Pages

13 décembre 2022

Hans Krása


Hans Krása


Un compositeur tchèque brisé 

par un régime dictatorial et raciste


Toute une génération de musiciens fut sacrifiée dans différents camps de concentration au seul prétexte qu’ils relevaient de la confession juive. Nombreux furent-ils en Tchécoslovaquie, creuset de peuples au centre de l’Europe. Après Pavel Haas et Gideon Klein présents dans ces pages, voici un autre représentant qui partagea avec les deux précédents le triste privilège de se retrouver enfermé à Terezín « la ville offerte aux Juifs » par le dictateur Adolf Hitler. Hans Krása, né elle 30 novembre 1899 vécut sa jeunesse à Prague au milieu d’une double influence entre sa mère de langue allemande et son père, avocat de langue tchèque. Tout jeune, Hans Krása se tourna vers la musique que sa mère aimait et dont elle l’avait bercé dès sa jeune enfance. Rien ne pourrait le détourner de cet art. La fortune de ses parents lui facilita ses études et sa vie par la suite. En ce début du XXe siècle, la ville de Prague subissait toujours l’influence germanique à travers la puissance de l’Empire austro-hongrois auquel la Bohème était asservie. Sous la férule du compositeur Alexander von Zemlinsky, directeur du Théâtre allemand de Prague de 1911 à 1927, il étudia les œuvres de Mahler et de Schœnberg dont son maître était proche d’autant plus que ce dernier épousa Mathilde, sœur de Zemlinsky. Krása composa ses premières œuvres, quatre Orchesterlieder (Lieder avec accompagnement orchestral) et un Quatuor à cordes


En 1923, il se rendit à Paris pour se plonger quelque temps dans le maelström artistique qui régnait dans la capitale française auquel avaient succombé d’autres compositeurs tchèques à la même période. Bohuslav Martinů, Jaroslav Křička, Julie Reisserová entre autres ainsi que Josef Páleníček, un peu plus tard dans les années 1930 étudièrent auprès d’Albert Roussel qui donna également des conseils à Hans Krása. Le 24 avril 1923, le chef d’orchestre Walter Straram inscrivit Hans Krása au programme d’un de ses concerts de musique moderne internationale avec orchestre. Ses Pastorale et Marche funèbre  (1) cohabitèrent avec Pour une fête de printemps d’Albert Roussel, Il beate regno de Tommasini, la Symphonie de musique de chambre de Schœnberg et Feu d’artifice de Stravinsky.


Comment furent reçues ces œuvres de Hans Krása, jeune compositeur de 24 ans. « La Pastorale et la Marche funèbre présentent un intérêt qui ne doit rien à la description ni à la littérature. Elles sont purement musicales et agréablement orchestrées. Ouvrage bien fait, contenu un peu grêle » s’exprimait Georges Chenneviere (2). Ces deux pièces extraites d’une petite symphonie en trois parties, « premier contact [du compositeur] avec le public parisien [ont] été un succès franc et spontané. Ce jeune musicien parle vraiment une langue universelle » s’exclamait Emile Vuillermoz qui terminait son long article (3) par cet éloge « S’il tient les promesses de ses débuts, Hans Krasa (sic) doit devenir l’un de ces compositeurs les plus personnels et pourtant les plus persuasifs de son temps. » Vuillermoz notait que dans ces pièces « le goût des timbres purs s’y affirme plus volontiers que les recherches de ‘fondu’, ‘d’enveloppé’ et des mystères embrumés qui passionnèrent ses aînés. » Il distinguait que contrairement à plusieurs autres musiciens « sa musique garde une fraîcheur d’inspiration et d’une spontanéité délicieuse. » Ailleurs, André Schaeffner, chroniqueur du Ménestrel présent à ce concert, écrivait « que tout l’intérêt se concentrait sur les œuvres de deux musiciens autrichiens, Schœnberg et Krása. » Il précisait que les pièces de Krása « révèlent une personnalité déjà nettement plus affranchie que ne l’avait été Schœnberg à un âge mûr. » S’étendant sur ces deux pièces de Krása, Schaeffner les détaillait ainsi « Encore quelques derniers cris de Tristan, plus inarticulés que chez Webern ; un moment, par une suite de notes bégayées aux bois et aux cors alors que les cordes tournent à vide dans un bourdonnement rythmique, la danse de la terre du Sacre [du printemps] s’évoque à nous ; au début de bizarres volutes mélodiques, comme Schœnberg en tire de ses cordes ; dans un néo-romantisme qui s’attarde, encore quelques trompettes apocalyptiques hurlant d’effroi (4), mais tout le reste appartient bien en propre à Krása. » Continuant d’analyser cet ouvrage, le chroniqueur observait et appréciait « ce musicien use des rencontres de timbres, des frottements harmoniques avec une rare sûreté et avec un tact qui lui fait éviter toute laideur. […] aucun effet ne se répète ; ce n’est qu’invention continue ; ces ostinatos qui grincent comme des poulies mal graissées sont même un élément d’infinie variété. (5)» 


Gageons que si jamais Hans Krása feuilleta ces quotidiens et revues, toutes ces lignes lui procurèrent une joie et la volonté de continuer dans la voie musicale qu’il avait choisie. Pendant son séjour parisien, Krása fréquenta la colonie tchèque artistique, tant les compositeurs et musiciens que les peintres et écrivains. Mais il ne négligea pas pour autant de rencontrer la fine fleur des compositeurs français, notamment ceux de sa génération. S’il échangea impressions, projets, doutes, recherches d’un langage musical en accord avec ses préoccupations avec Darius Milhaud en particulier, il ne semble pas qu'il tint langue avec Francis Poulenc.


Trois ans plus tard, Krása compositeur sélectionné au festival de la Société internationale de musique contemporaine à Zurich (6) pour représenter la Tchécoslovaquie voyait sa musique distinguée par le musicologue Henri Prunières « [sa musique] a retrouvé à Zurich le succès qu’elle avait remporté à Paris. C’est une œuvre étonnante d’invention et de poésie. On se demande comment un musicien de moins de 25 ans, qui a eu si rarement l’occasion de s’entendre jouer, a pu combiner pour la joie de nos oreilles tant de ravissantes sonorités orchestrales. (7)» Même réception positive du côté du Mercure de France sous la plume du compositeur Raymond Petit : « Sa Pastorale et Marche est une œuvre d’une intelligence très fine, d’une délicieuse légèreté ironique ; son orchestre est plein d’inventions ingénieuses. […] Il y a chez Krasa un côté extra-humain, machinesque, sans du reste aucune outrance, qui est très curieux. (8)» La musique de Krása clôtura ce sixième et dernier concert du festival (vendredi 23 juin 1926) et le festival lui-même. La quatrième Sonate pour piano, opus 27 de Nicolai Miaskovsky, le Septuor pour mezzo-soprano, flûte, piano et quatuor à cordes d’Arthur Hoérée, le Concerto pour violon et vents, opus 12 de Kurt Weill, les Cinq pièces pour orchestre, opus 10 d’Anton Webern accompagnèrent les pièces de Krása. Cependant, Krása ne fut pas le seul représentant tchèque à ce festival international ; les Litanies de Felix Petyrek furent jouées au cours du troisième concert le 21 juin 1926. Ce même Petyrek avait été l’un des représentants tchèques au cours d’un  festival de musique à Salzbourg en août 1922, précurseur du tout premier festival de la Société Internationale de Musique Contemporaine basé à Salzbourg l’année suivante du 2 au 7 août 1923.


Après la sorte de consécration due à la réussite de l’audition de Pastorale et Marche au festival de musique contemporaine à Zurich, Hans Krása vécut dans le milieu artistique et presque bohème à Prague. Comme beaucoup de compositeurs tchèques qui, s’ils ne composaient pas un opéra, estimaient avoir failli à leur tâche, Krása se mit en quête d’un livret. Tournant son regard vers les écrivains russes, c’est de Dostoïevski et de sa nouvelle Le Songe de l’Oncle que lui vint l’idée d’une pièce lyrique qu’il intitula Verlobung im Traum (Les Fiançailles en rêve). Cette histoire, dans laquelle se conjuguaient sentiments élevés et combinaisons tantôt astucieuses tantôt perverses, plut au compositeur tant il pouvait l’illustrer musicalement par des éléments contradictoires qui se succédaient, mélodieux et grotesques.


Il y travailla dès 1928 alors que deux journalistes du Prager Tablatt lui rédigèrent une version théâtrale de la nouvelle de Dostoïevski dont il remit sur le chantier les pages musicales pour aboutir à une œuvre dont il serait entièrement satisfait. En 1933, les autorités compétentes  de l’Etat tchécoslovaque lui décernèrent un prix de composition. Nouveau signe qui l’encouragea à continuer de produire de la musique. L’année suivante, il commença une collaboration avec l’écrivain, dramaturge et artiste pictural Adolf Hoffmeister. La première participation avec Hoffmeister consista en la composition d’une musique de scène pour une pièce La Jeunesse est un jeu dont un des thèmes se retrouva dans Thème et Variations pour quatuor à cordes composé peu après. 


Hans Krása vers 1935

En 1936, Krása composa Kammermusik une œuvre singulière mettant en jeu un clavecin avec sept autres instruments : quatre clarinettes, une trompette, un violoncelle et une contrebasse (9). La fragilité du clavecin se confronta avec les timbres aigres parfois stridents des clarinettes et rythmait les évolutions des autres avec des motifs musicaux qui passaient d’un motif à un autre sans transition, comme Janáček utilisa souvent cette technique dans son langage si particulier. Après une première partie dans laquelle un rythme soutenu s’imposait, Krása tenta un adagio chantant pour sa deuxième partie, bientôt interrompue par un rythme soutenu, un sautillement continu. Ces deux moments contradictoires se succédèrent encore une fois avant de terminer pianissimo dans le calme.


La situation politique européenne évolua rapidement et des craintes surgirent en Tchécoslovaquie lorsque forts de leur emprise en Allemagne, les Nazis laissèrent planer des menaces de plus en plus pressantes sur les territoires des Sudètes. On sait que les Accords de Munich de 1938 acceptèrent l’annexion des Sudètes par l’Allemagne qui aboutit, l’année suivante, à la création d’un protectorat allemand sur l’ensemble de la Tchécoslovaquie. La politique de la pureté de la race germanique s’appliqua à ces territoires bientôt suivie par la mise progressive à l’écart des Juifs de toutes les instances économiques, sociales et politiques. 


Krása et Hoffmeister dans cette période troublée écrivirent un opéra pour enfants Brundibár dont les répétitions commencèrent en 1939. Cependant les mesures anti-juives des nouveaux maîtres du pays les interrompirent. Il fallut se cacher pour les continuer. Dirigé par Rudolf Freudenfeld, un orphelinat juif à Prague accueillit les deux auteurs qui reprirent les répétitions mobilisant les enfants qui y résidaient. Courant 1941, sous la direction du chef Rafael Schächter, la création de cet opéra eut lieu. Que présentait cet opéra ? Un conte mettant aux prises un chanteur, Brundibár roi de la rue, avec deux enfants, Pepíček et Aninka, frère et sœur, soucieux que la maladie de leur mère nécessitait du lait pour sa guérison alors qu’ils n’avaient pas d’argent pour l’acheter. Comment y remédier ? Un oiseau magique, aidé par un chat et un chien, mobilisa les enfants des écoles pour soutenir dans la rue le chant du frère et de sa sœur qui toucha les spectateurs. Ils récoltèrent une belle somme que Brundibár tenta de leur dérober. Mais les enfants unis s’opposèrent à cette entreprise et les deux jeunes héros apportèrent le lait-remède à leur mère. L’histoire se terminait par la victoire d’une cause juste face à la puissance d’un ingrat.


Mais la mise en place de la « solution finale », extermination des Juifs par la déportation dans des camps de concentration, intervint en 1942 suite à la conférence de Wannsee. La ville de Terezín au nord de Prague devint un ghetto et très rapidement un camp de concentration où les Nazis déportèrent de nombreux juifs qui vivaient alors en Tchécoslovaquie et dans les pays environnants. Hans Krása en fit partie ainsi que nombre d’artistes. Une vie culturelle d’abord clandestine puis autorisée par les Nazis prit corps à Terezín. Ce consentement n’obéissait pas à une quelconque considération humanitaire de la part des geôliers,  mais à une simple manœuvre pour assurer une sorte de tranquillité de leurs prisonniers. Face aux voyages ferroviaires qui emmenaient les détenus vers une destination inconnue (10), une vie culturelle avec représentations d’opéra, concerts, cabarets tentait d’adoucir la détention des détenus. 


Viktor Ullmann, Gideon Klein, Pavel Haas et les chefs d’orchestre Karel Ančerl et Rafael Schächter, entre autres, organisaient la vie musicale dans le ghetto. Difficile d’imaginer une activité culturelle et artistique dans de telles conditions où la faim tenaillait les prisonniers, où le manque d’hygiène les rendait malades, parfois très gravement, où les punitions tombaient pour un rien, où les coups pleuvaient on ne savait pas pourquoi. La condition d’artiste protégea un peu tous ceux qui pouvaient y prétendre jusqu’au moment où un ordre les incluait dans un transport vers un camp d’extermination. Lorsque Hans Krása, suite à une rafle, se retrouva à Terezín, il participa aux activités musicales d’autant plus que Rudolf Freudenfeld, lui aussi, fut capturé dans son orphelinat pour être transféré à Terezín. Comme il avait réussi à emporter la partition de chant de Brundibár qu’il transmit au compositeur, Krása souhaita monter son opéra pour enfants ; compte tenu des instruments de musique présents dans le ghetto, il modifia son orchestration. Il constitua un petit orchestre avec quatre violons, un violoncelle, une contrebasse, une guitare, un piano, une flûte, une clarinette, une grosse caisse, un tambour et un accordéon.


Les enfants prisonniers à Terezín
acteurs d'une représentation de 
Brundibár


Après de multiples répétitions pour lesquelles des enfants juifs, prisonniers eux aussi, participèrent, le 23 septembre 1943, dans le ghetto, une première représentation de Brundibár eut lieu. Les spectateurs reçurent ce conte initial comme une sorte d’illustration de leur situation où Brundibár personnifiait les SS et leur chef suprême, Hitler, tandis qu’ils s’identifiaient aux enfants qui gagnaient leur lutte face à Brundibár, joueur d’orgue de barbarie qui se croyait le maître. La musique parfois martiale, souvent calquée sur des airs de marches et également empreinte de chansons simples à retenir escortait les différentes actions des deux enfants et des autres protagonistes. Parfois, c’est un air joyeux qui surprenait dans un tel lieu et encore une tendre berceuse. Parfois encore, les acteurs échangeaient de simples paroles sans accompagnement. Certains passages évoquaient  le langage de Kurt Weill, contemporain exact de Krása, cependant sans qu’on y détectait un soupçon de jazz comme chez le compositeur de L’Opéra de Quatre Sous. Comment les prisonniers, spectateurs de Brundibár, pouvaient-ils interpréter et la musique et le sens des paroles ? Cette victoire d’une cause juste face à la force brutale de Brundibár leur laissait peut-être espérer une amélioration de leur captivité. Espoir sans doute illusoire, mais qui laissait malgré tout un peu de possibilité. Un instantané de libération dont ils savaient qu’elle était chimérique ? Cette demi-heure passée avec des enfants triomphants, malgré le contexte angoissant, dans lequel les prisonniers survivaient, agissait comme un baume au cœur momentané certes, mais bienvenu.  


Après cette première dans ce camp de concentration de Terezín, il y eut une cinquantaine d’autres représentations entachées très souvent par le départ d’un certain nombre d’acteurs-chanteurs qui quittaient le ghetto pour un autre camp, d’extermination celui-là, Auschwitz. Il fallait à chaque fois reprendre des répétions avec de nouveaux petits chanteurs et par conséquent régler la mise en scène du spectacle de l’opéra. 


Dans des conditions aussi pénibles, inconfortables et dangereuses, d’autres artistes prisonniers montèrent Les Noces de Figaro de Mozart, La Fiancée vendue et Le Baiser de Smetana, Rigoletto et le Requiem de Verdi, Carmen de Georges Bizet, La Chauve-Souris de Johann Strauss, sans compter les concerts d’orchestre de chambre, de quatuor à cordes (dont le Quatuor Ledeč), les récitals des pianistes Alice Herz-Sommer, Edith Kraus, Gideon Klein, Carlo Taube, James Simon, Karel Reiner, de la claveciniste Zuzana Růžičková, des violonistes Karel Fröhlich et Egon Ledeč, l’activité du  studio pour la musique moderne que dirigeait Viktor Ullmann, les cabarets, les chansons composées par la poétesse Ilse Weber (11) devenue ici infirmière qui entourait les enfants de toute sa bienveillance, les conférences, les cours de dessin et d’art plastique, toute une vie artistique et intellectuelle rassemblant une élite culturelle juive.  Difficile à imaginer que cette sorte d’université doublée d’un conservatoire ait pu fonctionner et produire de belles œuvres dans ces circonstances. Alors qu’il leur était interdit de se produire dans tous les autres lieux de spectacles.


Le 15 février 1944, la Croix Rouge internationale eut l’autorisation d’inspecter le camp de Terezín. Ce que rapportent les survivants s’apparente à une farce ignoble. Quelques jours avant la visite du ghetto, les Nazis s’empressèrent de faire nettoyer le camp, de réparer les dégâts, de peindre des endroits pour donner un cachet présentable à ce lieu. Quant à la nourriture, ils doublèrent les portions de nourriture et en plus, ils ordonnèrent aux prisonniers de sourire, lors de la visite par la délégation de la Croix Rouge, sous peine de sanctions sévères que connaissaient bien les prisonniers. Enfin, les musiciens et artistes vocaux montèrent une représentation de l’opéra La Tosca. Etonnamment, la délégation ne remarqua rien de suspect… Cinq mois plus tard, le 26 juin 1944, une nouvelle inspection de la Croix Rouge intervint. Et de nouveau, les autorités nazies s’empressèrent de modeler un décor accueillant de façon à tromper une nouvelle fois leurs visiteurs sur la réalité de la situation des prisonniers. Cette fois-ci, ils imposèrent aux musiciens de briller artistiquement au cours d’un concert. Et quoi de mieux que de présenter l’opéra Brundibár avec tous ces enfants qui manifestaient leur bonheur d’avoir triomphé du puissant joueur d’orgue de barbarie, symbole d’un tyran. La délégation de la Croix Rouge repartit sans détecter la supercherie des geôliers. Comment expliquer que ces délégués de la Croix-Rouge dont la bonne volonté ne pouvait être suspectée aient été aveugles et sourds à ce point à ce qu’ils virent et entendirent à Terezín ? Ils savaient bien pourtant que la majorité des prisonniers étaient de religion juive. Comment pouvaient-ils exercer leur art dans ce lieu alors qu’il leur était interdit de se produire dans les territoires sous domination allemande ? Pourquoi les Nazis autorisaient-ils dans ce lieu la présence d’une musique « dégénérée » comme ils la qualifiaient ainsi depuis plusieurs années alors qu’ils la censuraient partout ailleurs ? Pourquoi ces représentants de la Croix Rouge ne s’étaient-ils pas aperçus que cette contradiction essentielle pouvait cacher quelque chose de grave ?


Bizarrement, ces maîtres du camp de concentration furent eux aussi bernés par la conclusion de l’opéra. Ils ne virent qu’un conte enfantin alors que les dernières paroles des enfants modifiées par Emil A. Saudek proclamaient « celui qui aime la justice, celui qui lui reste fidèle, et qui n’a pas peur, celui-là est notre ami et a le droit de jouer avec nous ». Ce que parmi les prisonniers, tous les spectateurs adultes traduisirent par un acte de résistance.


Quelques semaines passèrent pendant lesquelles le camp de concentration retrouva sa physionomie habituelle, ses lots d’injustice et de brimades, son travail éreintant, sa sous-alimentation. Dans les dernières semaines de l’existence du camp de concentration arriva un autre personnage, une importante figure de la musicologie, le professeur Vladimir Helfert (12). Une illustration de plus de la haute qualité intellectuelle et artistique d’un grand nombre de prisonniers de Terezín. 


Mais les Nazis, non contents d’avoir trompé la vigilance des délégués de la Croix Rouge voulurent léguer un témoignage tangible du « bon traitement » de leurs prisonniers. Ils exigèrent de Kurt Gerron (13) la fabrication d’un film sur le ghetto où on ne verrait que des gens heureux d’y vivre, l’envers de la réalité. Une publicité mensongère. Lorsque ce film fut terminé, ils firent disparaître tous ces témoins. En octobre 1944, le 17, un lugubre convoi ferroviaire transporta les acteurs-chanteurs de Brundibár, adultes comme enfants de Terezín jusqu’à Auschwitz où ils furent conduits dans les sinistres chambres à gaz déguisées en salles de douche. N’en réchappèrent que le chef d’orchestre Karel Ančerl et la basse Karel Berman. Agé de 45 ans, Hans Krása décéda dans ces atroces circonstances. Quelques jours plus tard le film de Gerron terminé (14), la logique de l’abominable frappa une nouvelle fois ; pour éviter un témoignage contradictoire à leurs déclarations, les Nazis  chargèrent toutes les personnes qui avaient participé à sa réalisation ; un convoi les déporta à Auschwitz le 28 octobre 1944 ; ils subirent le même sort horrible que les réalisateurs de Brundibár.


Hans Krása, Pavel Haas, Viktor Ullmann, Gideon Klein, quatre compositeurs parmi bien d’autres de confession juive qui auraient pu enrichir la musique tchèque et européenne si la situation avait été différente alors qu’ils disparurent sans avoir pu délivrer ce que leur potentiel artistique laissait présager.


Hans Krása disparu en 1944, qu’allait devenir son opéra Brundibár jamais représenté ailleurs que dans un camp de concentration ? Pendant une trentaine d’années personne ne se douta que le compositeur tchèque avait composé un opéra pour enfants sauf les rares prisonniers de Terezín qui avait survécu à cet enfer. En 1975, aux USA, des représentations publiques présentèrent Brundibár en version anglaise. Il semblait difficile de jouer la vraie partition. Celle de 1939, celle de 1941, celle de Terezín ?  On pencha semble-t-il pour la partition originale. Quelques années après cette re-création, l’Angleterre et le Canada mirent Brundibár au programme de quelques maisons d’opéras. En France, on en prit connaissance lorsqu’une troupe tchèque le présenta à Paris en 1993. A partir de 1995, des enregistrements l’offrirent à tous les mélomanes d’autant plus que depuis quelques années des firmes discographiques entreprirent des enregistrements de cette « entartete musik » (musique dégénérée) incluant des pièces de Krása tandis que des éditeurs livraient des études à propos de ces compositeurs dont les œuvres avaient été interdites d’interprétations. Des associations juives ou non avaient fini par attirer l’attention sur ces créateurs que des dictateurs avaient condamné à ne plus créer.


Joseph Colomb - décembre 2022


Un enregistrement de l'opéra Brundibár

retour à l'article compositeurs de Terezín

Sources - Documentation


Památník Terezín (Mémorial pour Terezín)- Severočeské Nakladatelství (Maison d’Edition du Bohème du Nord) - 1988 (en tchèque, résumé en anglais, allemand, russe et français)

Amaury du Clozel, Les voix étouffées du IIIeme Reich, Entartete Musik, Actes Sud, 2005

Elise Petit, Bruno Giner, Musiques interdites sous le IIIeme Reich, Entartete Musik, Bleu Nuit, 2015

Notes :


1. Ces deux pièces appartenaient à une Symphonie pour petit orchestre dont elles étaient les premier et deuxième mouvement tandis que le dernier nécessitait la présence d’une cantatrice pour chanter un lied sur des paroles d’Arthur Rimbaud.


2. L’Humanité du 5 Mai 1923.


3.   L’Impartial français du 23 octobre 1923.


4.  Ces trompettes s’expriment dès le début du deuxième mouvement « Marche ».


5.  Le Ménestrel en date du 4 mai 1923.


6.  Du 18 au 23 juin le Festival couvrit les champs de la musique symphonique et de la musique de chambre à Zurich.


7.   Comoedia du 28 juin 1926.


8.  Mercure de France du 15 juillet 1926.


9.  On ne peut s’empêcher de songer au Concerto pour clavecin de Manuel de Falla, prédécesseur  de  Krása tout au moins par l’accompagnement du clavecin par un orchestre miniature dans un cas comme dans l’autre. Cinq instruments chez Falla, sept chez le compositeur tchèque. Cependant le langage musical de Falla reste très éloigné que celui de Krása.


10.  Le camp de concentration et d’extermination d’Auchswitz reçut la plupart des convois venant de Terezín.


11.  Ilse Weber (1903-1944), poétesse et compositrice.


12. Vladimir Helfert (1886 - 1945) Ce musicologue après avoir soutenu les thèses de Zdeněk Nejedlý devint, après avoir rejoint l’Université de Brno, un fervent supporter de Leoš Janáček.


13.  Kurt Gerron (1897 - 1944) acteur et réalisateur allemand de confession juive. Il fut mis dans l’obligation de réaliser le film Theresienstadt, Le Führer offre une ville aux Juifs.


14.  Seuls quelques extraits de ce film ont subsisté.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire