Ilse Weber
poétesse et musicienne
du temps de Terezín
Pourquoi parler d’une compositrice qui n’a jamais étudié dans un conservatoire, qui n’a pas composé une seule symphonie, une sonate, un opéra… et de plus, dont le nom n’a jamais franchi les salles de concert françaises ? Il est vrai également que les compositrices n’ont que très rarement occupé les pages des histoires de la musique publiées. On pourrait entonner le même couplet sur la place des cheffes d’orchestre. Sauf que depuis quelques années, des femmes brandissent la baguette devant des orchestres en majorité constitué de musiciens.
Dans le monde de la musique, même avec le double handicap d’être une femme et de ne pas avoir eu de formation musicale de haut niveau, la vie et la production artistique d’Ilse Weber nécessitent une étude.
La compositrice dont je voudrais évoquer la vie a vécu à une époque bien singulière et plutôt sinistre pour ceux et celles qui avaient embrassé la religion juive. Ilse Herlinger (future Ilse Weber) naquit à Vitkovice, actuellement quartier de la ville d’Ostrava, le 11 janvier 1903, dans l’Empire austro-hongrois avant que cette région ne devint partie intégrante de la République tchécoslovaque à partir de 1918.
Fillette, la musique l’attirait. Elle apprit à jouer du piano, mais aussi de la guitare et d’autres instruments à cordes (le luth notamment). En même temps, elle dévorait des livres. Musique et littérature lui ouvrirent grandement les portes de la culture dont elle était friande. Elle s’intéressa également au monde des enfants pour lesquels elle rédigea des contes et des poèmes. Dans les années 1920, elle développa ses talents en publiant trois livres pour enfants tout en continuant à écrire des poèmes. A plusieurs reprises, elle leur ajouta un accompagnement musical les transformant en chansons. Pour la radio qui commençait à diffuser un brin de culture, elle rédigea des pièces audio. A la fin de l’année 1937 elle en écrivit une qu’elle intitula Le prince heureux, telle qu’elle informait sa correspondante Lilian dans une de ses lettres. Sa plume ne s’arrêtait guère. Dès le début de l’année 1933, elle entreprit une correspondance régulière avec Lilian von Lowënadler, fille d’un diplomate suédois qu’elle avait rencontrée en 1920, lettres dans lesquelles elle glissa parfois un de ses poèmes. De cet échange de correspondance naquit une amitié qui grandit au fil du courrier échangé. Jusqu’ici, rien ne justifie sa place, semble-t-il, sur notre site de musique tchèque. Tout au plus, Ilse Herlinger pourrait prétendre avoir une petite place dans les activités littéraires de la langue germanique sur des terres tchèques.
Ilse Weber avant 1930 |
livres d'Ilse Weber (son nom de jeune fille Ilse Herlinger) de gauche à droite, deux éditions des Contes juifs pour enfants à droite, L'heure bleue des contes de fées (édition italienne) |
En 1930, Ilse Herlinger épousa Willem Weber, habitant d’Ostrava, dans la partie silésienne de la nouvelle république tchécoslovaque. Willem, Willi pour son épouse, était un homme qui avait travaillé neuf ans dans un kibboutz en Palestine et revenu à Ostrava, il avait fondé une agence de recouvrement dont les affaires prospéraient, semble-t-il. Leur premier enfant, Hanuš, naquit le premier jour de l’année suivante. Tomáš (Tommy) vit le jour en 1934 alors qu’en Allemagne, le parti nazi avait triomphé aux dernières élections et que Hitler commençait à supprimer le fonctionnement démocratique du pays qui n’allait pas tarder à bouleverser la société germanique pour bientôt s’étendre à d’autres pays.
de gauche à droite Lilian von Lowënadler, Willi et Ilse Weber |
Lilian perdit une petite fille au cours de l’année 1938. Aussitôt qu’elle l’apprit Ilse Weber écrivit à son amie. « Ça me fait mal que tu aies eu un tel malheur. Je crois que c’est l’une des pires choses de voir un petit être mourir alors que tu l’avais à peine tenu dans tes bras. » Cependant la situation politique des pays d’Europe centrale que menaçait l’Allemagne, son puissant voisin, lui apporta une autre réponse au drame intime qui touchait son amie suédoise « Mais peut-être qu’un jour tu seras heureuse qu’elle se soit séparé de toi sans avoir eu à connaître la cruauté de ce monde abject et de son peuple abject. » Et elle donnait un exemple de ce qui était déjà en cours. « Ostrava (ville où habitait Ilse Weber) est déjà submergé par des réfugiés venant de Pologne, Allemagne et Slovaquie. Dans ce dernier pays, des Juifs ont été chassés de leur maison au milieu de la nuit. Ils sont restés dehors dans le grand froid avec pour seuls vêtements leurs pyjamas et chemises de nuit. » (lettre du 1er décembre 1938)
Devant l’évolution dangereuse de la politique du pays voisin, devant les manifestations anti juives qui croissaient, Ilse et son mari Willi voyaient augmenter l’angoisse de lendemains peu reluisants. Après les accords de Munich et l’annexion de la région tchèque des Sudètes par l’Allemagne bientôt suivie par celle de l’ensemble du territoire tchèque, les Weber, Ilse et Willi, tentèrent de quitter Ostrava pour un pays plus sûr. Ils ne parvinrent qu’à protéger leur fils aîné au mois de mai de l’année 1939 en le plaçant dans un train en partance pour l’Angleterre, transport organisé par Nicholas George Winton, un banquier londonien humaniste, conscient du danger que couraient les enfants juifs de Tchécoslovaquie. Son amie Lilian von Lowënadler vivait en Grande Bretagne pendant cette période, elle hébergea Hanuš chez elle. Quelque temps plus tard, Lilian, amena le fils de son amie pour l’abriter en Suède, d’abord dans son logis et un peu plus tard chez sa mère, Gertrude von Lowënadler. Le 31 mai, Ilse Weber s’adressa à son fils aîné par un courrier « Sens-tu le baiser que tu reçois de moi » lui demandait-elle alors qu’elle lui en envoyait pas moins de 155 ! Elle lui recommandait de ne pas oublier « la merveilleuse devise de notre président (1) la vérité prévaut, mais le mensonge meurt », mais lui signifia que la vie dans leur maison était vide sans lui. Elle signa « Maminka » mot tendre par lequel son jeune enfant l'interpelait. Plus tard, quand elle lui écrivait, parfois elle s’adressait à lui en écrivant en tchèque « mon cher petit garçon » pour qu’il n’oublie pas trop vite sa langue maternelle. Au mois de mai 1940, elle lui apprenait qu’elle avait reçu une jolie mandoline pourvue d’une belle sonorité. La musique ne la quittait pas trop ! « Tu vois, mon Hanuš, la musique est notre amie et notre consolatrice. (2) » Ilse Weber avait besoin de cet instrument puisque les Juifs n’étaient plus autorisés à quitter leur domicile après 20 heures, ni à aller dans un parc, dans un cinéma, au concert et au théâtre. La ségrégation raciale s’aggravait. Et Ilse Weber ne pouvait se réfugier que dans dans l’écriture de poèmes et dans la pratique de la musique. « Vous vous souvenez peut-être de ma passion pour la musique. La musique est tout aussi essentielle à ma vie que manger et boire. (3)»
Ilse et son mari Willi avec leurs deux garçons (1939 ?) |
Dans d’autres circonstances historiques, on aurait pu penser que la vie de cette poétesse, comblée par ses deux enfants et son mari, satisfaite de sa production écrite et audio, pour laquelle elle s’employait, penchait du côté d’un romanesque pittoresque. Malheureusement, son origine juive qui pesait sur ses épaules risquait de lui être fatale. En fait, rien de romanesque dans sa vie. Par contre, depuis les dernières années de la décennie débutant en 1930 et singulièrement depuis l’annexion de son pays par les nazis allemands, rien ne souriait plus pour elle. Le rêve avait été remplacé par des cauchemars.
La vie devenant trop dangereuse pour eux comme pour les autres juifs de la ville, Ilse, Willi et leur dernier fils quittèrent Ostrava pour Prague à la fin de l’année 1940 où ils vécurent plutôt misérablement. Le docteur Weidmann, un pédiatre juif qui n’exerçait plus, suite aux interdictions nazies, les hébergea. Ilse Weber continua à écrire des poèmes et à envoyer des courriers à son amie suédoise Lilian chez qui son fils aîné Hanuš était logé et sur lequel la mère de Lilian, Gertrude, veillait aussi. Prévoyant que la situation pouvait empirer, Willi avait reçu des permis pour lesquels il avait payé une belle somme pour émigrer en Argentine ou à Saint Domingue. Mais les Nazis augmentèrent considérablement le montant de ces droits à l’émigration si bien que Willi se trouva dans l’obligation d’abandonner cette hypothétique solution.
Ilse Weber joue du luth photographiée avant 1930 |
Un tournant tragique dans la vie d’Ilse Weber survint au début de l’année 1942. Les trois membres de la famille furent déportés à Terezín la ville que « le führer avait offert aux Juifs », mais surtout ghetto et camp de concentration, transit vers d’autres camps, Auschwitz en particulier. Ilse Weber se vit chargée de l’infirmerie des enfants. Bien qu’elle n’eut aucune formation pour ce rôle, elle s’employa pourtant à prendre soin de ces enfants, même démunie de remèdes. Comment surmontait-elle le désespoir qui devait étreindre son esprit quand il s’agissait de soigner malgré tout ses petits malades ? Elle pourvut à ces manques permanents de médicaments par sa gentillesse bienveillante, par les poèmes qu’elle recommença à écrire et pour lesquels elle composa de multiples chansons afin de tenter d’adoucir la vie de ces petits êtres. Elle-même, s’accompagnant à la guitare donnait des sortes de récital dont l’auditoire se composait des enfants qu’elle protégeait ainsi. Mais la plupart du temps, Else accompagnait à la guitare des chants populaires et les siens qu’elle apprenait aux enfants et qu’ils chantaient pendant des heures. Elle créa même une chorale participant à l’animation musicale du camp. Animation qui fonctionnait avec des concerts symphoniques donnés par l’orchestre des prisonniers que dirigeait Karel Ančerl, des récitals de piano pour lesquels jouaient Alice Herz-Sommer et la claveciniste Zuzana Růžičková, des soirées cabarets. Les Nazis, maîtres des lieux laissaient leurs prisonniers juifs s’adonner à la musique alors qu’à l’extérieur ces activités étaient interdites à la communauté juive. Cynique imposture de la part de ces hommes provisoirement puissants.
Ilse Weber chante, s'accompagnant à la guitare à Terezín dessin de Malva Schalek (4) |
Dans cette communauté artistique qu’un grand nombre d’adultes juifs constituait dans des circonstances inaptes à la création, pourtant la volonté de survivre de beaucoup d’entre eux les porta à continuer de créer, malgré les embuches et le manque de moyens que leur statut de prisonniers leur imposait. Ilse Weber côtoya le jeune compositeur Gideon Klein, d’autres musiciens de son âge, les quarantenaires Hans Krása, Pavel Haas, Viktor Ullmann et bien d’autres. Je ne sais si elle assista avec ses protégés à une représentation de Brundibár, opéra pour enfants de Krása (il est probable qu’elle le fit…). Si jamais elle fut témoin de la victoire des enfants contre ce tyran, comme les autres spectateurs, elle pensa, ne serait-ce qu’un instant, que sa position de prisonnière aurait un jour une solution. Dans cette académie insolite, elle déploya des trésors de création, s’évertuant à profiter de la moindre occasion pour dépeindre en poèmes la rude situation des prisonniers tout en gardant, à travers la nostalgie de l’heureux temps passé, une trace d’espoir, si faible soit-elle.
Les semaines s’écoulèrent, toutes pareilles les unes aux autres dans la grisaille, sinon dans la noirceur de la vie des prisonniers de Terezín, sans qu’une issue positive ne se dessinât pour envisager la fin de leur calvaire. En septembre 1944, Willi reçut l’information qu’il ferait partie d’un prochain transport vers un autre camp. En dehors du fait qu’aucun prisonnier qui était parti dans un convoi identique n’était revenu à Terezín, il était difficile de penser que l’annonce d’un déplacement comme celui-là signifiait une amélioration de leur état. Tous les concernés par une telle annonce craignaient au contraire une aggravation de leur situation. Le mari d’Ilse prit des précautions. Comme sa tâche de jardinier lui occasionnait parfois une certaine liberté de circulation, il rassembla, semble-t-il, une partie des poèmes de son épouse qu’il enferma dans un sac pour aller les cacher dans un trou qu’il creusa tout en prenant soin de le repérer pour tenter de le récupérer plus tard.
Le 4 octobre 1944, le sinistre transport survint auquel les Nazis ajoutèrent les enfants qu’Ilse Weber surveillait si bien (à moins qu’il s’agisse de deux transports simultanés). Arrivés à Auschwitz, les personnes âgées, les malades, les femmes et les jeunes enfants étaient dirigés d’emblée vers les chambres à gaz. Le convoi dans lequel se trouvaient Ilse et son jeune fils subit le triste sort de la plupart en entrant dans la « salle des douches », en fait une chambre à gaz. Ilse Weber et son fils Tommy y succombèrent comme nombre d’enfants et de femmes. Willi Weber échappa à la mort parce que les Nazis avaient besoin d’une main-d’œuvre gratuite que des entreprises allemandes pouvaient exploiter éhontément. Il saisit la première occasion donnée pour aller comme assistant métallurgiste dans le camp de Gleiwitz. Les conditions là-bas étaient pires qu’à Auschwitz, mais il n’y avait pas de chambres à gaz. Il travaillait tous les jours pendant douze heures dans des conditions inhumaines jusqu’à devenir presque une épave. En janvier 1945, il fut libéré par l’armée russe.
Un certain nombre de poèmes d’Ilse Weber ont donc subsisté. Examinons en quelques-uns.
A Terezín, les convois vers d’autres camps survenaient assez souvent. Ilse Weber en avait vu déjà plusieurs emmener des co-détenus, des gens connus d’elle, des amis ou d’autres compagnons d’infortune avec qui elle n’avait pu échanger que quelques paroles ou simplement des prisonniers à qui elle avait seulement offert son sourire. Dans son poème Appel d’un convoi, elle exprimait les sentiments qui traversaient son esprit lorsque justement un convoi partait vers l’est, vers des lieux inconnus situés en Pologne, pays nommé dans le poème. Pour le reste, les prisonniers ne savaient rien de plus ; cependant ne connaissant pas la destination exacte, ils suspectaient qu’elle représentait une menace plus terrible que celle qu’ils supportaient à Terezín.
Appel d’un convoi
Cinq mille partent demain
Un convoi gigantesque pour la Pologne .
Amis, voyageurs, cinq mille personnes,
Qui avec nous souffrent, comme nous sans rien.
On se dit : « Longue vie ».
Et on veut seulement que ce tourment soit fini.
Il ne reste aucun bon sentiment,
Quand on est poussé dans l'incertain.
Ils emballent leurs paquets avec des mines fermées,
Entre eux et nous, le gouffre est déjà béant
Ce n'est qu'un hasard, si nous sommes restés,
Sera-ce notre tour demain ?
Qu'est-ce qui nous tient ici à nous lamenter et nous plaindre?
Est-ce la patrie, à laquelle on s'accroche ?
L'étranger est hostile, froid et détestable,
Nous ne pouvons regarder dans les yeux l'ami
S'il admet et comprend qu'il est probable ,
Qu'on reste ici, quand il part lui ?
Alors, il va dans l'autre rang,
Et on reste là, recroquevillés dans notre honte.
Non, nous ne sommes pas nobles, nous ne sommes pas grands,
Nous n'en sortons pas de toutes ces affaires
Le train des partants s'est à peine éloigné,
Et nous sommes déjà prêts à oublier.
Un autre de ses poèmes pourrait avoir été écrit aussi à l’occasion du départ d’un convoi Ade, Kamerad, (Adieu, mon ami). Sa sensibilité s’exprime avec délicatesse, finesse et humanité alors que la vie qu’elle menait à Terezín n’entrait pourtant pas dans ce monde de compassion. Ce déchirement qu’elle énonce à la fin de ce poème semble indiquer qu’elle perdait tout espoir de sauvetage.
Adieu, mon ami
Adieu, mon ami
Ici se séparent nos routes
Car demain il me faut partir
Me séparer de toi,
Car je suis sur le point d'être chassée
Et déportée en Pologne.
Tu m'as souvent donné courage
Tu as été bon et loyal,
Toujours prêt à m'aider.
Une pression de ta main
Suffisait à éloigner l'angoisse
Et ensemble nous supportions toute peine.
Adieu, mon ami,
Tu me manqueras tant,
Et il m'est difficile de te laisser
Il ne faut pas perdre courage
J'ai été si bien avec toi
Nous ne nous reverrons jamais plus.
Une mélodie en forme de marche lente, régulière, pesante parfois accompagne l’interprète vocal tandis que le piano insiste au cours du premier couplet. La voix du baryton s’adoucit progressivement au long des deux couplets suivants ainsi que l’accompagnement du piano qui tentent de retenir le temps de la séparation
Dans un tel contexte de privation de liberté, de faim qui rodait, comment garder la tête froide, comment discipliner ses craintes, comment ne pas céder au désespoir ? Ilse Weber comme ses compagnes de travail, comme ses compagnons d’infortune avait des sautes d’humeur bien compréhensibles. Et pourtant, elle ne se départait pas d’un certain humour pour conjurer le sort. Par exemple dans le poème Alitée à Terezín dont le premier couplet suffit pour illustrer son ironie, notamment son dernier vers :
Alitée à Terezín
Quand j’étais alitée à Terezín, à l’infirmerie des enfants,
Le docteur est venu et il m’a examinée soigneusement.
Il a tapé ici et là, puis il me dit ce qui n’allait pas chez moi.
Tu as une Terezínite, Terezínite, Terezínite, tu as.
Nous étranglerons la vilaine maladie et on l’enfermera.
Tous les prisonniers à Terezín étaient logés à la même enseigne. Tous enduraient la faim. Ilse Weber qui la connaissait comme tous ses camarades lui consacra un poème plutôt déchirant. L’ humour n’était plus de mise dans cette condition. Pour exorciser la mauvaise conscience qui touchait tel ou telle et parfois elle-même, ce poème montrait que tous et toutes se trouvaient malheureusement égaux devant une telle situation. Les deux premiers couplets suffiraient à déculpabiliser les prisonniers affamés :
La faim
Ils vont leur chemin à pas las,
La faim, la faim, la faim est toujours là
Elle ronge leurs os ; dans leur corps, elle emménage
Et creuse profondément leur visage.
Ce qui anoblit l'homme et l'honore
La faim, la faim, la faim le dévore.
Elle brise la fidélité, elle renie la parole
Et pour un bout de pain sec, elle vend la conscience.
La nourriture, si minime fut-elle, reposait souvent sur les pommes de terre pour lesquelles les prisonnières et prisonniers étaient contraints d’en éplucher tant et tant quelles que soit leur qualité. Ce qui occasionna à notre poétesse l’écriture d’un autre poème intitulé Les patates.
corvée de patates pour les prisonnières à Terezín dessin de Malva Schalek |
Ilse Weber, si attentive à ses petits malades n’oubliait pas son propre enfant, son aîné Hanuš. S’il se trouvait en sécurité dans un pays neutre à plusieurs centaines de kilomètres des exactions des Nazis, très loin de ses parents, il manquait terriblement à sa mère. Elle rédigea un long poème poignant intitulé Lettre à mon enfant, comme si elle s’adressait à lui seul. Ce poème tenait d’un journal rédigé par une mère. Il contenait des tranches de vie s’étalant sur plusieurs années rappelant des moments forts ou tragiques vécus par la famille. Le premier extrait de ce long poème concernait directement Hanuš et rappelait les derniers instants qu’il avait passé avec ses parents.
Lettre à mon enfant
Mon cher garçon, il y a aujourd'hui trois ans
Tu es parti tout seul dans le monde.
Je te vois encore là à la gare de Prague,
Timide et contrit du compartiment,
Penchant tes boucles châtains vers moi
Et implorant : garde-moi près de toi !
[…]
Ilse Weber en quelques mots lui décrivait à la fois le décor de sa vie et la difficulté de vivre qui s’abattait brusquement sur elle.
C'est devenu si pénible autour de nous,
On nous a tout enlevé, il ne nous reste plus rien
Notre maison, notre pays, pas même un coin,
De ce que nous aimons, même pas un petit bout .
[…]
Comme le bétail marqué, par les ruelles nous allons
Des numéros autour du cou. Je n'aurais pas à m'en faire,
Si j'étais dans la même maison que ton père !
[…]
Sans rien préciser pour l’instant, la mère introduisit précautionneusement un élément de son cadre de vie.
On est tellement dans la même pièce.
Couchés corps contre corps, on ressent la douleur
Et la solitude aussi est pleine de douleur.
[…]
En quelques vers, dont je n’ai gardé que le dernier, avec humour et émotion, elle évoque le moment où elle retrouvera son fils quelques années après leur séparation alors que le jeune garçon aura fait place à un jeune homme, voir un homme. Mais si la mère tchèque de langue allemande et le fils maintenant suédois ne pouvaient pas se comprendre par des mots dans l’immédiat, leur cœur parlerait pour eux…
Alors, j'aurais un grand fils d'un coup… […]
Le moment était venu pour elle de lui dire où elle vivait, en ne révélant qu’une partie de la vérité pour éviter de le perturber et de l’affoler en ne citant pas la formule « camp de concentration ».
Moi j'habite dans une vraie caserne,
Avec des chambres décrépites et des murs immondes
Le soleil, on le devine entre le feuillage et les arbres.
Ici, je suis infirmière chez les enfants
Et les aider et les rassurer, c'est réconfortant
La nuit, parfois près d'eux, je veille
La petite lampe n'éclaire quasiment pas.
Je suis assise et je veille leur sommeil,
Pour moi, chaque enfant est un morceau de « toi » .
[…]
Il est tard et moi je vais aller dormir .
Ah, te revoir seulement un instant !
Mais je ne peux qu'écrire
Pleine de nostalgie, que des lettres qui restent sur la table.
Ce poème déchirant, Ilse Weber ne l’a pas mis en musique, semble-t-il. L’a-t-elle déclamé à Terezín dans la pièce qui lui servait d’infirmerie ? On n’en sait rien. Il ne parvint pas non plus à son fils en Suède, la censure nazie du camp l'en empêchant.
De Terezín, Ilse continua à écrire à plusieurs reprises à son cher garçon Hanuš, utilisant son diminutif affectueux Hanušku ou l’interpellant « mon enfant le plus précieux », mais ses lettres étaient beaucoup plus courtes (une dizaine de lignes au lieu de plusieurs pages rédigées avant son incarcération à Terezín) et plus rares. La censure surveillait toujours le courrier des prisonniers et exigeait des missives courtes, peu aptes à évoquer la situation dans le camp. Ilse écrivait aussi à « tante » Gertrude qui veillait sur Hanuš. Pour éviter l’intervention de la censure, elle se concentra sur des recommandations à son fils sur sa politesse, sa propreté, ses repas, ses études en ne lui délivrant toujours aucun renseignement sur la vie qu’elle menait à Terezín. La dernière lettre non datée, expédiée sans doute quelques jours avant son départ dans un tragique convoi vers la Pologne, dans sa brièveté laisse néanmoins entrevoir à son enfant chéri son angoisse ; elle lui recommandait de bien veiller sur sa santé. Et probablement elle pressentait, devant les convois ferroviaires dont la fréquence augmentait, une funeste issue pour elle qui la séparerait à tout jamais de ce fils adoré.
Après ce poème pathétique, je dois citer cette Berceuse que l’on trouvera peut-être plus anodine, mais qui est aussi une façon de consoler tous les enfants dont elle savait accompagner la vie douloureuse au moyen de mots chantés tandis que sa guitare les berçait de ses notes gracieuses et parfois nostalgiques. Tous les musiciens, compositeurs et interprètes, présents à Terezín qui ont entendu cette Berceuse (Wiegala) ont reconnu à coup sûr que cette poétesse était aussi une vraie musicienne. C’est la raison pour laquelle Ilse Weber, comme les autres « musiciens de Terezín », a sa place dans ce site dédié à la musique tchèque. Elle ne déparait pas le niveau de qualité de l’ensemble des musiciens présents dans le camp. Et de plus, son humanité éclairait tous ceux qu’elle rencontrait. La poétesse ne côtoya pas dans le camp le poète français Robert Desnos. Ce dernier n’y arriva que dans les derniers jours du mois d’avril 1945 où il mourut le 8 mai.
Wiegala
paroles originelles :
Wiegala, wiegala, weier,
der Wind spielt auf der Leier.
Er spielt so süß im grünen Ried,
die Nachtigall, die singt ihr Lied.
Wiegala, wiegala, weier,
der Wind spielt auf der Leier.
Wiegala, wiegala, werne,
der Mond ist die Lanterne,
er steht am dunklen Himmelszelt
und schaut hernieder auf die Welt.
Wiegala, wiegala, werne,
der Mond ist die Lanterne.
Wiegala, wiegala, wille,
wie ist die Welt so stille!
Es stört kein Laut die süße Ruh,
schlaf, mein Kindchen, schlaf auch du.
Wiegala, wiegala, wille,
wie ist die Welt so stille !
traduction française :
Dodo, dodo, l'enfant délire
Le vent joue de la lyre
Il joue doucement entre les roseaux verts,
Le rossignol chante sa mélodie
Dodo, dodo, l'enfant délire
Le vent joue de la lyre
Dodo, dodo, l'enfançon
La lune est une lanterne
Au plafond noir du ciel
Elle contemple le monde
Dodo, dodo, l'enfançon
La lune est une lanterne
Dodo, dodo, l'enfant dort
Comme le monde est silencieux
Aucun bruit ne trouble la paix
Dors, mon petit, toi aussi dors .
Dodo, dodo, l'enfant dort
Que le monde est silencieux.
Pour écouter cette berceuse chantée par la merveilleuse voix, pleine de délicatesse, de la mezzo-soprano suédoise Anne-Sofie von Otter, cliquer ici. (Patientez quelques instants et vous entendrez la mélodie).
Danser sur une poudrière (poèmes et lettres d'Ilse Weber) |
Quelques années après la période dramatique de privation de liberté à Terezín, Willi Weber revint à Prague. Il retrouva des personnes, anciennes connaissances de son épouse Ilse lors de son enfermement à Terezín, qui lui communiquèrent quelques textes de ses poèmes. Mais il revint aussi à Terezín peu de temps après la libération du camp par l’armée russe où il récupéra une soixantaine de poèmes qu’il avait cachés. Il reçut des exemplaires de ses lettres à Lilian conservées dans un appartement londonien qu’elle avait occupé. L’héritage littéraire et musical d’Ilse Weber fut préservé de cette façon. Ainsi, plus tard, une centaine des lettres écrites par Ilse Weber et une soixantaine de ses poèmes ont été édités sous le titre Dancing on a Powder Keg (Danser sur une poudrière). Une version anglaise parut en 2016 chez Bunim&Bannigan au Canada, un volume de 337 pages.
Ainsi survécurent les pensées et actions d’une femme poétesse, musicienne, mère de famille que l’idéologie nazie voulut rayer de la mémoire humaine comme cette doctrine indigne tenta de nier l’existence de tant d’autres femmes, hommes, enfants, vieillards pendant la période où elle avait trompé des milliers de personnes et exterminé d’autres en aussi grand nombre. Si beaucoup d’autres chansons ne nous sont pas parvenues, on peut quand même goûter la beauté et la profondeur humaine de cette berceuse Wiegala.
Joseph Colomb - janvier 2023
un DVD qui comprend un documentaire sur Terezín et un concert d'œuvres de "compositeurs de Terezín" |
Je marche à travers Terezín
Et la pluie tombe
Wiegala
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Sources :
Památník Terezín (Mémorial pour Terezín) - Severočeské Nakladatelství (Maison d’Edition de Bohème du Nord) - 1988 (en tchèque, résumé en anglais, allemand, russe et français)
Amaury du Clozel, Les voix étouffées du IIIe Reich, Entartete Musik, Actes Sud, 2005
Dancing on a Powder Keg (Danser sur une poudrière) The intimate voice of a young mother and author, her letters composed in the lengthening shadow of Hitler’s third reich ; her poems from the Theresienstadt ghetto - Bunim & Bannigan, Canada, 2016 (en anglais)
Notes :
1. Tomáš Garrigue Masaryk, premier président de la nouvelle république tchécoslovaque.
2. Lettre du 26 mai 1940 d’Ilse Weber à son fils Hanuš.
3. Lettre du 7 avril 1940 à Gertrude von Löwenadler, la mère de Lilian. Après le décès de son amie Lilian, Ilse Weber n’eut plus que Gertrude pour correspondante qu’elle appela « Tante Gertrude » pour lui signifier qu'elle l'incluait dans sa propre famille.
4. Malva Schalek (née Malvina Shalková) est née à Prague en 1882. Après avoir terminé l’école d’art, elle a travaillé pendant un certain temps comme portraitiste. Lorsqu'elle fut enfermée par les Nazis à Terezín en 1942, elle a dessiné de nombreux portraits de juifs enfermés comme elle à Tezezín, dont beaucoup représentent des artistes notamment Ilse Weber. Déportée à Auschwitz, Malva Schalek y mourut en 1944.
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