en plus des territoires qui composent l’Autriche actuelle et la Hongrie contemporaine. Parmi les autres territoires qui appartenaient à l’Empire austro-hongrois, retenons ceux qui formeront en 1918 la Tchécoslovaquie (Bohème, Moravie, une partie de la Silésie). La ville de Teschen se trouvait dans cette dernière province tchèque, plus précisément dans la Silésie tchèque.
Viktor Ullmann |
Quant à la nationalité d’Ullmann, les affaires se compliquent si on examine les localités où il vécut dans sa jeunesse. Il effectua ses études à Vienne à partir de 1909, où il suivit un temps Arnold Schœnberg, études poursuivies à Prague à partir de 1919 avec Alexander von Zemlinsky. Chef d’orchestre au Théâtre allemand de Prague pendant cinq ans à partir de 1922, il y dirigea les Gurrelieder de Schœnberg et la première pragoise en 1926 de l’opéra Wozzeck d’Alban Berg avec qui il entretint des relations d’amitié. Il continua son apprentissage de la direction d’orchestre au cours de la saison 1927-1928 à Usti nad Labem en tant que directeur de l’opéra de cette ville, et bien sûr prit la direction de l’orchestre de l’opéra. Mais en 1931, après avoir dirigé un orchestre à Zürich pendant deux ans, il acquit une librairie tournée vers l’anthroposophie (1) à Stuttgart. Peut-être le bilan financier de cette librairie ne se montrait-il pas à la hauteur des espérances d’Ullmann puisque la faillite le guettait. Depuis la victoire d’Hitler aux élections allemandes, d’autres personnes ne se sentaient plus à leur place dans ce pays. De nationalité autrichienne, Ullmann, un peu trop naïvement, se considérait en sécurité. Après son expérience de libraire, il était de retour à Prague où il suivit un temps les cours d’Alois Hába (1893 - 1973) qui s’était lancé sur l’utilisation des quarts de ton dans ses compositions. Après les accords de Munich, les Nazis envahirent une partie de la Tchécoslovaquie, puis au printemps 1939, l’ensemble du pays. Ullmann né de parents juifs, bien que convertis à la religion catholique, se sentit alors plus menacé. Il chercha son salut dans l’immigration en Afrique du Sud, sans pouvoir conclure. Il fit bénéficier deux de ses enfants, Felicia et Johannes, du transport organisé par Nicholas George Winton, banquier londonien humaniste, de Prague jusqu’en Angleterre et en Suède, comme en tira parti le fils aîné d’Ilse Weber (lien). On laissera les spécialistes du droit décider si Ullmann était bien un citoyen tchèque ou d’une autre nation. Les Tchèques le considèrent comme appartenant à leur pays.
Malgré une reconnaissance obtenue par des exécutions de ses œuvres à Prague dans les années 1930 et plus encore par l’obtention à deux reprises en 1934 et 1936 du Prix Hertzka (2), et la présence de sa musique également par deux fois au festival international de musique contemporaine en 1929 à Genève (3) et en 1938 à Londres (4), la vie à Prague à partir de 1939 devint de plus en plus difficile pour le compositeur.
Arriva l’année 1942. Le 8 septembre, avec sa nouvelle épouse et son fils Max, Viktor Ullmann fut déporté au camp de Terezín. Alors commença une vie de prisonnier avec une mauvaise alimentation, comme pour tous ses compagnons d’infortune, mais que la condition de musicien mit à l’abri d’un travail exténuant. En effet, pour tenter de donner le change, les Nazis laissèrent artistes et intellectuels juifs pratiquer leur art. Malgré les mauvaises conditions pour l’exercer, les compositeurs Gideon Klein, Hans Krása, Pavel Haas, les pianistes Alice Herz-Sommer, Edith Kraus, Carlo Taube, James Simon, Karel Reiner (5), la claveciniste Zuzana Růžičková (6), les violonistes Karel Fröhlich et Egon Ledeč, la poétesse et musicienne Ilse Weber, les chefs d’orchestre Karel Ančerl et Rafael Schächter, entre autres, ont continué à composer, à interpréter des pièces musicales, non pour placer entre parenthèses la condition misérable à Terezín qu’ils subissaient, mais à démontrer que la vie artistique (ou non) est plus forte et plus respectueuse des humains que les décisions mortifères des gardiens de ce camp et de leurs supérieurs hiérarchiques.
Comme ses confrères Gideon Klein, Hans Krása, Pavel Haas, Viktor Ullmann ne baissa pas les bras et ne se laissa pas envahir par la morosité des lieux et l’inhumanité des gardiens, mais résista de toute son âme et de toutes ses forces en continuant à créer des expressions humaines à travers sa musique. Il s’employa à organiser des concerts de musique de chambre, à donner des conférences sur la musique et à faire vivre un « studio » pour la musique contemporaine. Chaque œuvre créée devenait un acte de vie face aux gardiens aux réactions parfois inattendues. Après un moment d’abattement suite à son enfermement , il reprit sa création musicale. Durant les deux ans qu’il passa dans le camp de Terezín, il ne composa pas moins d’une trentaine d’œuvres, trois sonates pour piano, un quatuor à cordes (le n°3), un opéra L’Empereur d’Atlantide, un mélodrame sur un texte de Rainer Maria Rilke, le Cornette, des mélodies et deux symphonies. En fait, pour ces deux œuvres symphoniques, il convient de relativiser leur existence. La Symphonie n° 2 basée sur la Sonate pour piano n° 7 ne fut orchestrée par le compositeur et musicologue allemand Bernhard Wulff que dans les années 1990. (disque Orfeo, Philharmonie tchèque dirigée par Gerd Albrecht, 1994).
Un enregistrement d'œuvres de Viktor Ullmann |
Avant son incarcération à Terezín, Ullmann avait composé quatre sonates pour piano dont l’écriture s’étala entre 1936 et 1941. Il est étonnant quand on écoute les premières portées et même l’ensemble du premier mouvement de la Sonate pour piano n° 5 de ne ressentir aucune tristesse profonde, aucun abattement, mais bien au contraire, une vivacité très forte et une musique très moderne alors que pourtant son auteur était enfermé sans réelle possibilité de communiquer avec l’extérieur. Sans doute, à l’intérieur de son Studio pour la musique contemporaine ou à tout autre moment, Ullmann pouvait-il échanger des idées, des réflexions avec ses collègues compositeurs, enfermés comme lui à Terezín, ou avec des pianistes sur l’évolution de la musique et les nouvelles formes qu’ils discernaient. A certains endroits de ce mouvement, ne croirait-on pas entendre quelque improvisation courante chez un musicien de jazz ? Ne distingue-t-on pas aussi quelque influence de Schœnberg ? L’andante suivant parait presque léger et non une musique pesante alors que les conditions de vie d’Ullmann au moment de sa composition inclinerait à déposer dans ces portées des indices musicaux identiques à l’atmosphère qui régnait dans ce lieu. Il n’en est rien. Dans l’acte de composition, le créateur retrouvait une liberté que ses geôliers ne pouvaient lui enlever. Le très court mouvement médian (moins d’une minute) reprend la vivacité du premier. Quant au quatrième, il évolue de la tranquillité à l’animation avec des accords plusieurs fois martelés évoquant parfois Bartók. Le dernier mouvement commence par un exercice d’équilibriste, qui se prolonge jusqu’à la fin, par un déhanchement du motif rythmique répété plusieurs fois entrecoupé d’une cellule virtuose. Une très grande maîtrise de la composition dont on peut s’étonner une fois de plus étant données les circonstances de son écriture.
La sixième sonate, dans maints passages du premier mouvement, évoque l’inquiétude comme celle qui envahissait souvent les prisonniers de Terezín. L’allegro grazioso qui suit symbolise l’incertitude d’une conduite à tenir dans cette vie difficile coupé par une cellule rythmique volontaire alors que le premier motif revient en fin de mouvement clore l’instabilité.
Reprenant la découpe de la sonate n° 5 en cinq mouvements et d’une durée quasiment identique, la sonate n° 7 garde la force de la percussion des notes. Rares sont les passages mélodiques qui s’épanchent. On ressent une certaine urgence sourdre du piano. Quand on se penche sur le mouvement ultime « thème, variations et fugue sur une chanson populaire hébraïque » on est saisi par la science que manifeste le compositeur et par le piano percutant qui s’affirme une fois de plus. Le compositeur revendique son identité par le choix de cette chanson hébraïque.
Enregistrement par Edith Kraus des quatre premières sonates pour piano d'Ullmann |
Ces trois sonates de Terezín, ont probablement été interprétées dans le camp de concentration par Alice Herz-Sommer et la sonate n° 6 à plusieurs reprises par Edith Kraus. Cette dernière pianiste, une fois après avoir été libérée de l’enfermement, reprit son métier de professeur de piano et d’interprète. Beaucoup plus tard, au début des années 1990, elle enregistra les quatre premières sonates pour piano qui ne devaient rien à Terezín. En 1987 ou en 1990, Edith Kraus grava pour le label Koch la sonate n°6 pour piano, une quarantaine d’années après sa création dans le camp de concentration (les sonates 5 et 7 figurant sur ce disque sont jouées par Robert Kolben). Pourquoi ces gravures intervinrent-elles si longtemps après le décès d’Ullmann ? Tous ces compositeurs Gideon Klein, Hans Krása, Pavel Haas, Viktor Ullmann et encore quelques autres dont la musique fut interdite pendant plus d’une dizaine d’années par les Nazis dans tous les territoires qu’ils contrôlaient ne retrouvèrent pas de public tout de suite. Les Nazis avaient malheureusement atteint leur objectif de façon durable ; non seulement ils avaient tué un grand nombre de musiciens juifs. Trente ans après leur fin tragique, ils avaient disparu de la mémoire de leurs contemporains. Sans les efforts de la diaspora juive et des rares survivants de l’univers concentrationnaire, les noms et les ouvrages de ces musiciens seraient sans doute encore inconnus. Ces efforts ne produisirent leur effet qu’une trentaine d’années après la fin des camps. Depuis, on a redécouvert la plupart de leurs œuvres.
Il est impératif de citer l’opéra L’Empereur d’Atlantis (ou Le Refus de la mort) composé intégralement à Terezín, dont les répétions eurent lieu sans aboutir à une quelconque représentation sans que l’on en sache les raisons. Un autre artiste s’illustra avec cet opéra. Le jeune peintre et poète juif Petr Kien, enfermé lui aussi à Terezín rédigea le livret. Quatre tableaux composent cet opéra au demeurant très court puisqu’il dure à peine une heure.
Petr Kien - autoportrait |
Dans le premier tableau, le Tambour fait part du décret de l’Empereur qui déclare la guerre générale de tous contre tous. La Mort qui se trouve dépourvue de sa fonction casse son épée. Ce geste annonce la fin de la mort pour les humains. Le deuxième tableau se centre sur l’Empereur rageur que les condamnés politiques dont il a ordonné la mort soient toujours vivants. Trompant une nouvelle fois son peuple, il déclare qu’il est seul responsable de leur vie sans fin. Le troisième tableau en contradiction avec la fourberie du tyran relate l’amour de La jeune fille et d’un soldat, symbole de la vie. Dans le dernier tableau, face à la situation catastrophique du pays, La Mort s’engage à y faire revenir une vie normale si l’Empereur passe sous ses fourches caudines. Si on en reste à une lecture primaire, cet opéra peut apparaître abstrait ou un peu impénétrable. Dans les circonstances où il fut composé, cet opéra nécessite un décodage de la plupart de ses symboles.
En guise de prologue, le « Haut-Parleur » lance un avertissement accompagné par la trompette qui joue plusieurs fois son motif et le tambour ainsi que d’autres instruments qui interviennent :
Attention, attention !
Vous allez entendre « L’empereur d’Atlantide », un genre d’opéra en quatre tableaux. Vous y verrez en personne l’Empereur d’Atlantide, sa Majesté Overall, que l’on n’avait plus vu depuis des années. En effet, il s’était enfermé dans son gigantesque palais, tout seul, pour mieux pouvoir gouverner.
Le Tambour, un personnage un peu irréel, comme la radio.
Le Haut-Parleur, que l’on entend sans le voir.
Un soldat et une jeune fille.
La Mort, un soldat congédié, et Arlequin, qui sait rire en pleurant et qui représente la Vie.
Le premier tableau se passe on ne sait où. La Mort et Arlequin sont mis à l’écart. La Vie, qui ne sait plus rire, et la Mort, qui ne sait plus pleurer, se retrouvent dans un monde qui ne sait plus se réjouir de la vie ni mourir de sa mort.
La Mort, offensée mortellement par l’agitation, le rythme exagéré et la mécanisation de la vie moderne, brise son épée et décide de donner une leçon à l’humanité désormais, nul ne pourra plus mourir.
Attention, attention, nous commençons !
Le motif introductif de la trompette intervient à plusieurs reprises dans l’opéra. Ullmann utilise un petit orchestre de chambre de 13 instruments différents, violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette, saxophone, banjo et guitare, plusieurs instruments de percussion et un piano, un clavecin et un harmonium, instruments qu’il avait à sa disposition ainsi que les interprètes dans son lieu d’enfermement.
Cet Empereur d’Atlantis, symbole de tous les dictateurs et évidemment de celui qui plongeait depuis des années plusieurs peuples qui vivaient sous sa botte, il fallait ruser pour ses auteurs afin qu’il ne ressemble pas trait pour trait à Hitler. De même, ses expressions musicales participent de différents courants de cette époque et aussi d’époques antérieures, cantate, chants de cabaret, récitatifs, éléments parlés. Parfois, on croit entendre le ton sarcastique de Mahler ou le côté populaire de Kurt Weill, alors qu’Ullmann cite des motifs sortis d'une œuvre de Joseph Suk et l’hymne officiel de ce temps « Deutschland über alle » air parodique pendant les interventions de l’Empereur.
Ullmann confia ses partitions à un prisonnier lorsque le rythme des transports vers l’Est (au camp de concentration d’Auschwitz pour l’essentiel sinon la totalité des transports) s’accéléra à l’automne 1944. Ainsi une partie des œuvres d’Ullmann composées dans ce camp concentrationnaire réussit à nous parvenir.
Le mois d’octobre 1944 sonna le glas pour nombre de compositeurs et musiciens prisonniers à Terezín. Dès le 4 octobre, Ilse Weber et son fils furent transférés dans le camp de concentration d’Auschwitz où ils moururent dans une chambre à gaz (lien). Le 17 octobre, Pavel Haas et Hans Krása, embarqués dans le même convoi ferroviaire, disparurent dans la chambre à gaz d’Auschwitz. Et le lendemain, 18 octobre 1944 (7), dans les mêmes conditions sanitaires effroyables et inhumaines, Viktor Ullmann fit partie d’un nouveau transport ferroviaire vers l’Est. A son arrivée à Auschwitz, il passa par la salle de douche, en fait, la chambre à gaz. Sa vie prit fin ce jour alors qu’il était âgé de 46 ans et qu’il était loin d’avoir épuisé tout son potentiel créatif.
Joseph Colomb - août 2023
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L’Empereur d’Atlantis, quelques représentations :
1975, Amsterdam
1889, Berlin
1995, Centre Georges Pompidou, Paris, Ensemble 2e2m dirigé par Paul Mefano.
10 & 11 janvier 2006, Chambéry + six représentations en région Rhône-Alpes (janvier - février 2006) orchestre des Pays de Savoie, Graziella Contratto, direction
13 avril 2011, au Mémorial de la Shoah, Paris (extraits pour voix et piano)
27 janvier 2012, auditorium de la Cité de la musique, Strasbourg
29 janvier 2012, auditorium Antonin Artaud, Ivry sur Seine
2013, Opéra de Lyon
19 juin 2021, Théâtre Manoel, La Valette, Malte
11, 12,13 mars 2015, opéra de Dijon
5 janvier 2022, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
Le lecteur qui souhaiterait aller plus loin dans la découverte du compositeur Viktor Ullmann pourra consulter sur internet l’excellente étude du pianiste français Christophe Sirodeau à l’adresse suivante : http://www.christophesirodeau.com/Christophe/V_Ullmann.html
Notes :
1. anthroposophie : « Courant philosophique et spirituel créé au début du xxe siècle par Rudolf Steiner et qui vise à connaître la nature de l'être humain. » (Dictionnaire Le Robert)
2. Emil Hertzka (1869 - 1932) devint directeur des Editions Universal à Vienne. La fondation, créée après son décès décerna chaque année un prix à un compositeur.
3. A ce même festival, la Tchécoslovaquie fut représentée aussi par la Messe glagolitique de Leoš Janáček disparu l’année précédente.
4. A Londres en 1938, la Tchécoslovaquie fut représentée également par deux compositeurs, Ullmann (son quatuor à cordes n° 2) et Vítězslava Kaprálová qui dirigea elle-même sa Symphonie militaire.
5. Karel Reiner, compositeur et pianiste fut le seul compositeur qui survécut à ses mois d’emprisonnement successivement dans les camps de Terezín, Auschwitz et Dachau.
6. Zuzana Růžičková née dans une famille juive à Plzeň en 1927, déportée à Terezín en 1942 où elle resta un an avant d’être déplacée dans un autre camp à Auschwitz et dans d’autres camps de concentration. Elle sera libérée en 1945 après avoir passé trois années de sa jeunesse dans ces funestes camps. A partir des années 1950, après avoir étudié auprès de la claveciniste française Marguerite Roesgen-Champion, elle joue du clavecin et devint un peu plus tard la « grande dame du clavecin » se consacrant à l’interprétation des œuvres de Bach, mais aussi de celles de son mari, le compositeur Viktor Kalabis, ainsi que celles de Martinů, de Falla, Poulenc, Frank Martin, Krása, Scarlatti, etc. Elle est décédée en 2017.
7. Les dates des transports des musiciens de Terezín à Auschwitz ne sont pas précises à un ou deux jours près.
Sources :
Památník Terezín (Mémorial pour Terezín) - Severočeské Nakladatelství (Maison d’Edition du Bohème du Nord) - 1988 (en tchèque, résumé en anglais, allemand, russe et français)
Amaury du Clozel, Les voix étouffées du IIIe Reich, Entartete Musik, Actes Sud, 2005
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