« SANS PAREILLE AU SEIN D'UNE BRILLANTE GÉNÉRATION DE FEMMES » : MILDRED HILL, DVOŘÁK, BLACK STREET CRIES ET LA CRÉATION DE « HAPPY BIRTHDAY » (1)
Michael Beckerman
(1) Je remercie les personnes suivantes pour l’aide qu’elles m’ont apportée, aussi bien dans la recherche que pour la rédaction de cet article : Rebecca Marchand, qui s'est rendue à Louisville il y a de cela bien des années afin de cerner certains aspects du thème abordé ; Margot Raven, dont le livre pour enfants « Happy Birthday » m'a profondément inspiré ; et Jim Holmberg, conservateur en chef de la Filson Historical Society. Je tiens également à remercier Pen Bogert, autrefois membre de la Filson, pour son aide au tout début de ce projet. Le succès de cette entreprise doit beaucoup à son dévouement et à son discernement professionnel. Je tiens également à remercier mes anciens étudiants Thomas Svatos et Diane Paige pour leurs recherches touchant à divers aspects de l'œuvre de Mildred Hill. Je suis reconnaissant à James Procell, le bibliothécaire de l'Université de Louisville dans le domaine musical, d'avoir généreusement partagé les sources concernant Mildred Hill, et je tiens à saluer Robert Brauneis pour son brillant travail sur les questions de droit d'auteur relatives à « Happy Birthday » et, d'une manière générale, pour ses travaux édifiants sur les sœurs Hill — travaux que je citerai tout au long de l’article — publiés à l'origine dans 56 Journal of the Copyright Society of the USA 335 (2009), et directement disponibles à l'adresse suivante : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1111624.
Merci également à Andrew Burgard et à Mirjam Frank qui ont participé à la session sur ce sujet lors de la réunion plénière 2015 de l'American Musicological Society. Je suis également reconnaissant à Anne Schreffler et à Robert Judd pour leurs efforts dans la production de cette session et pour la création d'une version en ligne de l'événement. Je remercie également Robert Brauneis et Judith Tick d'avoir lu cet article et d'avoir formulé de nombreux commentaires pertinents. Ma gratitude particulière va à David Beveridge pour ses commentaires détaillés sur de nombreuses questions soulevées par cet article au moment où il était sur le point d'être mis sous presse. Une partie du contenu de cet article, qui comprend une évaluation préliminaire d'un certain nombre de ces questions, figure également à divers endroits de mon livre New worlds of Dvořák (WW Norton, 2004). Enfin, Robert Judd, directeur exécutif de l'American Musicological Society, est décédé subitement alors que cet article était en cours d'impression. Je le dédie à sa mémoire, compte tenu de l'intérêt qu'il portait à ce sujet et de son dévouement de longue date à la recherche musicale.
Introduction
Louisville, Kentucky
2 mars 1895
Dr Antonín Dvořák
Honorable Monsieur. Permettez-moi de m'adresser à vous sur un sujet qui semble vous intéresser beaucoup, à savoir les cris de la rue. Après avoir lu votre article dans le Harper de février, je me suis intéressée à la collecte de cris de rue que je rassemble depuis plusieurs années, et j'écris un article pour l'édition féminine du Courier-Journal qui sera illustrée avec les cris que je vous joins. (2)
Je les avais rassemblés uniquement pour l'intérêt qu'ils m'inspiraient, sans jamais espérer en faire un quelconque usage, mais depuis que j'ai commencé à étudier la composition, je les ai trouvés très utiles. Le Noir utilise toujours la syllabe « quo » au lieu de « coal », comme vous le voyez dans les illustrations. Après avoir lu votre article et parce que j'aime beaucoup votre musique, j'ai fait un voyage de près de 300 miles pour entendre M. Seidl diriger votre Symphonie du Nouveau Monde à Cincinnati. J'ai été tellement impressionnée que j'ai décidé de vous envoyer les exemples ci-joints. À mon humble avis, il faut être originaire du Sud pour comprendre votre travail dans cette symphonie. J'ai également un certain nombre d'hymnes noirs inédits qui sont de beaux échantillons. Harper Bros les a en sa possession pour examen. (3) En espérant que ces cris de la rue vous intéresseront,
Mildred J. Hill
1109 2nd St
Louisville, KY (4)
(2) L'article de Dvořák a été publié dans le Harper's New Monthly Magazine de février 1895, pp. 429-434, en collaboration avec Edward Emerson Jr.
(3) Ces hymnes ont été récemment retrouvés par Robert Brauneis à la bibliothèque de l'université de l'Oregon. Ils n'ont jamais été publiés par Harper's.
(4) Cette lettre se trouve au Musée Dvořák de Prague et est publiée, avec la notation de 17 cris de rue, dans le volume 7 de Antonín Dvořák : Correspondence and Documents, pp. 364-366.
Cette lettre particulière est riche en éléments. Même sous une forme concise, elle ouvre de larges perspectives et nous invite à explorer une série de choses qui n'ont pas été étudiées. Il s'agit tout d'abord de la vie de l'extraordinaire Mildred Hill (1859-1916), admirable musicienne dont la biographie complète reste à écrire. (5) Cette figure éminente de Louisville, issue d'une famille digne du plus haut intérêt, a eu une vie mémorable. Le « Woman's Edition » du Louisville Courier-Journal, auquel Hill fait référence dans sa lettre et qui publiera son article sur les cris de rue le 27 mars 1895, est l'un des documents les plus fascinants du XIXe siècle, un numéro unique d'un grand journal consacré presque entièrement à des écrits et des illustrations de femmes. Il regorge de passion, de plaisanteries, d'histoires et d'articles savants ainsi que d'informations, donnant un aperçu saisissant du dynamisme des femmes progressistes dans l'Amérique de la fin du XIXe siècle.
(5) Mildred Hill étant l'une des nombreuses personnes portant ce nom de famille [c'est-à-dire l'une des nombreuses personnes mentionnées dans cet article], elle sera désignée par le terme « Hill » quand aucune confusion n'est possible, et par le terme « Mildred » lorsqu'il sera question d'elle avec ses sœurs ou ses parents.
La lettre de Hill, avec son article sur les cris de rue, démontre également l'impact que les idées de Dvořák sur la musique américaine produisit sur toute une série de penseurs à travers le pays, et constitue une preuve supplémentaire d'un lien complexe et inattendu entre les deux compositeurs, comme nous le verrons. Dans cette lettre, Hill se présente en outre comme une importante collectionneuse d'hymnes noirs et rappelle incidemment les distances qu'il fallait parcourir en dehors des villes principales pour écouter une nouvelle grande œuvre musicale. Mais les mots que nous traiterons le plus sérieusement ici sont ceux où elle dit à Dvořák que, parallèlement à ses œuvres « américaines », elle s'est inspirée de sons noirs, en l'occurrence des cris de rue, dans ses propres compositions musicales.
En effet, quelques mois avant la première de la New World Symphony de Dvořák au Carnegie Hall et à plus de 700 miles de là, un livre intitulé Song stories for the kindergarten était entre les mains de l'éditeur musical Clayton F. Summy de Chicago. Juste en dessous du titre, on pouvait lire : « Musique composée et arrangée par Mildred J. Hill. Paroles écrites et adaptées par Patty S. Hill ». C'est la première chanson de cette collection que nous allons étudier en profondeur, car c'est elle qui explique le fait que Mildred Hill, dont le nom est à peine connu, soit créditée de 488 citations musicales dans la principale base de données cinématographique. L'argument avancé ici est que cette chanson, « Good Morning to All », connue plus tard sous le nom de « Happy Birthday », a été créée d'une manière tout à fait particulière, et que la musique noire, en particulier celle des cris de la rue, faisait partie de l’équation.
Nous allons cependant expliquer pourquoi il est plus probable qu'improbable qu'il y ait un lien entre « Happy Birthday » et les cris des Noirs dans les rues de Louisville, et tenter par la même occasion de donner quelques informations sur Mildred Hill et son époque.
Étant donné le peu d'informations disponibles sur Mildred Hill, et cela en dépit du fait qu'elle ait écrit la chanson sans doute la plus célèbre et la plus populaire au monde, l'histoire commence par une brève biographie de cet auteur et aborde divers aspects de son œuvre littéraire et créative. L'engagement de toute une vie en faveur des organisations et des questions féminines sera étudié dans le cadre d'une discussion sur l'« édition de satin » du Courier-Journal, où son article sur les cris de rue a été publié.
Après une discussion détaillée de l'article de Hill sur les cris de rue, nous aborderons son engagement de plusieurs décennies en faveur de l'étude, de la collecte et de l'analyse de la musique noire, ainsi que son lien avec Dvořák. Enfin, après avoir examiné tous les documents relatifs à la composition de « Good Morning to All », nous conclurons en détaillant les liens entre la chanson et les cris de rue des Noirs de Louisville, et nous noterons que sa lettre à Dvořák, outre les informations qu'elle propose, présente de manifestes ironies.
Présentation de Mildred Hill
Mildred Hill était pianiste, compositrice, ethnographe, organiste, critique, historienne et enseignante. Elle a également joué un rôle clef dans la vie culturelle de Louisville en tant que membre du Women's Club et directrice de l'Orchestre symphonique de Louisville, parmi bien d'autres postes d'influence. D'après les commentaires, les articles de journaux et les nécrologies, il apparaît également qu'elle était l'une des femmes les plus aimées de Louisville, une figure remarquable d'énergie, d'esprit, possédant un et surtout une résilience hors du commun. Comme nous le suggérerons, son influence et sa pensée eurent un impact national et, dans une certaine mesure, international. Sa nécrologie ne se contente pas de célébrer sa carrière :
Pendant vingt ans ou plus, elle a été reconnue comme une autorité en matière de musique, et son opinion était sollicitée avec constance aussi bien par des organisations locales que par des particuliers. Chacun savait que son attention et sa gentillesse allaient de pair avec une sincérité sans concession. Si grande était sa réputation, que même ses amis intimes avaient du mal à s'en rendre compte. (6)
(6) Louisville Courier-Journal, 6 juin 1916.
L'article outrepasse les termes d'une nécrologie ordinaire en déclarant qu'« aucune femme de Louisville n'a été plus abondamment et sincèrement aimée ».
Ce personnage extraordinaire était issu d'une famille tout aussi étonnante. Sa mère, Martha Jane Smith (1830-1908), était, de l'avis général, « une femme au charme et à l'énergie exceptionnels ». Certains l'ont surnommée la « Jenny Lind du Kentucky », et plusieurs récits rapportent son amour pour les hymnes noirs, passion qu'elle a transmise à sa fille Mildred. (7)
(7) Ces informations proviennent d'un tapuscrit anonyme déposé à la Filson Historical Society. Je n'ai pas réussi à retrouver la provenance de ce document. Il a été trouvé dans divers dossiers relatifs à la nécrologie de Mildred Hill, et a donc peut-être été préparé à cette époque.
Son père, le révérend William Wallace Hill (1815-1878), était un homme original et distingué. Ce diplômé du Centre College de Danville (Kentucky) et du Princeton Theological Seminary en 1838 a reçu un doctorat en théologie du Centre College en 1851. On ne sait pas précisément quand il a commencé à s'intéresser à l'éducation des femmes, mais un manuscrit dactylographié anonyme conservé à la Filson Historical Society indique qu'il fut « un pionnier de l'enseignement supérieur pour les femmes, tellement conscient de la nécessité d'une formation musicale dans son séminaire pour filles à Anchorage, dans le Kentucky, et plus tard dans un collège pour femmes à Fulton, dans le Missouri, qu'il a fait venir d'Allemagne des professeurs de musique d'une compétence reconnue ». (8)
(8) Texte dactylographié anonyme, Société historique Filson, ibid.
Le révérend Hill semble avoir été profondément touché par le sort des veuves pendant et après la guerre de Sécession. En 1868, il écrit :
Chaque homme doit éduquer sa fille de manière à ce que si, au cours des révolutions rapides qui ont lieu actuellement, elle se retrouve sans ressources financières, elle puisse prendre soin d'elle-même et de sa famille. Une femme bien éduquée et pragmatique sera à l’abri de la faim et n’aura nul besoin de mendier ou de perdre son rang dans la société si elle se trouve démunie de ses biens. (9)
(9) Originellement dans le catalogue de 1868 du Belleville Female Seminary et reproduit dans Living Covenant du 14 mars 1999, p. 9 ; également trouvé dans Brauneis, p. 6, note 25.
Ensemble, les parents Hill vouèrent à leurs enfants une éducation hors du commun. William Hill croyait passionnément que les femmes devaient avoir un métier, et Martha Hill offrait un environnement unique à ses enfants, installant l'équivalent de stations de jeux dans toute la maison pour l'écriture, la sculpture et les jeux créatifs de toutes sortes. (10)
(10) L'impact de Martha Hill sur divers aspects de la carrière de sa fille est mentionné dans plusieurs sources, dont la plupart seront également citées dans d'autres parties de cette étude. Le Club Woman's Magazine de 1899 fait référence à l'amour de sa mère pour les chansons noires. Cet amour est également mentionné dans un article paru dans Music en novembre 1896. Voir également « Patty Smith Hill in Louisville » de Frances Farley Gwinn, mémoire de maîtrise de l'Université de Louisville, 1954.
C'est dans cette famille que naît Mildred Hill, l'aînée des enfants, en 1859.
Elle est suivie par Mary en 1864, Wallace en 1865, Patty en 1868, Archibald en 1871 et Jessica en 1874. Tous, à des degrés divers, se sont montrés à la hauteur des exigences et de l'énergie de leurs parents. Patty était la plus célèbre, une érudite prolifique et une éducatrice reconnue comme étant en quelque sorte l'inventrice du jardin d'enfants américain moderne et également comme la co-créatrice de « Good Morning to All ». Elle a terminé sa brillante carrière comme professeur titulaire au Columbia University Teacher’s College et a été l'une des premières femmes professeurs titulaires du pays. Jessica est également devenue professeur à Columbia, et Mary a été directrice d'école à Louisville.
Mildred et Patty Hill à l'époque de la publication de Song stories for the kindergarten (Merci à Robert Brauneis d'avoir attiré mon attention sur cette image). |
Peu de données sont disponibles sur les activités quotidiennes de Mildred Hill, malgré la notoriété locale dont elle jouissait. Bien que la Filson Historical Society possède plus de 13 boîtes de documents de Patty Hill, il n'y a pratiquement aucune pièce concernant Mildred avant 1910 et pas grand-chose après. (11)
(11) La bibliothèque de l'université de Louisville possède une quantité considérable de documents manuscrits, mais presque rien en ce qui concerne la correspondance personnelle ou d'autres détails de la vie de Mildred.
Aucun journal intime n'a survécu, aucun recueil de lettres cachées qui nous donneraient un aperçu de sa vie privée n'a été trouvé. Dans une déposition de 1935 relative aux droits d'auteur de « Happy Birthday », dont nous parlerons plus loin, Patty Hill a déclaré : « Lorsque mon ancienne maison a été démolie, et que mes deux sœurs sont mortes, [en] juin et septembre 1916, nous avons détruit un nombre considérable de manuscrits, de lettres et de papiers ». (12)
(12) Déposition Hill vs Harris, 1er juillet 1935, p. 25 (les pages de cette déposition ne sont pas numérotées).
L'essentiel de ce que nous savons sur Mildred Hill provient donc d'une multitude d'articles de presse, de quelques souvenirs et de son propre travail. La bibliothèque de l'université de Louisville possède également un album de documents portant les mentions « Mildred Hill, Louisville » et « Valuable » qui, aussi beau soit-il, ne contient pas d'objets personnels. (13)
(13) À l'intérieur se trouvent diverses notations sur le vif, des annonces de concerts, des coupures de presse sur le travail d'Henry E. Krehbiel et une copie de l'article de Mildred sur les cris de rue.
L'album de Mildred Hill, avec l'aperçu d'un article sur la musique amérindienne à droite de l'image. |
Bien que la première mention de Mildred Hill dans la presse date de 1878, le tapuscrit anonyme du Filson indique qu'« elle a rapidement montré des aptitudes marquées pour la musique, si bien qu'à l'âge de douze ans, elle s'est produite sur les scènes de concert locales ». Cela remonte certainement à l'année 1871. Un article du Club Woman's Magazine d'octobre 1899 attribue son développement à ses deux parents, et surtout à sa mère :
Son père, pasteur et homme de culture, connaissait et appréciait la musique, mais c'est à sa mère qu'elle doit son héritage musical. En parlant de cette dernière, elle dit : « Mes premiers souvenirs sont que ses chants me guérissaient de toutes sortes de maux. Elle était également une poétesse de renom, si bien que ma petite enfance et ma vie entière se sont déroulées dans une atmosphère de poésie et de chant ». (14)
(14) Les circonstances de l'interview sur laquelle cet article est fondé ne sont pas claires, mais c'est l'une des rares fois où l'on trouve la parole propre de Mildred Hill sur son passé.
Nous savons que la famille emménagea en 1874 à Fulton, dans le Missouri, pour que le révérend Hill puisse occuper un poste au séminaire synodique de cette localité. On ne sait rien de la période passée par Mildred là-bas, mais elle est retournée à Louisville avec sa famille après la mort de son père en 1878, et un rapport indique que la famille se trouvait dans une situation assez difficile. (15)
(15) Voir Brauneis, p. 6.
Les archives montrent qu'elle a fréquenté l'école de son père, le Belleville Female Seminary à Anchorage, dans le Kentucky, et qu'elle a étudié la musique avec William Kohnhorst Jr, pédagogue et compositeur. Comme indiqué ci-dessus, en 1881, elle est mentionnée dans le Courier-Journal en tant qu'accompagnatrice et, un an plus tard, le 27 mai 1882, elle est considérée comme suffisamment notable pour figurer sur la liste d'un groupe participant au festival de Chicago. En 1883, elle se rend à St Louis et, en 1886, elle est décrite comme une accompagnatrice « très supérieure ». Au cours des années suivantes, elle s'installe comme professeur de piano (une annonce dans le Courier du 12 septembre 1889 indique que « Miss Mildred Hill reprendra son cours de musique »).
Il n'est pas certain que Mildred ait jamais eu une « carrière » établie comme celles de ses sœurs, et il est souvent fait mention de la « mauvaise santé » ou des « problèmes pulmonaires » qui l'ont affectée. Pourtant, la période comprise entre 1889 et 1896 a été pour elle une période très prolifique dans de nombreux domaines.
Selon la déposition de 1935, à partir de 1889, elle travaillait sur les Song stories for the kindergarten avec sa sœur Patty. Dans le même temps, elle recherchait et transcrivait les hymnes noirs qui seront compilés dans un volume en 1893, et recueillait probablement aussi les cris de rue qu'elle enverra à Dvořák deux ans plus tard. En 1892, elle participa également à la rédaction d'un article intitulé « Negro music », publié dans le périodique Music en décembre 1892. Nous aurons l'occasion de revenir en détail sur cet essai visionnaire.
Hill rédigea également ses importants articles sur les cris de rue (1895) et sur l'histoire de la musique à Louisville (1896). (16) Elle étudia également à Chicago avec Calvin Cady et William Tomlins après 1892, et commença à écrire des chansons originales vers cette époque. (17) Si l'on prend au sérieux les différents commentaires de sa nécrologie, elle fut également créditée d’être la plus éminente critique musicale de Louisville. (18)
(16) « History of Music in Louisville » de Hill est le chapitre 8 (pp. 85-97) de l'ouvrage Memorial History of Louisville from Its First Settlement to the Year 1896, édité par J. Stoddard Johnston. J. Stoddard Johnston (Chicago et New York : American Biographical Publishing Co., 1896).
(17) Hill devait avoir une relation étroite avec Cady, car la note suivante apparaît au début des Song stories for the kindergarten : « I am much indebted to Calvin B. Cady for his careful revision of these songs which gives me confidence to place them before the public » (Je suis très redevable à Calvin B. Cady pour sa révision minutieuse de ces chansons, ce qui me permet de les présenter au public).
(18) Le Courier-Journal n'avait pas de sous-titres pour les critiques musicales à cette époque, et il est donc presque impossible de savoir quelles critiques ont pu être rédigées par Mildred Hill.
Le nombre toujours grandissant de mentions la concernant dans le Courier-Journal nous instruit sur sa popularité en devenir et l'attention qu'on lui accordait. Après une absence en 1890 et 1891 et une, cinq et deux annotations respectivement dans les années 1892-1894, elle est mentionnée au moins trente fois en 1895-1896, et demeure une sorte de célébrité locale au moins jusqu'en 1901 et, pourrait-on dire, jusqu'à la fin de sa vie.
Outre ses pièces pour enfants, elle a publié environ trente-cinq chansons auprès de plusieurs éditeurs, dont Clayton Summy à Chicago et Arthur Schmidt à Boston, et a laissé de nombreux manuscrits inédits. (19)
(19) Selon un article de presse, « il [Summy] était si élogieux que Mlle Hill, avec la modestie qui la caractérise, se refusait à croire en sa sincérité, jusqu'au jour où il publia [les travaux de Hill] en s'engageant à en éditer autant d'autres qu'elle le souhaiterait ». Courier-Journal, dimanche 20 décembre 1896.
En 1897, elle fit un voyage en Europe et, le 26 septembre de la même année, le Courier nota que « le marchand de Louisville qui préparait une commande de Mlle Davison a parlé du fait que les compositions de Mlle Mildred Hill étaient fréquemment réclamées par des musiciens étrangers, un grand nombre de ses chansons pour jardins d'enfants ayant été vendues récemment, les acheteurs étant des enseignants des départements primaires d'écoles d'autres villes et localités ». En 1898, un autre article la qualifie de « grande compositrice de Louisville », affirmant qu'elle « possède les deux qualités indispensables pour tout auteur de chansons à succès : premièrement, une imagination abondante et, deuxièmement, la capacité d'habiller ses idées d'un vêtement musical approprié. Ses chansons sont toutes élaborées d'une manière agréable et jamais laborieuse » (20 mars 1898). En 1899, elle participa à une « soirée des compositeurs ».
Elle poursuivit son activité d'auteur-compositeur à succès, publiant deux chansons chez Arthur Schmidt de Boston en 1900. En février 1901, elle contribua à une conférence sur « Les femmes et la musique » pour le club des anciens élèves de la Male High School, où elle déclara notamment : « Dans presque toutes les autres branches du savoir humain, elle s'est hissée au premier rang, et il serait vraiment étrange que dans le domaine de la musique, le plus intangible, le plus éthéré et le plus esthétique de tous les arts, elle demeure dans l'ombre, sauf pour ses capacités d'interprète ». (20) Elle arrangea des programmes pour le Louisville Free Kindergarten, ses chansons étaient régulièrement interprétées au cours de la première décennie du siècle et, en 1913, elle devint « directrice » du Louisville Symphony, ainsi présentée dans un article du 20 avril 1913 du Louisville CourierJournal intitulé « Keeping Music Alive in Louisville ». Elle continua à voyager, à New York pour voir son frère, dans le Maine et à Chicago, et mourut d'une crise cardiaque le 5 juin 1916.
(20) « Miss Mildred Hill on "Women in Music" », Louisville Courier-Journal, 10 février 1901.
Comme nous l'avons indiqué, son décès suscita une vague de chagrin. Le 16 juin 1916, Patty B. Semple publia dans le Louisville Post un hommage qui commence comme suit :
Deux semaines se sont écoulées depuis le choc de sa disparition, un choc qui a provoqué une profonde tristesse, qu'accompagne presque un sentiment exalté en souvenir d'une vie si noblement vécue et si triomphalement achevée.
Aujourd'hui, nous prenons lentement conscience de tout ce que sa disparition signifie. Cette ville a perdu quelqu'un qui était très attentif à tout ce qui concernait son bien-être et qui était, autant que faire se pouvait, à l'écoute de ses attentes et qui, dans la mesure du possible, s'employait à promouvoir ce bien-être.
et l'article continue sur un ton presque angoissé :
Mais c'est à celle qui nous manque, la sœur, l'amie, que nous pensons, nous qui avons eu le privilège d'approcher la vérité de son âme et de connaître les splendides qualités qui la rendaient sans pareille au sein d'une brillante génération de femmes. Nous pensons à son singulier discernement et à ses capacités pratiques, à son humour qui faisaient d'elle la plus délicieuse et la plus stimulante des compagnes ; à son bon sens et à sa sagesse, à son imagination et à son idéalisme, à son intégrité « sans compromis », à son profond sentiment religieux et à sa foi inébranlable. Nous nous souvenons de sa gentillesse, de sa loyauté, de sa merveilleuse compréhension des relations humaines et des questions de la vie, de sa sympathie toujours égale et sage, ce qui, loin d'avoir un effet lénifiant, était un stimulant.
Il est fait mention de son œuvre musical, mais ce court essai est aussi l'un des seuls à être explicite sur sa santé et sur la forte personnalité qui montra une telle force de caractère :
Nous nous souvenons de son magnifique don musical à la palette si étendue, mais dont l'expression était entravée et limitée par une mauvaise santé constante et des forces toujours plus affaiblies. Seuls ceux qui en ont fait l'expérience peuvent comprendre le lent renoncement à l'exercice d'une activité après l'autre, le désir de l'esprit, du cœur et de l'âme pour créer avec opiniâtreté et compétence, tandis que le corps souffre, obscurcit chaque pensée et entrave chaque pas. Tout cela, elle l'a supporté pendant des heures dolentes et inexorables, pendant la moitié d'une vie ordinaire, avec une patience et un courage admirables. Jamais elle ne relâcha ses efforts : après chaque sacrifice, elle acceptait joyeusement ce qui lui restait et poursuivait courageusement son chemin ardu jusqu'à l'accomplissement, et si une âme humaine a jamais triomphé de la douleur, c'est bien celle de Mildred Hill.
Semple conclut que la disparition de Mildred Hill « est une perte irréparable ».
Elle ne fut pas oubliée de sitôt. Un article paru le 21 juin 1918 dans The Music News of Chicago fait état d'un concert commémoratif donné à Louisville par la Louisville Music Teachers' Association. Le concert comprenait des compositions de Schumann et de Rubinstein, ainsi que six chansons de Mildred Hill et sa charmante pièce pour piano A Memory (marquée « fragment » alors qu'il s'agit apparemment d'une œuvre complète). Le tout fut suivi de « souvenirs personnels de membres de l'association ».
La critique publiée le lendemain parlait d'une « musique d'un intérêt exceptionnel tant pour sa valeur artistique que pour ses associations personnelles » et faisait référence à la « très aimée » Mildred Hill.
Le respect, l'affection et l'adoration que Hill suscitait dans son entourage sont évoqués plus de quarante ans plus tard dans un souvenir autobiographique d'Adele Brandeis publié dans le Courier-Journal du 7 mai 1962 :
Miss Mildred avait une vision de la vie des plus charmantes et des plus enthousiastes, et, en dépit de sa mauvaise santé, elle ne ménageait jamais ses efforts pour sa famille, ses amis, les enfants et la cause de la musique à Louisville. Elle a été l'une des premières et certainement l'une des plus perspicaces critiques musicales locales. Ma véritable intimité avec elle s'étendait sur trois générations. Elle est née d'une passion commune pour l'astronomie non mathématique. Mme Emily Davison, septuagénaire, Miss Mildred, quinquagénaire, et moi-même, adolescente, nous appelions les F.R.S.S.G's-Fellows of the Royal Society of Star Gazers... Miss Patty était la plus célèbre, Miss Mary a donné son nom à une école, Miss Jessie suivit les traces de Miss Patty, mais tant que les personnes de ma génération qui ont connu Miss Mildred seront en vie, on se souviendra d'elle avec amour et reconnaissance, comme d'une prophétesse qui n'est pas sans honneur dans son propre pays.
En guise de post-scriptum, nous vous proposons l'image photographique suivante. Rien n'est plus difficile que de capturer la vivacité du passé. C'est particulièrement vrai lorsque le style de photographie exigeait généralement des poses sérieuses. La charmante photo de la famille Hill réunie est l'une des seules images existantes de Mildred dans une sorte d'état animé. Il est facile d'interpréter les images de manière excessive, mais ici, Mildred tient le chien de la famille tandis que le reste du groupe semble attentif à ce qui se passe avec elle, à l'exception de Patty qui regarde droit devant elle. Il s'agit d'un moment sur le vif de l'admirable famille Hill en action :
(Avec l'aimable autorisation de la Filson Historical Society, Louisville, KY) |
La « Satin Edition »
Il est intéressant de noter que lorsque Mildred Hill a voulu publier un article important sur les cris de rue à Louisville, elle ne l'a pas fait dans une revue ou un magazine musical, ni sous la forme de notes de cours écrites. Ce travail fut présenté dans l'une des publications les plus passionnantes de la fin du XIXe siècle : une édition d'un journal publiée par des femmes, avec des textes écrits par des femmes et sur des femmes.
Le 27 mars 1895, le Louisville Courier-Journal publia « The Woman's Edition ». Composée de 40 pages, soit quatre fois plus que le format papier habituel, cette édition était reliée avec une couverture spéciale en satin et présentait des articles, des éditoriaux, des histoires, des blagues, des poèmes et des études savantes, tous rédigés par des femmes.
La période précédant l'édition a été marquée par une forte campagne de promotion. Le 26 mars 1895, le Louisville Courier-Journal publia l'éditorial suivant :
Le Courier-Journal de demain retiendra l'attention par le fait qu'il sera, dans nombre de ses articles, le produit de quelques-unes des meilleures et des plus brillantes femmes de Louisville.
Il précisa en outre que
Elles se sont attelées à la tâche avec une industrie et un zèle irrésistibles et, depuis des semaines, l'ont poursuivi avec une énergie qui ne peut manquer d'apporter beaucoup de bien à la noble institution dans l'intérêt de laquelle elles se sont engagées. Les fruits de leur travail seront visibles demain dans un grand volume et une grande variété d'articles spéciaux préparés par elles, ainsi que dans une série d'annonces publicitaires qu'elles ont obtenues. Elles auront l'entière responsabilité de la page éditoriale du journal et seront chargées de toutes les rubriques littéraires et diverses du département. La rubrique des nouvelles, tant locales que télégraphiques, restera bien entendu entre les mains du personnel permanent, car elle ne saurait être confiée à un corps d'amateurs sans formation, hommes ou femmes, aussi compétents ou brillants soient-ils.
L'article paru le 27 mars est plus qu'à la hauteur du battage médiatique de l'éditorial de la veille. Le Louisville Courier-Journal « Woman's Edition » était un produit unique, reflétant à la fois le ton progressiste et les hiérarchies rigides de son époque. La couverture en satin était une reproduction de la page 9 :
Illustrée par Emma Keats Speed (1868-1947), descendante de John Keats et auteur de livres populaires pour la jeunesse, la couverture est autant dépourvue d'art qu'elle est ludique, annonçant les thèmes de la musique, de la littérature, du théâtre, de l'art, du sport, de la maison, de l'artisanat et de la mode. L'utilisation de rinceaux (bordure feuillue) devient ici humoristique, puisque tout y est accroché, de la raquette de tennis à la théière, du chevalet à la chaussure (voyez les haltères !). Et bien sûr, le parallèle entre la forme d'un violon et celle de la bordure est également très marqué, ce qui suggère peut-être l'importance de la section musicale (21) et, d'une manière générale, la subtilité de l'« édition féminine », qui mêle la critique la plus sérieuse à une salutaire touche de légèreté.
(21) Je suis redevable à mon collègue Pepe Karmel pour ses conseils sur la conception de la page d'accueil.
La section intitulée « Musical » commence à la page 25 et occupe les huit colonnes de cette page ainsi que les deux colonnes de gauche de la page 26. Elle est introduite par un charmant dessin non signé. Une femme élégante dirige un chœur composé de quatre putti [NDT : chérubins] qui chantent et jouent du luth et de la trompette. Deux des putti et plusieurs oiseaux sont posés sur une bordure intérieure qui pourrait évoquer un tableau noir. Un incipit musical annonce les premières mesures de « My Old Kentucky Home ».
C'est dans ce contexte que l'article de Mildred Hill, comportant près de 2500 mots et 18 exemples musicaux, occupe pas moins de la moitié de la première page.
« Compositeurs à leur insu » (Unconscious composers)
Pour Mildred Hill, les choses ont dû aller assez vite, peut-être dès les premiers mois de la nouvelle année 1895. Selon la lettre qu'elle a écrite à Dvořák le 2 mars, elle recueillait des cris de rue depuis un certain temps, sans jamais penser en faire grand-chose. C'est alors que deux événements importants se sont produits. En février 1895, Dvořák publia un article de près de 5000 mots intitulé « Music in America », dans lequel il faisait référence non seulement aux cris des garçons de café, mais aussi aux « chanteurs de rue » et aux « siffleurs », affirmant que les compositeurs américains devaient se pencher sur les sons de leur terre et écouter de telles choses lorsqu'ils essayaient de créer une musique typiquement américaine. La lecture de ces textes a dû être passionnante pour Hill et, comme nous le verrons, elle cite abondamment Dvořák dans son article. Mais il y a aussi eu la coïncidence, si l'on peut dire, de l'édition féminine à venir. On ne sait pas exactement à quel moment le projet « Woman's Edition » a été conçu, mais je suppose que ces événements se sont produits à un moment presque parfait.
Hill a plusieurs points forts à faire valoir dans son article. Après avoir fait référence à l'essai de Dvořák sur l'importance cruciale de valoriser le type de sons pris à la volée, habituellement ignorés ou considérés comme sans valeur, elle poursuit en disant, d'abord, que les cris de rue de Louisville « sont beaucoup plus musicaux que ceux des villes situées plus au nord et à l'est, et qu'ils seront donc plus précieux pour les musiciens ».
Ensuite, elle estime que « c'est le Noir qui nous fournit les cris de rue les plus intéressants » et que, pour la plupart, les cris des Blancs sont « discordants, n'étant qu'un appel dur lancé d'une voix brutale ». Cela fait partie de son credo, affirmant que « si nous l'éludons, il n'en reste pas moins que la musique noire authentique est la plus caractéristique que nous ayons dans ce pays ». Pour affirmer le pouvoir de cette musique dans l'imaginaire national, elle cite la réflexion de Dvořák : « Quelle mélodie pourrait arrêter un Américain dans la rue, à l'étranger, et faire naître en lui le sentiment d'être dans son propre pays ? » Le mot « authentique » ci-dessus est lourd de sens pour Hill, car elle estime que « pour apprécier pleinement la beauté et le pathos de la musique noire, il faut entendre le Noir d'antan la chanter ». Elle mentionne avoir entendu une « fille du Nord » chanter quelques exemples de musique folklorique noire, mais estime que « le Noir aurait à peine reconnu son propre hymne ». En effet, la musique noire, telle qu'elle la décrit, est remplie de divers types de fluctuations de hauteur et d'ornements. Elle affirme que « le Noir ne se limite jamais à la tonalité dans laquelle l'hymne est censé être écrit. Il utilise des demi-tons et des demi-sons qui lui sont propres, de sorte qu'il n'est pas possible, avec notre échelle, de donner une idée adéquate de son échelle illimitée ».
Elle poursuit en offrant de nombreuses illustrations, comme le montre clairement la reproduction ci-dessous, en parlant du « Scotch snap », une « note courte avant une longue » comme caractéristique des cris. Comme Dvořák, elle trouve la musique noire particulièrement expressive : à propos des vendeurs de charbon, elle déclare : « La pensée de la chaleur et du confort que leur charbon peut apporter semble faire ressortir toute la musique de l'âme du vendeur de charbon ». Si vous voulez entendre ces appels de la manière la plus pathétique et la plus caractéristique qui soit, allez dans les rues à l'heure du crépuscule [sic ; peut-être "personne n'est là au crépuscule"] et vous aurez le cœur serré ».
« Compositeurs à leur insu » (voir plus bas la traduction complète de cet article) |
Malgré sa vénération pour la musique noire et sa vision résolument progressiste, elle ne peut éviter certains des clichés les plus regrettables de l'époque lorsqu'elle déclare : « Cependant, sa musique a peut-être raconté l'histoire d'un cœur triste, après tout, car le Noir est comme un enfant : ses larmes et sa joie se suivent de si près qu'il est difficile de suivre le rythme de ses humeurs ». Il s'agit là d'un problème classique pour ce qui est censé être une caractérisation musicale positive d'un peuple perçu comme primitif. Liszt écrit des choses analogues à propos des Roms lorsqu'il invente sa notion de « rhapsodie », et nous pouvons trouver de nombreuses références à la musique paysanne européenne fondées sur la même approche ; il y a certainement une teinte de cela même dans l'évaluation par Brahms de son bien-aimé Dvořák comme un compositeur capable de capturer les « humeurs de la vie » avec une vitalité sublime, mais peut-être incapable de sentiments dits supérieurs. En fait, la valeur de la substance musicale « primitive » empruntée, qu'elle soit appelée « hymne noir », « style tzigane » ou « danse slave », réside dans son sentiment perçu comme direct, qui doit toujours être lié à une certaine notion d'expression « authentique ».
La deuxième partie de l'article est essentiellement un catalogue des cris de rue. Hill mentionne un cri « assez sauvage pour pouvoir être venu de Bohême » (encore du primitivisme), et nous rappelle que ses notations ne doivent pas être prises pour la réalité : « Il y a plusieurs beaux cris de vendeurs de charbon, mais il est impossible de les réduire à des tons. Ils sont faits en laissant la voix passer d'un ton à l'autre, et l'effleurement du ton est d'une durée si courte que l'oreille ne peut le situer ».
Elle parle de l'un de ses sujets favoris, les « roustabouts » [NDT : travailleurs non spécialisés, manœuvres] sur les bateaux à vapeur du Mississippi, et décrit leurs chants de travail. Elle passe ensuite à une discussion sur les hymnes, notant que « les mêmes caractéristiques qui marquent les cris de rue se retrouvent également dans les hymnes », dans lesquels elle trouve, comme dans la plupart des musiques noires, une « teinte habituelle de tristesse ». Puis elle dit quelque chose d'aussi particulier qu'insensible, rappelant dans une certaine mesure les commentaires de Wagner sur les Juifs : « En tant que race, ils se délectent de la tristesse, c'est leur plus grand plaisir ».
L'article se termine par une double péroraison. Sa première préoccupation concerne la préservation : « Une grande partie de cette musique noire est en train de se perdre dans le monde », et elle se demande pourquoi la musique amérindienne est collectée et pas cette musique. Pour la dernière fois, elle rappelle au lecteur que ses notations « ne donnent pas une idée adéquate de l'appel tel qu'il a été réellement donné... ». Elle termine en développant un passage du livre de Matthieu : « Celui qui a des oreilles pour entendre la musique peut la trouver partout autour de lui ». (22) Elle conclut par une longue citation de Dvořák, disant que « tous les compositeurs américains auront le sentiment qu'ils ont une grande dette de gratitude envers le Dr Dvořák pour avoir attiré leur attention sur un domaine aussi riche ».
(22) Matthieu 11:15 : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende ».
On peut également noter une anomalie. Même s'ils ont probablement été notés à peu près au même moment, il existe des différences, petites et même plus grandes, entre les cris de rue tels qu'ils ont été publiés dans le Courier-Journal et ceux que Hill a envoyés à Dvořák. Ces changements concernent la tonalité, le tempo et même les détails de l'ornementation. (23)
(23) La liste ci-dessous présente les principales différences entre les deux séries de cris de rue :
Version de Dvořák
La première page porte la mention « Louisville Ky. Street Cries from Miss M J Hill/1109
Second St »
1. Eh (avec une inflexion descendante) « Courier-Commercial-Critic here » (= Courier
no.5 ; à mi-vitesse)
2. [un bémol] Here (’s? a) your morning papers (= Courier no.4)
3. [un bémol, 6/8] Strawberries/Cherries ripe cherries. (= Courier n°2 ; 6/4 : ressemble à « 8 » + « etc. »)
4. Here's a yr morning pa pers (= Courier no.6 ; accent sur 'pa')
5. [un bémol, 4/4] Strawberries…off the vine (= Courier n°1)
6. [un bémol] Apples, apples, eating, cooking, etc. (= Courier no.3 [C et plus de texte 'good sweet'])
La deuxième page porte la mention « Negro street cries »
7. [Répété un demi-ton plus haut à chaque fois] Here’a yr morning papers. (= Courier n°7)
8. [3/4] Quo [= Courier no.9 un ton plus haut]
9. [4/4 « Bouche fermée »] Quo. [= Courier n°8]
10. [deux bémols, 3/4] Quo [= Courier no.14 ; trois bémols ; l'accent est à un autre endroit, le texte aussi]
11. [deux bémols, 3/4] Quo [= Courier no.15 ; pas d'accents, pas de marques de phrase]
12. [un bémol, 4/4] Quo (non présent dans Courier)
13. [un bémol, 2/4] Quo [= Courier no.13]
14. [deux bémols, 4/4] « No words but a coal merchant. » [= Courier n°12 ; en sol !]
15. [deux bémols, 4/4 ; trop de temps dans la mesure 2] « Quo o yes old lady » [= Courier n°11 ; en sol ; bon rythme]
16. [deux bémols, temps coupé] « Old man dropped stone dead » [= Courier no.10 ; le quatrième temps de la mesure 3 est un ton plus bas]
17. [un bémol, 3/4] [= Courier n°18 ; grandes différences de hauteur et d'ornementation ; Dvořák plus élaboré mais Courier a l'accent sur le fa supérieur et un decrescendo]
Courier n°16 n'existe pas dans Dvořák
Mildred Hill et Dvořák
Le fait qu'une relation véritablement profonde et complexe ait existé entre Dvořák et Mildred Hill est un élément important de cette histoire. Bien que la partie la plus formelle de cette relation s'étende de la publication de son article « Negro music » en 1892, que Dvořák a lu attentivement et qui a probablement influencé ses idées sur la musique afro-américaine, à son « History of music in Louisville » (1896) qui mentionne le compositeur pour la dernière fois, elle avait certainement entendu sa musique auparavant, puisque le Stabat Mater du compositeur était un élément important du « First Grand Music Festival » à Louisville en mai 1891, auquel Hill a assisté. Au moins entre cette date et 1896, Hill a été inspirée par les idées de Dvořák, et lui par les siennes, même si nous verrons à la fin à quel point cette relation était singulière.
Il n'est pas inutile de faire une brève chronique de leur relation. Dvořák est arrivé à New York en septembre 1892 pour occuper le poste de directeur du Conservatoire national de musique. À cette époque, après la mort de Wagner et de Liszt, il est considéré comme l'un des principaux compositeurs européens. Au cours de l'automne 1892, Dvořák a reçu une coupure d'une revue publiée par le critique musical (et alors professeur de piano au conservatoire) James Huneker, qui deviendra plus tard un intellectuel public de premier plan. (24) Cet article était presque certainement celui signé du pseudonyme « Johann Tonsor, Louisville, Kentucky ». Or, il n'y avait pas de Johann Tonsor à Louisville ou ailleurs dans le Kentucky ; il s'agissait d'un pseudonyme utilisé par Mildred Hill.
(24) Un article entier pourrait être consacré à cette question et je remercie David Beveridge pour ses interventions à ce sujet. La plupart des informations dont nous disposons sur la vie de Dvořák aux États-Unis proviennent des souvenirs de son secrétaire, le Tchèque Josef Kovařík, né aux États-Unis. Les paroles de Kovařík nous sont parvenues sous forme de publications, ainsi que dans une série de lettres que Kovařík a écrites au biographe de Dvořák, Otakar Šourek, et qui sont maintenant disponibles dans un recueil intitulé Three years with the maestro : An American remembers Antonín Dvořák, éd. Kateřina Nová et Veronika Vejvodová, publié par le Musée national de Prague en 2016. Kovařík, qui devint plus tard altiste au New York Philharmonic, est généralement un excellent témoin, mais il brouille parfois les dates et multiplie les récits. C'est pourquoi nous ne pouvons pas être certains que « Negro music » était l'article que Huneker a apporté à Dvořák. À plusieurs occasions, Kovařík affirme différentes choses : d'abord que l'article ne contenait que de la musique noire, puis qu'il contenait des échantillons de musique noire et de musique indienne. Nous sommes cependant certains que Dvořák possédait « Negro music », et une note de son fils dans la marge (à l'envers) suggère fortement que Dvořák a lu l'article. Enfin, les premières esquisses que Dvořák a réalisées dans son style « américain » ressemblent à plusieurs des chansons de « Negro music » et son utilisation de « Swing Low » dans la symphonie fait écho à son apparition dans l'article. Pour autant, nous ne connaissons pas la date exacte de la visite de Huneker, bien que dans sa critique de la Symphonie du Nouveau Monde parue dans le Musical Courier le 20 décembre 1893, il déclare : « L'auteur a été le premier à suggérer au compositeur d'utiliser des mélodies noires caractéristiques pour une symphonie ou une suite, en citant la charmante Suite Creole de John Brockhoven, C'était il y a un an. » Cela suggère que Dvořák a reçu l'article juste avant de commencer la composition de la symphonie.
Dvořák n'a jamais parlé de l'impact que cet article a eu sur lui, mais lorsque, quelques mois plus tard, il a publié son manifeste « Real value of negro melodies », intégré dans un article non signé de James Creelman, plusieurs sections semblent être étroitement liées à l'article de « Tonsor », voire s'en inspirer, en particulier la description technique et l'idée avancée dans « Negro music » selon laquelle ces mélodies devraient être le fondement d'un nouveau style américain.
Compte tenu de plusieurs facteurs, dont les similitudes entre les premières esquisses de style « américain » de Dvořák et les deux premières mélodies de la « Negro music », il est probable que cet article ait servi de source d'inspiration principale pour la Symphonie du Nouveau Monde.
Dvořák n'a jamais su que Tonsor était Hill, ni qu'il était de nouveau en contact avec son œuvre lorsqu'il a reçu la lettre susmentionnée d'Henry Krehbiel le 26 décembre 1893, comportant de « singulières chansons noires » marquées « du comté de Boyle, Kentucky, entendues il y a 55 ans ». Nous ne savons pas ce que Dvořák a fait de ces airs, mais ils avaient vraisemblablement été recueillis par Mildred Hill. (25) Il n'y a eu aucun contact entre les deux en 1894, mais au début de 1895, Hill a lu l'article de Dvořák intitulé « Music in America » dans Harper's (26). Il est probable que la « Woman's Edition » était déjà en préparation à cette époque, mais il se pourrait bien que la lecture de cet article l'ait incitée à aller de l'avant avec la publication des cris de rue. À peu près à la même époque - nous ne savons pas si c'était plus tôt ou plus tard - Hill entendit la New World Symphony à Cincinnati, et moins de deux semaines plus tard, elle lui écrivit pour lui envoyer les cris de la rue. Trois semaines plus tard, elle publiait « Unconscious composers ». Non seulement Dvořák apparaît dans le titre, mais il est mentionné pas moins de sept fois et plus de 350 mots lui sont attribués sur les 2400 de l'article. Si « Compositeurs à leur insu » est sans aucun doute centré sur la valeur des cris de rue, c'est aussi un moyen de présenter les idées de Dvořák à un public plus large, et peut-être d'étayer ses théories en se référant au grand compositeur.
(25) Il y a là une autre curiosité. Dans « Negro music », l'avant-dernière chanson transcrite est « I Would Not Live Always ». Cette chanson fascinante existe à la fois en version blanche et en version noire. Elle apparaît en Sacred harp [NDT : forme de chant choral du Sud, a capella] et à d'autres endroits en temps double. Les « singular negro songs » que Krehbiel a envoyés à Dvořák, qui sont également l'œuvre de Hill, contiennent une transcription légèrement différente de la même chanson, avec des septièmes diminuées au lieu de septièmes augmentées et de nombreux ornements. Je ne comprends pas pour l'instant les raisons de ces différences, mais nous avons vu plus haut qu'il existe également des différences entre les transcriptions que Hill a publiées dans le Courier et celles qu'elle a envoyées à Dvořák.
(26) L'article a été écrit avec Edward Emerson Jr, ce dont il faut tenir compte lorsque l'on lit les citations attribuées à Dvořák. Voir également la note (2).
Le dernier lien entre les deux se trouve dans l'« Histoire de la musique à Louisville », dans un passage qui reconnaît l'importance du séjour américain de Dvořák que nous commenterons à la fin de cet article. Bien que « Good Morning to All » ait probablement été écrit avant l'arrivée de Dvořák aux États-Unis, du moins comme le laisse entendre la déposition, Hill et Dvořák ont eu un effet profond sur leurs œuvres respectives.
« Happy Birthday » et les cris de rue des Noirs
Après avoir posé le contexte et relié entre elles les données sur Mildred Hill et sa relation avec le jardin d'enfants, Dvořák et les cris de rue, il est maintenant temps de voir comment nous pouvons tracer la relation entre son œuvre la plus célèbre et ces cris. Auparavant, il convient de noter brièvement qu'à l'époque où Mildred Hill a écrit « Good Morning to All », elle était reconnue comme une musicienne accomplie et sérieuse, d'une acuité et d'une intelligence hors du commun. Elle n'était pas simplement une sorte de « compositrice de maternelle ». Tout indique au contraire la sophistication, le goût de l'apprentissage et l'intense effort de pensée dont elle fait preuve.
Fondamentalement, trois types de preuves peuvent être utilisés pour tenter d'établir un lien entre la composition de « Happy Birthday »/« Good Morning to All » et le travail de Mildred Hill sur les cris de rue, et nous allons explorer chacune d'entre elles. (27) Aucune n'est concluante, et il faut se garder de poser une conclusion définitive. Cependant, nous soutiendrons qu'en fin de compte, la charge de la preuve incombe à ceux qui voudraient affirmer qu'il n'y a aucun lien entre les cris et la chanson.
(27) Nous prenons au mot la déclaration de Patty Hill dans la déposition Hill contre Harris et nous supposons que les chansons « Happy Birthday » et « Good Morning to All » étaient interchangeables en termes de tonalité, même si elles ne l'étaient évidemment pas en termes de rythme, bien qu'il semble plus probable que « Good Morning to All » soit apparu en premier et que l'autre ait suivi, peut-être presque immédiatement, peut-être un peu plus tard.
Le premier élément, et à certains égards le plus suggestif, est la lettre de Mildred Hill à Dvořák par laquelle nous avons commencé, dans laquelle non seulement elle lui envoie les cris de la rue, mais où elle précise qu'elle les a utilisés dans ses compositions. Bien qu'il s'agisse d'une affirmation générale, elle n'est pas sans valeur. Nous étudierons en détail les possibilités offertes par cette remarque.
Le deuxième grand type de preuves concerne les liens musicaux entre les cris de la rue et la chanson. Là encore, nous ne pouvons pas être catégoriques, car il s'agit d'un vieux problème dans les études musicales, en particulier en ce qui concerne les questions d'influence.
Le fait que l'on puisse montrer que deux choses sont similaires ne signifie pas nécessairement qu'il existe une relation de cause à effet entre elles. De plus, il peut toujours y avoir des sources manquantes où se trouve un lien plus probable. Nous montrerons qu'il existe des similitudes entre « Happy Birthday » et les cris de rue, mais la chanson est sans aucun doute similaire à beaucoup d'autres choses.
Enfin, un autre type d'argument concerne les liens généraux entre l'œuvre de Mildred Hill, ses objectifs politiques et son engagement dans la musique noire.
Nous examinerons non seulement si « Good Morning to All » doit son sens aux cris de Mildred dans la rue, mais aussi si elle l'a intentionnellement placé au début de sa collection de chansons pour jardins d'enfants parce qu'il portait en lui les aspects mêmes de l'essence afro-américaine à laquelle Hill s'était consacrée et qu'elle estimait essentiels à toute musique authentiquement américaine.
Lorsque Hill a écrit à Dvořák qu'elle utilisait des cris de rue pour composer, à quoi pouvait-elle bien faire allusion ? Il faut tout d'abord reconnaître que même si Hill semble avoir été totalement étrangère à l'autopromotion, elle ne serait ni la première ni la dernière personne à vouloir impressionner une célébrité de premier plan. Il est donc possible qu'elle ait simplement voulu montrer à Dvořák qu'elle avait suivi ses traces et qu'elle utilisait ces cris de la même manière que Dvořák s'était inspiré de modèles musicaux noirs dans la composition de ses symphonie et quatuor.
Mais si elle faisait réellement référence aux cris dans ses propres compositions, quel genre de choses cela pouvait-il signifier ? Cela pourrait certainement faire référence aux éléments que « Johann Tonsor » et Dvořák avaient cités comme étant des éléments forts de la musique noire : le rythme court-long « écossais », l'utilisation de gammes pentatoniques et même de « notes bleues », et cela pourrait également faire référence à ce que Hill et Dvořák trouvaient de plus attachant dans cette musique, à savoir sa profondeur d'expression.
Nous pourrions cependant noter autre chose. Dans la dernière partie de son article sur les cris de rue, elle passe à une discussion sur les hymnes qu'elle a également recueillis, en disant : « Les mêmes caractéristiques qui marquent les cris de rue se retrouvent également dans les hymnes ».
Cela peut signifier plusieurs choses, mais pourrait facilement impliquer qu'elle a utilisé à la fois les hymnes et les cris de rue lorsqu'elle a composé, même si elle a particulièrement insisté sur les cris de rue dans sa lettre à Dvořák.
Un autre aspect des cris de rue est cependant important. En raison de son objectif, le cri de rue présente deux caractéristiques qui pourraient le distinguer des hymnes. Tout d'abord, les cris de rue ont tendance à être assez courts. Les exemples cités dans le Courier comportant entre une et huit barres de mesure, avec une longueur moyenne de 3 à 4 mesures. Le deuxième aspect qui n'est pas présent dans les hymnes est ce que l'on pourrait appeler une « esthétique du cri de rue ». Les cris de rue sont non seulement courts, mais lapidaires ; ils doivent faire leur effet instantanément afin d'être efficaces. Ils n'ont pas réellement d'« esthétique de la chanson » dans le sens où ils ne sont jamais façonnés formellement ; même les plus longs d'entre eux se contentent de répéter des motifs.
On peut donc considérer « Happy Birthday » comme une sorte de synthèse entre le cri de rue et la chanson. Comme le premier, elle commence par un motif répété deux fois :
mais, comme la chanson, elle possède une section médiane miniature et une conclusion claire. Nous pourrions donc considérer qu'il s'agit d'un cri de rue stylisé avec art.
Une autre façon de mettre en évidence des liens est d'examiner les exemples musicaux tels qu'ils sont notés et d'explorer les similitudes possibles. En gardant à l'esprit la déclaration de Hill selon laquelle elle utilisait ses cris de rue dans ses propres compositions, nous pouvons considérer que l'ouverture pentatonique de la « Coal song » aurait pu servir de source pour « Good Morning to All », tout comme le saut d'octave et la descente du cri de rue « sifflé », de la même manière que la Black song a fourni une histoire sonore à divers thèmes de la New World Symphony de Dvořák.
De plus, le fa# de la mesure 6 de la chanson ci-dessus possède certaines des caractéristiques du « Scotch snap ». Nous pouvons également ajouter à ce stade qu'une caractéristique notable de la chanson est sa répétition textuelle, qui ressemble également beaucoup à un cri de rue.
Nous terminerons cette partie de l'enquête par une autre considération importante, à savoir la question générale de savoir pourquoi Hill a pu vouloir modeler « Good Morning to All » sur les cris de rue en premier lieu. Si l'on peut se contenter de dire que les cris de rue constituent un riche réservoir de mélodies énergiques, il est probable que les raisons de leur utilisation soient plus profondes. La plus évidente d'entre elles est que « Good Morning to All » est la première chanson du matin, le passage musical, si l'on veut, entre le monde de la maison et le monde des adultes, du commerce, de la politique. Nous trouvons ce commentaire dans la préface des histoires chantées : « Par sa simplicité, bien qu'il soit inexpérimenté, l'enfant vit au cœur des choses ; et le cercle de sa vie, bien que limité, contient toutes les vérités réduites à leurs formes primitives les plus simples ». Les chansons devaient donc être énergiques, attirer l'attention, être courtes et mémorables, exactement le genre de choses que l'on peut attendre d'un cri de rue.
Mais il est important de noter que même parmi ces chants courts, « Good Morning to All » se distingue par sa brièveté : à la vitesse indiquée (« Brightly »), il dure moins de neuf secondes (contrairement au « Happy Birthday » tel qu'il est chanté aujourd'hui, qui, avec la fermata, est facilement deux fois plus long ; nous commenterons ce point à la fin de l'essai). Cela le rend, dans sa forme et sa fonction, encore plus proche des cris recueillis par Hill.
Mais il y a une autre raison, encore plus importante, pour laquelle Hill a peut-être choisi de modeler cette chanson sur la musique noire. En tant que chanson d'ouverture de la collection, sa signification et sa valeur n'étaient pas seulement matérialistes, c'est-à-dire qu'elle permettait aux enfants de se lever et de bouger, mais elle constituait une nouvelle démonstration de l'engagement de Hill envers l'un des objectifs fondamentaux de sa vie, à savoir la création d'une musique américaine démocratique incorporant la musique noire en son cœur même. Et pourtant, nous devons admettre que nulle part l'on ne trouve de commentaire à ce sujet ; Mildred Hill n'en a certainement jamais parlé, ni personne d'autre. Mais nous pouvons aussi nous rappeler qu'il s'agit d'une femme qui ne s'est pas contentée d'écrire sur la musique noire chaque fois qu'elle le pouvait, et qui a essayé tout au long de sa carrière d'amener les autres à la prendre au sérieux : c'est quelqu'un qui cultivait la notion de secret, que ce soit dans l'utilisation ludique de noms spéciaux pour son cercle (comme les « F.C.'s » mentionnés dans l'article d'Adele Brandeis sur Mildred Hill, paru le 7 mai 1962 dans le Louisville Courier-Journal, p.17) ou dans l'emploi d'un pseudonyme.
On peut imaginer que, pour elle, associer la première chanson de la liturgie séculaire du jour avec l'essence musicale de ces mêmes personnes privées de leurs droits au nom de la conception américaine — car qu'est-ce qu'un cri de rue ? — a été la tâche la plus profondément satisfaisante de sa vie.
Épilogue
Au début de cet essai, j'ai suggéré que la lettre de Mildred Hill à Dvořák était chargée d'ironies cachées. Nous pourrions considérer que la première d'entre elles est le fait qu'au moment où il a reçu sa lettre, le grand compositeur avait probablement perdu tout intérêt pour le « style américain » qu'il avait prôné et auquel Mildred Hill croyait également. (28) Deuxièmement, rien n'indique que Dvořák ait jamais su que la femme qui avait envoyé la lettre avec des cris de rue était le même Johann Tonsor qui avait très probablement été l'une des grandes sources d'inspiration de la Symphonie du Nouveau Monde. Et Mildred Hill n'a jamais su que l'épître qu'elle avait postée le 2 mars 1895 n'était pas la première « lettre » qu'elle avait écrite à Dvořák : elle n'avait aucune idée du rôle qu'elle avait pu jouer dans l'aventure américaine de Dvořák. Autre ironie, les hymnes qu'elle mentionne n'ont jamais été publiés et, de manière assez improbable, sont restés jusqu'à aujourd'hui à l'université de l'Oregon, malgré leur importance. Une autre ironie illustre la subtilité des processus historiques : il est quelque peu surprenant, compte tenu du soutien généreux de Hill à la New World Symphony et malgré le compliment qu'elle s'adresse à elle-même selon lequel « il faut être originaire du Sud pour vraiment comprendre votre travail dans cette symphonie », de constater qu'un an plus tard, Hill écrivait, dans son « History of music in Louisville » :
Les grands compositeurs d'aujourd'hui utilisent constamment la musique folklorique de leurs pays respectifs comme base de leurs compositions. Le Dr Dvořák, directeur du Conservatoire américain, tente de le faire pour nous, mais c'est un étranger, et la tâche revient à un compositeur américain de le faire correctement. (29)
(28) Dans une tirade adressée à son secrétaire Kovařík, Dvořák aurait déclaré : « Je suis donc un compositeur américain, n'est-ce pas ? J'étais, je suis et je reste un compositeur tchèque. Je leur ai seulement montré la voie qu'ils pourraient suivre, comment ils devraient travailler. Mais j'en ai fini avec ça ! À partir d'aujourd'hui, j'écrirai comme j'écrivais auparavant ».
La seule grande composition qu'il a écrite aux États-Unis après cette date, le Concerto pour violoncelle, ne présente que très peu des touches « américaines » caractéristiques de la symphonie, des Humoresques et des œuvres de chambre contemporaines, c'est-à-dire le Quatuor à cordes op. 96 et le Quintette à cordes op. 97.
(29) « History of music in Louisville », p. 85.
Ironie du sort, les deux compositeurs, l'un maître reconnu et l'autre gloire locale, ont partagé un temps la même scène et ont écrit des œuvres qui résonnent encore dans le monde entier, à savoir une épopée symphonique et un joyau miniature ! Et tous deux étaient consciemment imprégnés de l'esprit de la musique noire telle que la comprenait le visiteur tchèque et une femme blanche du Sud qui depuis l'enfance avait aimé cette musique.
En fin de compte, ni Mildred Hill ni Antonín Dvořák n'auraient pu écrire leurs œuvres sans l'aide substantielle d'un réseau de collaborateurs, qu'il s'agisse de chefs d'orchestre et d'entrepreneurs importants comme Anton Seidl et Jeannette Thurber, de sources d'« authenticité » comme Harry Burleigh et les crieurs de rue anonymes de Louisville, ou même d'enfants de maternelle qui collaboraient avec les compositeurs crédités. L'épopée et la miniature, toutes deux apparues pour la première fois en 1893, sont de la même veine. Dvořák et Hill appréciaient tout autant l'éphémère musical des États-Unis. Pourtant, malgré de réelles évolutions dans les études musicales, Dvořák fait toujours l'objet de recherches intensives et Mildred Hill attend sa première biographie. L'héritage de ces deux figures est donc mieux servi si l'on prend davantage au sérieux les chemins de traverse, les laissés-pour-compte, les sentiers locaux de l'histoire de la musique américaine.
Annexe 1 :
Fac-similé de la lettre de Mildred Hill à Antonín Dvořák, datée du 2 mars 1895
Annexe 2 :
Transcription complète de l'article de Mildred Hill dans le Louisville CourierJournal, 27 mars 1895
Compositeurs à leur insu/Musique caractéristique des cris de rue/Opinion du Dr Dvořák/Musique trop basse pour être écoutée/Mélodie de charco-o-o-al
« Pour le cœur sensible et l'oreille du poète
La musique est partout »
(Harriet McKever)
L'article du Dr Dvořák dans le Harper's de février sur « La musique en Amérique » donne aux musiciens beaucoup de matière à réflexion pour trouver des thèmes et des motifs dans les cris de la rue. Il dit : « Un journaliste américain m'a dit un jour que le talent le plus précieux qu'un journaliste puisse posséder était de "flairer les nouvelles". De même, le musicien doit tendre l'oreille à la musique ; rien ne doit être trop bas ou trop insignifiant pour le musicien. Lorsqu'il se promène, il doit écouter chaque garçon qui siffle, chaque chanteur de rue ou chaque joueur d'orgue aveugle. Moi-même, je suis souvent fasciné par ces gens et j'ai du mal à m'en détacher, car de temps en temps, j'entends un son ou les fragments d'un thème mélodique récurrent qui ressemblent à la voix du peuple. Ces choses valent la peine d'être conservées, et personne ne devrait hésiter à faire un usage généreux de toutes les suggestions de ce genre. C'est en effet un signe de stérilité lorsque des morceaux de musique aussi caractéristiques existent et ne sont pas pris en compte par les musiciens érudits de l'époque ».
Les cris de rue de notre ville sont beaucoup plus musicaux que ceux des villes situées plus au nord et à l'est, et seront donc plus précieux pour les musiciens. C'est le Noir qui nous fournit les cris de rue les plus intéressants dans cette partie du pays. Quelques exemples de cris de Blancs et de Noirs suffiront à le démontrer.
Commençons par le vendeur de fruits italien : il vient du pays de la chanson et on pourrait penser qu'il est le plus musical. Au contraire : de tous les cris de rue, le sien est le plus discordant, n'étant qu'un appel rude poussé d'une voix brutale, comme l'appelle M. Tomlins, auquel s'ajoute l'emploi malheureux d'une corne en fer-blanc. Sauf dans le cas des Italiens, ces appels de rue sont toujours lancés dans le but d'épargner la gorge et la voix. Il est plus facile pour les cordes vocales de chanter le ton [c'est-à-dire la note] que d'utiliser la voix dure de l'orateur, et le ton chantant [c'est-à-dire la note] porte plus loin et attire donc davantage l'attention.
Le vendeur ambulant blanc ordinaire a une bonne idée du tempo et de la mélodie. Ses appels sont riches de ces deux éléments et sont vigoureux et précis, comme le montrent les exemples suivants :
Ceux-là ont été entendus au printemps, et ceux-ci en automne :
Un article de Juliette Graves Adams paru dans le Music review il y a plusieurs années sur les appels de rue de Chicago et de Buffalo a mis en lumière le fait intéressant que les appels des garçons de rue blancs de ces villes et les nôtres sont à peu près les mêmes.
Les deux exemples suivants sont les seuls appels de garçons de rue blancs qui présentent suffisamment d'intérêt pour être mentionnés :
Tous les échantillons ci-dessus sont donnés avec énergie musicale et sur un ton professionnel, mais ils sont dans une certaine mesure banals et montrent l'influence de la musique dite populaire.
Si l'on y échappe, il n'en reste pas moins que la musique noire authentique est la plus caractéristique que nous ayons dans ce pays. Dvořák pose avec pertinence la question suivante : « Quelle mélodie pourrait arrêter un Américain dans la rue, à l'étranger, et faire naître en lui le sentiment d'être dans son propre pays ? » N'importe laquelle de nos chansons populaires ordinaires attirerait son attention, mais c'est la véritable mélodie noire qui lui arracherait des larmes et lui donnerait le mal du pays. C'est certainement le cas pour un habitant du Sud. Nous devons toujours faire la distinction entre la véritable musique noire et les innombrables imitations, comme celle des minstrels parmi d'autres.
À l'opposé de l'appel commercial du vendeur blanc, notons celui du Noir. Il chante la marchandise qu'il vend comme s'il prenait plaisir à chanter et ne se souciait pas de savoir si les affaires allaient bon train ou non, et c'est cette simplicité fondamentale qui les caractérise tous. Dvořák raconte : « Un ami m'a envoyé plusieurs centaines de mélodies indiennes et j'y ai trouvé la même qualité que dans la musique noire. Mais ensuite, on m'a emmené écouter des hommes rouges chanter, et c'était horrible ». (30)
(30) Malheureusement, Hill ne nous dit pas quand, à qui, sous quelle forme et dans quel contexte Dvořák a fait ces déclarations, qui ne sont connues d'aucune autre source. Le contenu de la lettre qu'elle lui a adressée le 2 mars 1895 semble indiquer qu'il s'agit de la première communication directe entre eux deux. Aucun autre élément de leur correspondance n'est connu, mais il est concevable qu'il ait fait les déclarations citées ici dans une réponse, aujourd'hui disparue, qu'elle a reçue avant de publier son article le 27 mars. Cette réponse ne provient certainement pas de « Music in America ».
Ce commentaire devrait faire l'objet d'une recherche plus poussée afin de déterminer le lieu et le contexte, car c'est pratiquement le seul endroit où le compositeur dénigre la musique vernaculaire américaine.
Il en va tout autrement pour l'homme noir. Pour apprécier pleinement la véritable beauté et le pathos de sa musique, il faut entendre le Noir d'antan la chanter. J'ai été très frappée par ce fait en écoutant M. H.E. Krehbiel donner une conférence dans une ville du Nord sur le thème « Folk song in America ».
Les hymnes noirs qu'il utilisait comme illustrations étaient magnifiquement chantés par une jeune fille du Nord, mais un Noir aurait à peine reconnu son propre hymne. Sa manière particulière d'insérer un ou plusieurs tons [c'est-à-dire des notes] entre les principaux tons [notes] de la mélodie doit être entendue pour être imitée et appréciée. Il y a souvent autant de notes secondaires que de notes principales, et comme elles ne peuvent être écrites, il n'est pas étonnant que le chanteur nordique ne parvienne pas à reproduire l'hymne. Le Noir ne se limite jamais à la tonalité dans laquelle l'hymne est censé être écrit. Il utilise des demi-tons qui lui sont propres, de sorte qu'il n'est pas possible, avec notre échelle, de donner une idée adéquate de sa gamme illimitée.
Le « Scotch snap » — [une] note courte avant une longue, avec l'accent sur la partie non accentuée de la mesure — est une autre de ses caractéristiques, que l'on retrouve dans presque tous les exemples.
L'illustration suivante a été chantée par un garçon d'environ dix ans et montre une capacité musicale que peu de chanteurs blancs non entraînés possèdent. La première fois, il chanta [sic] ainsi :
La fois suivante, un demi-ton plus haut, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il monte de plusieurs tons entiers. entiers. Combien de chanteurs non entraînés peuvent-ils faire cela ? Il serait intéressant de faire le test.
Tout sentiment chez le Noir s'exprime par le pathos. La joie et la tristesse sont exprimées de la même manière et il est difficile de les distinguer.
Je me souviens d'une vieille Noire qui, lorsqu'elle était particulièrement heureuse, chantait « Hark, from the tombs a doleful cry » et « I wouldn't live always ». Mais c'est le marchand de charbon au détail qui nous offre les appels les plus pathétiques. S'il est une chose qu'un Noir aime plus qu'une pastèque en été, c'est un feu en hiver. La pensée de la chaleur et du réconfort que son charbon peut apporter paraît sublimer toute la musique de l'âme du vendeur. Si vous voulez entendre ces appels de la manière la plus pathétique et la plus caractéristique, allez dans les rues à midi, au crépuscule [sic ; peut-être « quand personne n'est là, au crépuscule »] et vous aurez le cœur serré. Une amie m'a raconté avoir assisté à l'enterrement d'un Noir, dans lequel le principal pleureur était l'homme le plus déchirant qu'elle ait jamais rencontré. Le lendemain, dans la même localité, j'ai entendu l'appel suivant sur un ton poignant :
(Le triolet doit être donné bouche fermée, et à la place du mot « coal » il faut entendre le son « quo ».)
J'ai immédiatement pensé au Noir au cœur brisé de la veille et dans mon esprit se forma l'image de son chagrin se manifestant dans ces tonalités attristantes. Lorsque j'aperçus enfin le chanteur, quelle ne fut pas ma surprise de le trouver dans son chariot, en train de danser sur son affliction. Lorsqu'il est passé, son cri s'est transformé en
ce qui était un cri un peu plus joyeux. Cependant, il se peut que sa musique ait raconté l'histoire d'un cœur triste, car le Noir est comme un enfant : ses larmes et sa gaieté se suivent de si près qu'il est difficile de suivre le rythme de ses humeurs. Dans l'opéra Iphigénie en Tauride de Gluck, on raconte qu'après avoir tué sa mère, Oreste chante placidement « Mon cœur est en paix ». L'accompagnement raconte une autre histoire, donnant tous les signes d'agitation. Lorsqu'on lui demanda pourquoi il n'avait pas mieux adapté l'aria et l'accompagnement, Gluck répondit : « Parce qu'Oreste a menti, mais la musique a dit la vérité ».
Le Noir exprime souvent son sens de l'humour dans ses appels, comme :
Un autre n'a pas d'appel musical mais chante en stentor « Old Man » et a fait inscrire la même chose dans son chariot. Ils chantent parfois une courte mélodie sans
paroles.
C'est ce que chantait un jeune marchand de charbon de douze ou quatorze ans. Sa voix était fraîche et forte, et elle était belle lorsqu'elle s'adoucissait dans le lointain.
Le suivant est assez sauvage pour pouvoir être venu de Bohême :
Les deux exemples ci-dessous montrent comment ils varient le même appel :
Dans l'exemple suivant, l'appel a été divisé entre deux garçons chanteurs, chacun chantant une mesure :
Un autre exemple intéressant est le suivant :
Comparez le vieil homme blanc, qui appelle « Glass put in » d'un ton dur et bourru, avec la mélodie suivante sifflée par un Noir dans le même secteur d'activité :
Cette mélodie est son support publicitaire et est comprise par chacun dans les rues qu'il fréquente. Je lui ai demandé d'où lui venait cette mélodie. Il m'a répondu : « Je l'ai faite dans ma tête, je pense. Je le siffle simplement pour faire savoir aux gens que je passe, mais je n'ai jamais su qu'aucun Blanc ne le remarquait ». Ses variations sont intéressantes, mais l'original ressort toujours clairement et fortement, de sorte que ses clients ne peuvent pas s'y tromper.
Il existe plusieurs beaux appels de vendeurs de charbon, mais il est impossible de les réduire à des tons [c'est-à-dire à des notes]. Ils sont faits en laissant la voix passer d'un ton [c'est-à-dire d'une note] à un autre, et l'effleurement du ton [de la note] est d'une durée si courte que l'oreille ne peut pas le situer. Le seul que j'ai est le même que [l'exemple] numéro 2.
On dit que les employés des anciens bateaux à vapeur du Mississippi avaient de belles chansons et de beaux appels, mais le temps est passé où ils auraient pu être recueillis. Le Noir utilise souvent un rythme sans mélodie pour s'aider dans son travail.
La phrase suivante a été utilisée par des ouvriers noirs lors de la pose des rails de la voie de tramway. Les rails étaient déplacés en trois mouvements, par exemple prendre, soulever, déplacer, poser. Nous dirions peut-être prêt ; un, deux, trois. Les Noirs disaient « Another good man (ready), gone (one), gone (two), gone (three) ». Le rythme était parfait et il était très intéressant de les entendre et de les observer, car ils semblaient ne jamais se lasser. La plupart des appels de rue donnés ne contiennent que cinq tons [c'est-à-dire des notes], beaucoup n'en contiennent que trois. L'un couvre une octave et l'autre un dixième. Ce dernier est inhabituel.
Les appels des Blancs sont verbeux et accordent moins d'attention à la musique qu'aux paroles, alors que pour un Noir, la musique est tout ce qu'il y a de plus important. Si le Dr Dvořák trouve les cris de rue de l'Est suggestifs, il sera certainement fasciné par ceux des Noirs du Sud, d'autant plus qu'il s'intéresse beaucoup à la musique noire. Les caractéristiques qui caractérisent les cris de rue se retrouvent également dans les hymnes.
Dans ces hymnes, on utilise des intervalles qui suscitent l'admiration de la plupart des musiciens.
Ils commencent par exemple par la septième majeure ou utilisent des quintes consécutives.
Les paroles de leurs hymnes sont extrêmement concrètes. Il y a toujours des rues dorées, de longues robes blanches, des couronnes étoilées et des pantoufles dorées. Un artiste pourrait facilement donner une représentation fidèle de l'idée que les Noirs se font du paradis. Les habitants de la ville dorée devraient cependant être peints en noir, car je n'ai pu trouver qu'une seule fois une personne autre que la famille proche mentionnée comme étant présente. Il n'y a que les pères, les mères, les sœurs, les frères et les prédicateurs.
La seule exception était la maîtresse.
La musique noire n'est pas joyeuse. Même la musique du banjo, bien qu'elle soit pleine d'abandon, a la teinte habituelle de la tristesse. Les paroles des hymnes sont souvent joyeuses, mais la musique est toujours triste. En tant que race, ils se complaisent dans la tristesse, qui est leur plus grand plaisir. Il est dommage qu'une si grande partie de cette musique noire soit perdue pour le monde. Dans une décennie, il sera trop tard pour les collecter [c'est-à-dire les hymnes].
L'ancienne génération s'éteint rapidement et les jeunes ne chanteront pas les hymnes d'autrefois. Les anciens Noirs aiment ces hymnes, tant ils expriment bien leurs émotions religieuses. L'un d'entre eux m'a dit : « Vous assurez votre salut en sauvant ces hymnes qui ont envoyé tant de Noirs au paradis ». Comme le dit le Dr Dvořák : « Peu importe l'origine de ces hymnes, une fois qu'ils ont été sur les lèvres de plusieurs générations de Noirs, ils lui appartiennent et les représentent ». (31)
(31) C'est la deuxième fois dans cet article que nous rencontrons une citation attribuée à Dvořák qui n'est pas connue par ailleurs dans la littérature sur le maître. Contrairement à la première citation concernant la musique amérindienne, celle-ci correspond davantage à l'opinion du compositeur sur la musique afro-américaine.
Le musée Peabody de Harvard a envoyé un représentant chez l'homme rouge pour recueillir sa musique et ses légendes. Pourquoi n'envoie-t-on pas quelqu'un dans le Sud pour faire la même chose avec l'homme noir ? Lors du Congrès Musical de l'Exposition Universelle, le projet d'envoyer quelqu'un dans le Sud avec un phonographe a été discuté, mais rien n'a été fait. Ce serait le seul moyen de préserver le chant noir, non seulement à cause des tonalités secondaires mentionnées, mais aussi parce que l'hymne n'est jamais chanté deux fois de la même façon.
Ces appels de rue cités ne donnent pas une idée adéquate de l'appel tel qu'il est réellement donné, mais c'est ce qui s'en rapproche le plus.
Celui qui a des oreilles pour entendre la musique peut la trouver partout autour de lui, et c'est vraiment la voix du peuple. Je conclurai par une autre citation de Dvořák : « Il ne fait aucun doute que les germes de la meilleure musique se cachent parmi toutes les races qui se mélangent dans ce grand pays. La musique du peuple est comme une fleur rare et charmante qui pousse au milieu des mauvaises herbes. Des milliers de personnes passent à côté d'elle, d'autres la piétinent, et il y a de fortes chances qu'elle périsse avant d'être vue par le seul esprit critique qui l'appréciera par-dessus tout. Le fait que personne ne se soit encore levé pour en tirer le meilleur parti ne prouve pas qu'il n'y ait rien. [Ici, Hill omet quelques phrases] Une telle musique nationale, je le répète, n'est pas créée à partir de rien. Elle est découverte et revêtue d'une beauté nouvelle, tout comme les mythes et les légendes d'un peuple sont mis en lumière et cristallisés en vers éternels par les maîtres poètes. Tout ce qu'il faut, c'est une oreille délicate, une mémoire attentive et le pouvoir de souder les fragments des époques passées en un tout harmonieux ». (32) Le jour n'est pas loin où tous les compositeurs américains reconnaîtront avec gratitude leur grande dette envers le Dr Dvořák, pour avoir attiré leur attention sur un domaine aussi riche. M.J.H.
(32) Extrait de « Music in America » de Dvořák, p. 433, cols 1-2.
Notes du traducteur
Cette étude de Michael Beckerman a été publiée le 8 septembre 2020 sur le site de la Dvořák American Heritage Association (DAHA). On trouvera son original ici : www.dvoraknyc.org/dvorak-birthday.
M. Beckerman, professeur, musicologue, chercheur et auteur de l'indispensable New Worlds of Dvořák : Searching in America for the Composer's Inner Life, dont MusicaBohemica a parlé à de nombreuses reprises, m'a autorisé à en faire une traduction française : qu'il soit mille fois remercié pour cet honneur.
Les éventuelles imprécisions qui résulteraient des choix de traduction seraient naturellement de mon fait, sans qu'il soit possible d'en faire grief à l'auteur original.
Alain Chotil-Fani, juillet 2023
Voir aussi
La musique en Amérique par Antonín Dvořák avec la collaboration de Mr Edwin Emerson, Jr., Harper's New Monthly Magazine, février 1895.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire