Radio-liberté évoque Janáček (1938)
On a du mal à imaginer la petite révolution qu’amena la radio dans les familles françaises quelques années après la fin de la guerre 14-18. Au tout début, les premiers auditeurs bénéficièrent de l'ingéniosité d’un des leurs qui parvint à monter un poste à galène. Des industriels proposèrent des appareils plus fiables et peu à peu le poste radio vint trôner dans une pièce chez un nombre de plus en plus grand de familles. Parallèlement, une revue présenta assez vite de façon très détaillée les programmes des émetteurs radio sur le sol français comme d’ailleurs de multiples radios européennes.
Le Front populaire engendra une association d’auditeurs sous le terme de Radio-Liberté (1) qui édita également une revue hebdomadaire portant le même nom. Largement ouverte aux programmes des différents postes émetteurs, elle garda quelques pages plus généralistes pour la plupart centrées sur la radio.
Titre de la revue de radio |
Ainsi, dans ce numéro de Radio Liberté, à propos du folklore tchécoslovaque, la rédactrice qui signait S. Cheiner - il pourrait s'agir de la pianiste Sophie Cheiner (?) - après avoir salué Smetana, le « fondateur de la musique nationale de son pays », braqua son objectif uniquement sur Janáček. Visiblement, elle calqua sur les pages les plus sombres de Daniel Muller l’essentiel de son propos. « Janáček se complait à peindre surtout la misère et la souffrance humaine ». De ce « peintre psychologue » qui semble s’intéresser principalement aux « sombres souterrains où tout un peuple en misère travaille sans joie » l’auteur insistait sur la noirceur dans laquelle le compositeur semblait se tremper, d’où les mots « surmené, misérables, souffle de révolte, l’horreur, victime, cruauté humaine, violence » soulignaient un cadre ressemblant quelque peu à la situation sociale en France de cette période. Deux opéras étaient cités, Jenůfa et Kát'a Kabanová, sans explications, ni de leurs drames - quelques mots seulement pour ce dernier (« l’horreur que lui inspire la rigueur outrée de la tradition et de la croyance superstitieuse » et aucun pour le premier) - ni de leurs caractéristiques musicales. De la même manière, elle parlait de « la belle œuvre du poète social tchèque Bezruč » comme si ses lecteurs pouvaient connaitre sa place particulière dans la poésie tchèque de ce début du XXe siècle. De même encore, combien de lecteurs auraient pu citer les titres des « trois fameux chœurs d’hommes » qui résultèrent du compagnonnage du compositeur avec le poète ? Rappelons que La fille du mineur « traduction » libre de Maryčka Magdónova avait été le premier chœur (et la première œuvre) de Janáček à pénétrer en France en 1908. Les 70 000, troisième chœur d’après les paroles de Bezruč furent entendus au cours de la tournée de la Chorale des instituteurs moraves en 1925, à Montpellier à deux reprises et peut-être ailleurs. Quant à Kantor Halfar, dernier chœur de cette trilogie de Bezruč, on ne l’entendit en France qu’en 1979.
Dans un autre domaine, la rédactrice signalait les « nombreux recueils de Danses et Chansons Moraves » collectés par Janáček. Mais sa connaissance de cette culture populaire s’arrêtait là. D’autre part,ellel confondait la Bohème et la Moravie ; mais qui, en dehors des membres de l’Institut des études slaves et de personnes très instruites de la géographie de ce pays d’Europe centrale, faisait la différence entre ces deux régions ? La revue offrait dans cette double page cinq photographies toutes passées sous un filtre rouge. Pour un meilleur visionnement de l’une de ces illustrations (ci-dessous), j’ai opté pour un filtre noir.
costumes tchèques |
Dans cette revue émanant du Front Populaire, il fallait bien toucher les lecteurs par des considérations au centre des espoirs qu’avait suscités cette union politique. Ils désiraient une issue positive à leurs luttes françaises, Sophie Cheiner, rejoignant leurs espérances, indiquait dans un geste plutôt grandiloquent que « Janacek entrevoyait le jour du triomphe de la Justice sociale dans le monde entier » en s’appuyant sur le chœur final des prisonniers de La Maison des morts (3), son dernier opéra et « l’apothéose de la joie par laquelle finit La Messa Glagolskaja (4), chant du cygne de Janacek ». On peut pardonner l’erreur de la rédactriste considérant cette Messe glagolitique comme dernière œuvre du compositeur morave et nuancer son propos en indiquant que cette Messe représentait l’une des dernières œuvres du maître de Brno et non la dernière.
Aux rares écrits dans la presse et l’édition française qui renseignaient Janáček, Radio-Liberté ajouta une petite page pour éclairer un tant soit peu ses lecteurs sur ce compositeur dont on peut parier que peu d’entre eux avaient entendu parler et sans doute encore moins avaient eu l’occasion d’entrer en contact avec sa musique. Cet article restreint (5), qui ne touchait qu’une couche de la population, n’impressionna ni ne gagna les cœurs et l’intelligence des mélomanes et des musiciens pas plus que les quelques rares autres journalistes qui s’étaient exprimés auparavant sur Janáček.
Dans la situation politique compliquée de la France en cette année 1938, après les espoirs que la victoire des partis qui avaient constitué le Front Populaire, et devant un gouvernement autoritaire en Allemagne tenu par les Nazis, la conscience des intellectuels qui avaient soutenu ce Front Populaire s'exerça. A l'occasion de la venue France du dramaturge et décorateur tchèque Adolf Hoffmeister, l'Association Internationale des Écrivains pour la défense de la Culture organisa un concert sous la direction de la jeune cheffe d'orchestre et compositrice Vítězslava Kaprálová dédié aux ouvrages de musiciens tchècoslovaques, Smetana, Dvořák, Janáček, Martinů, Novák et Suk le 2 juin 1938. L'intérêt pour pour un artiste se situant dans la même ligne qu'eux s'était-il émoussé dans les rangs de la rédaction de Radio-Liberté ? Pourtant la liste des soutiens à cette manifestation culturelle, Aragon, Jean-Richard Bloch, André Chamson, Andrée Viollis, ne prêtait pas à confusion. Elle se situait dans la droite ligne de ceux qui avaient placé leurs espoirs dans la constitution de ce front politique et culturel. Bien que ce concert ne fut pas relayé par des stations radio, aucune information ne transpira sur les pages de la revue hebdomadaire. Parfois un soutien à une célébration qu'on aurait attendu de la part d'une équipe ne se manifesta pas.
Joseph Colomb - novembre 2022
Notes :
1. La présidence de cette assemblée d'auditeurs échut au début de l'année 1936 à Paul Vaillant-Couturier. Dans le bureau provisoire siégèrent Léon Blum, Pierre Cot, Robert Jardillier, Jean-Richard Bloch entre autres. Le 30 octobre 1936 signa la parution du premier numéro de l'hebdomadaire Radio-Liberté enrichi par un message de Romain Rolland, prix Nobel de littérature. Il ne semble pas que la revue continua de paraître après la fin de 1939.
2. Daniel Muller rédigea en 1930 aux Editions Rieder le premier livre édité à propos du compositeur morave titré simplement Janáček.
3. Des extraits orchestraux de La Maison des morts furent donnés le 5 février 1937 par l’Orchestre national sous la baguette de Fritz Zweig et transmis sur les ondes de Radio Tour Eiffel. L’intégralité de cet opéra fut donnée à Paris en 1953 par Jascha Horenstein conduisant l’Orchestre National et un ensemble de chanteurs français dont Bernard Demigny, Jean Giraudeau, Xavier Depraz, Lucien Lovano, Joseph Peyron, André Vessières, Doda Conrad, etc.
4. Petite erreur de transcription, Messa n’existe pas dans le titre de cet ouvrage ; après plusieurs autres graphies, c’est Mša que le compositeur a finalement retenu.
5. L’article ne citait que quelques titres d’œuvres de Janáček, trois opéras, et deux autres titres visant la culture morave et un ouvrage (La Messe glagolitique) « religieux » par son texte, mais non par l’ampleur et le caractère de sa musique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire