John Tyrrell, un musicologue au service de Janáček
John Tyrrell naquit à Salisbury (aujourd’hui Harare), en Rhodésie du sud (devenue depuis le Zimbawe) le 17 août 1942. Il étudia aux universités du Cap (en Afrique du Sud), puis en Angleterre à Oxford et en République tchèque à Brno. Quelque temps avant son arrivée en Moravie, il avait commencé à apprendre la langue tchèque. Pendant son séjour à Brno (en 1966-7 avant l’époque de l’ascension de Dubček au pouvoir à Prague), grâce à une bourse du British Council, il fut en prise directe avec la culture et la musique tchèque. Par ailleurs, il perfectionna son étude de la langue tchèque si bien qu’il pouvait se frotter aux textes tchèques sans avoir besoin d’un traducteur. En 1976, il rejoignit l’Université de Nottingham où il devint professeur de musique. Il eut l’insigne honneur d’intercéder auprès des autorités musicales que l’opéra de Dvorak, Dimitri, effectue sa première venue en Grande Bretagne. Avec Stanley Sadie, il fut un acteur prépondérant en tant que rédacteur en chef du New Grove lors de la publication de cette encyclopédie musicale en 2001. C’est à l’Université de Cardiff, à partir de l’an 2000, qu’il acheva sa carrière professorale. Il avait reçu des doctorats honorifiques de l’Université Masaryk et de l’Académie de musique et des arts du spectacle (la bien nommée Janáček) de Brno.
John Tyrrell |
Très tôt, il se lança dans l’écriture d’articles de revues spécialisées et de livres consacrés essentiellement à Janáček. L’année 1982 vit l’entrée de John Tyrrell dans le monde de l’édition à travers le livre Leoš Janáček : Kát’a Kabanová, premier d’une lignée d’ouvrages à propos de Janáček qui comporta neuf volumes dont la parution s’étala jusqu’en 2015 (voir en fin d’article la liste des ouvrages rédigés par John Tyrrell).
Un certain nombre d’indicateurs témoignent de la valeur des livres écrits par John Tyrrell : la qualité de notes infrapaginales, la quantité de références aux archives moraves (1), la présence d’un index très développé et très précis (2), le découpage des chapitres avec des titres significatifs, l’ajout de photographies idoines.
Dès le début des années 2000, John Tyrrell délivra sur un peu plus de 2 000 pages et en deux volumes une somme documentaire incomparable à ce jour pour qui souhaiterait connaître et comprendre profondément le compositeur Janáček et sa musique sous le titre général Janáček : Years of a life.
Les deux volumes de John Tyrrell : Years of a life |
Dans la première partie de son diptyque Janáček : Years of a life, sous-titré The lonely blackbird (2006), Tyrrell traque les plus petits détails significatifs et donne à ses lecteurs un grand nombre d'informations qui éclairent les orientations du compositeur, par exemple la liste des opéras que Janáček a vus, étudiés ou commentés ou celle des articles que le compositeur rédigea pour Hudební listy (3) ou encore l'emploi du temps de Leoš Janáček alors élève au conservatoire de Vienne (1880) ou bien encore, aussi détaillé que peuvent le révéler les archives que Tyrrell consulta, le programme des concerts que le jeune dirigeant donna à la tête de la société Svatopluk à Brno dans les années 1870. Dans le second volume Janáček : Years of a life sous-titré Tsar of the forests (2007), les événements de la vie de Janáček défilent année après année (parfois jour après jour), mais l'auteur ne se satisfait pas d'un survol fidèle à la réalité. Il confronte faits et sources, ne se contentant pas d'accepter les conclusions d'auteurs antérieurs, creusant chaque fait et geste du compositeur, relevant ses constantes, mais aussi ses contradictions, ses volte-face, notant très précisément les faits avérés et pointant ce qui reste incertain. Où l'on s'aperçoit que la victoire de Jenůfa à Prague en 1916 laissa place à de nombreuses autres batailles que dut livrer le compositeur vis-à-vis de ses éditeurs, de responsables de maisons d'opéras, d'interprètes, de critiques. Ce journal de la vie d'un compositeur, si précis soit-il, ne peut donner une idée nette et globale de sa personnalité et des caractéristique du fait musical. Aussi, très savamment, John Tyrrell intercale quelques chapitres pour faire le point sur un certains nombre de questions, le rôle de Max Brod, comment Janáček composa ses opéras, l'évolution de la ville de Brno, la musique à programme, Janáček et le modernisme - pour en citer quelques-uns - qui projettent un éclairage global et pertinent sur le compositeur, son époque, le cadre de vie, les courants artistiques qui le nourrissaient ou qu'il rejetait. Ajoutons la présence entre autres d'un cahier de 28 photographies, d'un certain nombre de tableaux et d'un index abondant. Bien sûr, la rencontre avec Kamila Stösslová et les conséquences sur la vie et les compositions du maître morave tiennent une large place avec de nombreux extraits de la copieuse correspondance échangée entre eux. Ces deux livres constituent LA somme indispensable qu'il faut posséder dans sa bibliothèque et que l'on pourra consulter fréquemment, si l’on veut saisir la richesse et l’ampleur de la musique de ce compositeur morave.
L'Opéra tchèque |
Dès les premiers livres produits par John Tyrrell, pour prendre en exemple Czech Opera (1988), les qualités remarquées dans Janáček : Years of a life étaient déjà présentes. Lorsqu’il examine la place tenue par les compositeurs tchèques dans le paysage opératique, il aborde Foerster et immédiatement après s’ingénie à le confronter avec Janáček. A travers Eva de Foerster et Jenůfa de Janáček, tous les deux basés sur des pièces de Gabriela Preissová, il détecte des différences d’approche entre les compositeurs. L’un, Foerster, restant dans les codes du XIXe siècle corseté par la métrique des vers utilisés, l’autre, Janáček, forgeant son langage musical en s’appuyant sur les mélodies du parler morave et ouvrant des perspectives modernes à l’opéra. Avec beaucoup de sensibilité et de finesse, Tyrrell montre que malgré des éléments qui pouvaient rassembler les deux compositeurs, d’autres faits, d’autres orientations les faisaient diverger. Les pages 283 à 286 de son livre sont éclairantes sur la manière dont Janáček calqua sa musique sur son adaptation du texte de Preissová, utilisant des répétitions de phrases avec d’infimes modifications (des extraits de la partition de Jenůfa et des extraits du texte viennent conforter la démonstration).
Nigel Simeone, John Tyrrell, Alena Nemcová, les trois auteurs du Catalogue des œuvres et des écrits de Janáček |
Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage tissé à six mains, le Catalogue of the music and writings of Leos Janáček, montre les mêmes signes d’une scrupuleuse intransigeance envers les faits. Ce catalogue ne se limite pas à une simple liste des ouvrages de Janáček que les auteurs auraient remis dans l’ordre chronologique. Non seulement, ils ont réalisé cet inventaire en suivant le déroulement chronologique de la composition des œuvres, mais surtout ils ont classé les œuvres terminées par le musicien dans différentes catégories, opéras, musique de chambre, chœurs, etc. sans oublier les œuvres en cours de composition, celles qui ont été perdues, etc. Considérant que Janáček n’était pas seulement compositeur, ils ont établi un relevé très précis de ses nombreux écrits. En ce qui concerne les ouvrages musicaux, ils ont examiné chacun d’eux dans un schéma éloquent : date de composition, distribution des instruments (ou des voix), lieux de conservation des manuscrits, date de publication avec indication des éditeurs et dates des premières exécutions publiques, notes copieuses sur différents aspects de l’œuvre. Chaque lecteur peut de cette manière appréhender finement chaque composition de Janáček. John Tyrrell et les coauteurs manifestent leur haute conscience d’un travail scientifique, éclairant chaque face d’une composition et n’hésitant pas à évoquer les zones d’imprécision qui entourent parfois quelques-unes de ces œuvres.
Kát’a Kabanová |
Dès 1982, John Tyrrell avait déjà rédigé un livre à plusieurs mains, consacré à Kát’a Kabanová. Faisant preuve d’humilité, pensant qu’il n’était pas armé à lui tout seul pour pouvoir répondre pleinement à tous les aspects, il convoqua neuf autres musicologues et quatre témoins plus anciens pour balayer tous les angles de la problématique de son sujet. Il en découla que Cynthia Marsh examina la pièce d’Ostrovsky, Wilfrid Mellers se chargea du synopsis de l’opéra, tandis que la musicologue tchèque Svatava Přibáňová établissait l’historique des représentations de Kát’a Kabanová alors que Adrienne Simpson établissait l’état de la réception de la pièce lyrique en Grande Bretagne, etc… Il faut signaler que Charles Mackerras, déjà compagnon de recherches de John Tyrrell, intervint sur les questions d’orchestration. Ne voulant laisser le moins possible d’aspects de la question sans apporter au moins des débuts d’analyse, John Tyrrell inclut les études que des contemporains du compositeur avaient rédigées, tels Max Brod, traducteur de plusieurs de ses opéras en langue germanique, et Daniel Muller, premier biographe français de Janáček (lien). Des propos de musicologues d’une époque plus récente furent retenus, Winton Dean, K.-H. Wörner et le metteur en scène David Poutney. Dans ces interventions de personnalités musicales, toutes n’appartiennent pas à la sphère britannique au sens large ce qui démontre la volonté de John Tyrrell de ne pas s’enfermer dans le seul point de vue de la culture du Royaume Uni.
Charles Mackerras par Nigel Simeone et John Tyrrell |
Que dire du livre d’hommage à Charles Mackerras que Nigel Simeone et John Tyrrell ont dirigé ? On y retrouve les mêmes qualités que dans les autres volumes. Ils n’ont pas livré un panégyrique du chef d’orchestre, applaudissant à tout rompre à toutes ses actions. Donnant la parole à quelques interprètes qui ont travaillé avec lui, ils ont dressé un portrait de l’homme et du musicien, rappelant son parcours d’Australie à la Grande Bretagne passant par la Tchécoslovaquie. Emaillant ce parcours par des citations de Mackerras lui-même, on assiste à sa découverte d’opéras de Janáček. Tyrrell s’efface devant son sujet. Cependant, il ne dissimule pas l’extrême difficulté que Mackerras, rentré en Grande Bretagne, eut à vaincre pour tenter d’imposer Kát’a Kabanová au Sadler’s Wells en 1951. Et les critiques ne furent pas tendres. Mackerras champion de la musique de Janáček en Grande Bretagne. Oui. Mais combien de batailles dut-il mener pour imposer ses opéras ? Tyrrell décrit bien le début de l’engouement du public britannique envers le compositeur morave à l’occasion de la découverte de L’Affaire Makropoulos en 1964. Une pièce de théâtre, dont sont friands les Anglais, contribua à libérer leur écoute. Ils s’aperçurent que la musique que Janáček composa ne perturbait pas leur appréhension du sujet, bien au contraire. On ne pouvait que mettre au profit de Mackerras ce début d’accoutumance des mélomanes britanniques à Janáček, notaient les auteurs. Il n’était pas dans leurs intentions d’envoyer des compliments seulement à l’ambassadeur de Janáček. Si Mackerras s’engagea fermement à livrer les opéras et les œuvres symphoniques du compositeur morave, son amour de la musique et sa science de la conduite d’orchestre le conduisaient vers d’autres horizons. Très loyalement, Tyrrell et Simeone rendaient compte de l’immense répertoire de ce chef d’orchestre, sans rester dans un flou louangeur ni dans une approximation hasardeuse. Tyrrell, comme à son habitude, lorsqu’il abordait un sujet l’étayait par nombre de références sur lesquelles des artistes qui avaient travaillé avec Mackerras s’appuyaient.
On pourrait multiplier les exemples, y compris pour des écrits plus modestes tels ceux des notices pour un CD d’ouvrages de Janáček. Lors de la parution par Chandos du premier volume des œuvres orchestrales (4) du compositeur morave sous la baguette d’Edward Gardner, en 2014, John Tyrrell, sur six pages détailla ces œuvres. Ce premier volume regroupe deux ouvrages bien connus, la Sinfonietta, La Petite Renarde rusée et Capriccio pour la main gauche, cette dernière moins souvent à l’affiche des concerts. Bien sûr, pour La Petite Renarde, ce ne fut pas l’opéra que Gardner choisit, mais la suite d’orchestre. Immédiatement, Tyrrell signala qu’après une représentation en 1937 de cet opéra dirigée par Václav Talich et qui reçut de nombreuses acclamations, le chef d’orchestre reprit un projet de suite d’orchestre initié par Universal Edition une dizaine d’années auparavant. Talich choisit les éléments de l’opéra et confia à František Svor et à Jaroslav Řídký le soin de réorchestrer les extraits pour les rendre plus accueillants aux oreilles des mélomanes. Tyrrell s’attacha à situer ces pièces dans les différentes scènes de l’opéra. Cette Suite n’émane donc pas directement de la main de Janáček, mais sa musique est là, malgré un affadissement dû à la nouvelle orchestration et à l’approche choisie. C’est là qu’intervint Charles Mackerras avec qui John Tyrrell travailla souvent. Ils établirent des versions de deux de ses opéras - Jenůfa et Z mrtvého domu (La Maison morte) - au plus près des compositions originales de Janáček. Ainsi que Tyrrell le précise, Mackerras «enleva toutes les additions de la réorchestration pour permettre à l’orchestre original du compositeur de parler par lui-même». Après la disparition de Charles Mackerras en 2010, John Tyrrell assura seul la fin des travaux sur le dernier opéra de Janáček révisé par des élèves du compositeur. Mackerras et Tyrrell souhaitaient retrouver la version originale du compositeur. « Dans la nouvelle édition, j’ai conservé TOUS ces « russianismes », même s’ils sont obscurs ou n’ont pas de sens. » m’indiqua John Tyrrell, mais il ajoutait aussitôt « Je pense qu’ils font tous partie du « monde sonore » de l’opéra, et qu’aujourd’hui ils peuvent être chantés tels quels, tandis qu’un texte « intelligible » peut être affiché dans les surtitres. » Il précisait enfin « mon édition aura une longue annexe où je prends chacune des modifications apportées, pour montrer ce qui est dérivé de l'original de Dostoïevski et faire des commentaires à leur sujet. (5)» En octobre 2017, cette version originale fut créée à l’Opéra national gallois à Cardiff sous la direction de Tomáš Hanus, création suivie avec attention par John Tyrrell. Cette version critique de La Maison morte fut reprise à Londres et à Munich, entre autres.
A propos de la Sinfonietta, récemment élue «composition du siècle» par les auditeurs de Radio Prague, presque tout a été dit. On sait que, en juin 1924, Janáček en compagnie de Kamila Stösslová, entendit une prestation de la musique d’un régiment d’infanterie à Pisek qui l’impressionna fortement. John Tyrrell ne s’arrête pas à ce que l’on connaît de l’enfantement de cette œuvre. Il se fait l’écho des récentes recherches de Jiří Zahrádka (conservateur des archives Janáček à Brno) d’où il ressort que Janáček avait amorcé la fanfare introductive de la Sinfonietta dans une orchestration complètement différente, trois cors, trois trompettes, cinq trombones et une harpe (!). Il semble qu’il composa tout d’abord les mouvements 2, 3, 4 et 5 et n’ajouta la fanfare en première position qu’un peu plus tard. Ces nouvelles informations n’ajoutent rien à la beauté de cet ouvrage. Cependant elles éclairent les conditions dans lesquelles Janáček composa sa Sinfonietta, à la fois très rapidement et aussi en revenant sur son organisation interne. Une même exigence accompagne l’analyse du Capriccio (6). Il est assez rare de constater cette implication et cette rigueur de la part d’un rédacteur pour une simple notice de disque. Il est vrai que John Tyrrell n’était pas un musicographe ordinaire, mais un musicologue attentif à ne pas déroger aux principes essentiels de la recherche musicologique, entre autres de s’appuyer sur des faits dûment vérifiés.
Ma life with Janáček couverture du livre de John Tyrrell |
Lorsque John Tyrrell m’envoya un exemplaire de son livre My Life with Janáček, il me raconta le bonheur qu’il eut de découvrir chez un antiquaire britannique les feuillets dactylographiés des mémoires de Zdenka Janáček, alors qu’il lui avait été impossible de les consulter dans les archives du Musée morave à Brno. Comment étaient-ils parvenus à Londres ? Mystère. Mais un mystère heureux pour lui. Ainsi, il se lança dans un examen approfondi de ces pages qu’il compara avec d’autres écrits recueillis par Robert Smetana et aux souvenirs de Marie Stejskalová (au service de la famille Janáček de 1894 à 1938). John Tyrrell aurait pu se contenter de publier ce journal tel quel. C’est mal connaître la rigueur scientifique du musicologue. Il accompagna les pages du témoignage de Zdenka Janáček par des notes infrapaginales qui précisaient les faits, les éclairaient, corrigeaient des erreurs de date ou de lieux, appuyaient certaines déclarations de Zdenka ou les contredisaient lorsqu’il y avait lieu, ajoutaient quelques détails, rectifiaient des faits. Pour parachever ce récit, John Tyrrell l’enrichit d’un glossaire de noms de personnes, d’une bibliographie, d’un index très précis et d’un cahier photographique de 21 clichés. Tels quels, s’ils n’apportent quasiment rien de nouveau sur sa musique, ces mémoires dévoilent d’autres perspectives sur la personnalité de Janáček.
L'activité de John Tyrrell ne s'exprima pas seulement à travers les livres qu'il écrivit. Dans les postes professoraux dans les différentes universités dans lesquelles il enseigna, la musique de Janáček était montrée en exemple, ainsi que la musique d'autres compositeurs tchèques, mais surtout servait de base à de solides études dans lesquelles ses étudiants s'exerçaient à l'observation, à la critique pour dégager les principes fondamentaux de l'écriture musicale. John Tyrrell répondait présent sitôt que d'autres musicologues le questionnaient sur ses recherches. Ainsi, lorsque Michael Beckerman se lança dans son livre Janáček and his world (édité en 2003), il assura une contribution intitulée « comment Janáček composait ses opéras » que l'auteur qualifia de splendide tandis que John Tyrrell apporta des remarques constructives sur le projet et transmit à Michael Beckerman des documents qu'il possédait suite à ses recherches fructueuses dans les archives tchèques et les rendant disponible à quiconque pour la première fois. En 2008, il fit le voyage de Paris et participa activement au colloque international sur Janáček organisé conjointement par l'Université Masaryk de Brno en coopération avec l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV).
Si John Tyrrell n’avait pas travaillé assidument sur la musique de Janáček et sur l’homme lui-même avec autant de connaissances sur le contexte historique, politique, linguistique et artistique, aurions-nous eu, en Europe occidentale, autant d’études si détaillées, s’appuyant sur les documents conservés à Brno, après les avoir passées au crible de son esprit critique vigilant ? Certainement pas. Sa récente disparition tire malheureusement un rideau sur ses études en Europe occidentale à propos de ce compositeur. Heureusement, la musicologie britannique forte de plusieurs individualités très compétentes continuera ses productions comme récemment Nigel Simeone avec son Janáček Compendium, condensé extrêmement riche et éclairant sur le compositeur morave ou bien Paul Wingfield qui, beaucoup plus tôt, en 1992, réalisa une étude sur La Messe glagolitique de Janáček (Cambridge University Press) au cours de laquelle il remerciait John Tyrrell pour ses encouragements et l'exemple de son travail qui a déteint sur lui.
les deux volumes Years of a life en traduction tchèque |
Enfin, il convient de signaler la traduction en tchèque du diptyque capital Janáček : Years of a life paru aux éditions Host en 2018 et 2021. Conscient qu’il ne pourrait sans doute pas assurer lui-même la traduction intégrale de ses livres, malgré une bonne connaissance de la langue tchèque, il s’appuya sur la maîtrise de Tomáš Suchomel qui l’avait sollicité pour ces traductions. Mais il révisa son propre texte en l’actualisant et en discutant longuement avec son traducteur chaque fois que ce dernier lui expédiait un groupe de pages traduites. On peut être certain que ces traductions ne trahissent pas les écrits originaux du musicologue anglais. D’habitude, les musicologues tchèques n’apprécient pas trop que des confrères d’autres pays viennent publier chez eux en tchèque les résultats de leurs recherches sur les musiques de leur pays. Dans ce cas, John Tyrrell a trouvé assez facilement un traducteur compétent et un éditeur sur la place de Brno.
Bien que ce ne soit pas un livre, il est impossible de ne pas évoquer également un vaste article rédigé par John Tyrrell dans le Grove Music Online, concernant Janáček riche de 115 pages réparties en divers chapitres, dont 27 pages relatives à la vie du compositeur et à la place de ses ouvrages dans la musique du premier quart du XXe siècle.
Un catalogue détaillé de ses œuvres, calqué sur le livre que Tyrrel rédigea avec Nigel Simeone et Alena Němcová suit l’article principal sur 23 pages. On trouve ensuite la liste complète des feuilletons de Janáček occupant 25 pages. Une bibliographie conséquente occupe plus de 30 pages. Que voilà une publication complète, qui ne remplace pas, bien sûr, les quelques 2 000 pages du diptyque Janacek, Years of a life. Cependant, l’essentiel est là et de fort belle manière. Une fois examinées les quatre étapes significatives de sa vie créatrice, le lecteur découvre des chapitres qui lui donne des clés de compréhension de la musique de Janacek. Ainsi les sources de son inspiration lui dévoilent ce que les rencontres avec la musique populaire morave ont apporté à son langage musical. John Tyrrell ajoute d’autres clés de compréhension envers ses héroïnes d’opéra par la fluctuation de ses relations avec Kamila Stösslová. Dans le chapitre suivant, les évolutions du style musical du compositeur sont percées, des tournures de la musique populaire morave aux « mélodies du langage » telles que les a théorisées Janáček qui s’insinuent dans maintes phases expressives ainsi que les dissonances qui cassent la linéarité d’un chant provoquant une tension (Quatuor à cordes Lettres intimes). Tyrrell insiste sur les cellules répétitives et la juxtaposition de certaines autres sans nécessité de ponts entre elles, une des caractéristiques du langage musical du compositeur. On peut retenir aussi l’une des phrases de Tyrrell pour qualifier rapidement les opéras de Janáček : « La concision sous tous ses aspects est maintenant considérée comme l’une de ses principales vertus : la plupart des opéras sont terminés en deux heures. La dramaturgie de ses derniers opéras est incroyablement directe, réalisant des effets frappants au moyen de juxtapositions brutales. » Tyrrell consacre encore un chapitre au talent d’écrivain du compositeur. C’est dire que ce seul article de Tyrrell renferme tant de richesses. (Dommage qu’il soit réservé à ceux qui lisent la langue de Shakespeare, comme d'ailleurs tous ses livres).
John Tyrrell, un immense musicologue, d’une honnêteté et d’une rigueur scientifique sans pareilles, s’en est allé en 2018 ; le monde musical a perdu un chercheur qui pendant une quarantaine d’années s’est penché sur la musique tchèque et en particulier sur celle de Janáček et a offert aux mélomanes des documents et des écrits d’une qualité indéniable. Avec son ami Charles Mackerras, chef d’orchestre, il a participé depuis longtemps à propager avec succès la musique de Janáček en Europe occidentale.
Joseph Colomb - juillet 2023.
Voici l'ensemble des ouvrages de John Tyrrell consacrés à Janáček et à la musique tchèque :
• Leoš Janáček : Kát’a Kabanová, Cambridge University Press - 1982 - 234 pages
• Czech Opera, Cambridge University Press - 1988 - 352 pages
• Janáček’s operas : a documentary account, Faber and Faber - 1992 - 405 pages
• Intimate letters : Leoš Janáček to Kamila Stösslova, Faber and Faber - 1994 - 397 pages
• Janáček’s works : a Catalogue of the Music and Writings of Leoš Janáček, avec Nigel Simeone et Alena Nemcová , Clarendon Press - 1997 - 522 pages
• My life with Janáček ; the memoirs of Zdenka Janáček, Faber and Faber - 1998 - 278 pages
• Leoš Janáček, Years of a life, volume 1 (1854 - 1914), the lonely blackbird, Faber and Faber - 2006 - 971 pages
• Leoš Janáček, Years of a life, volume II (1914 - 1928), tsar of the forests, Faber and Faber - 2007 - 1074 pages
• Charles Mackerras, édité par Nigel Simeone et John Tyrrell, Boydell Press - 2015 - 298 pages.
Ne sont pas comprises dans cette liste les éditions critiques des partitions d'opéras révisées par John Tyrrell et Charles Mackerras ou Tyrrell seul pour une partie.
La plupart des livres de John Tyrrell antérieurs à l’an 2000 sont difficilement trouvables. On peut les chercher chez des bouquinistes et y découvrir des exemplaires neufs ou d'occasion en bon état.
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Aux Etats-Unis d’Amérique, un musicologue, Michael Beckerman s’est intéressé à la musique tchèque et à plusieurs compositeurs, Dvorak et Janáček en particulier. Il a rédigé plusieurs livres : New Worlds of Dvořák, Janáček and his world (couverture ci-dessus), Janáček as theorist. Il a participé au développement de la connaissance de ces compositeurs tchèques aux USA.
A propos de Dvořák, je renvoie à un copieux article de Michael Beckerman qu'Alain-Chotil-Fani a traduit récemment, avec l'autorisation de son auteur) et mis en ligne sur le site que vous consultez actuellement.
Le livre de Michael Beckerman pour lequel John Tyrrell apporta une contribution |
Notes :
1. Contrairement à nombre de musicographes qui envisagent leurs écrits sous la simple forme d’un récit, Tyrrell, dans sa prose, appuie constamment son raisonnement sur les documents authentiques puisés dans des archives dont il note la provenance et l’index du classement.
2. Par exemple, dans Janáček : Years of a life, l’index Janáček ne renvoie pas seulement aux pages où le patronyme paraît, mais l’index Janáček comprend des sous-index en nombre qui renvoient aux pages où le patronyme se décline en plusieurs sous-ensembles. Cet index est un vrai luxe !
3. Hudební listy, journal publié à Brno par Janáček «entre 1884 et 1888 dans lequel il livra quantité d’analyses musicales, de réflexions et opinions sur la musique. En cela, il s’opposait à la traditionnelle revue pragoise Dalibor, championne de Smetana et Wagner.
4. Disque Chandos, CHSA 5142.
5. Extrait d’un courrier que m’adressa John Tyrrell le 13 janvier 2017.
6. On pourrait faire les mêmes remarques à propos de la notice du troisième disque Chandos CHSA 5165 (Messe Glagolitique, Otče náš, Zdrávas Maria, Adagio).
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