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2 octobre 2022

Janáček et le réalisme socialiste

Tentative de récupération

Janáček et le réalisme socialiste


Depuis longtemps en Tchécoslovaquie, grâce aux efforts répétés de Nejedlý et au prix de contre-vérités et d’affirmations frisant le mensonge, la figure de Smetana avait été érigée comme celle du créateur de la musique tchèque dont tout compositeur actuel (et à venir) devait suivre la voie. Publication après publication, article après article dans la revue Smetana, dans les dernières années d’oppression autrichienne comme durant les premières années de la République tchécoslovaque, le professeur et musicologue Nejedlý par ses avis tranchés avait coupé le monde musical tchèque en deux ; d’un côté les authentiques musiciens slaves, la ligne « progressiste », « à programme » en phase avec l’idéal national (dont Fibich, Ostrčil, Foerster et Otakar Zich) qui suivaient les enseignements de Smetana et les traditions musicales tchèques et à l’opposé les autres, « sans programme » culminant dans la musique absolue (1) tels Dvořák, Josef Suk, Janáček et aussi Novák, coupables de cosmopolitisme ou d’amateurisme, considérés par le musicologue quasiment comme des traîtres à leur culture. Lorsque Otakar Hostinský décéda en 1910, Nejedlý s’introduisit dans le comité pragois du Das Volkslied in Österreich (Chant populaire en Autriche) alors que Janáček présidait depuis cinq ans le comité morave. Face à la puissance de l’occupant autrichien, les deux comités continuèrent à présenter un front uni, au moins en apparence. Avant 1916, très peu d’œuvres de Janáček avaient été jouées à Prague et elles avaient été plutôt peu appréciées. Nejedlý s’était déjà opposé à ses études sur la musique populaire qu’il jugeait irrationnelles, aussi, sûr de la justesse de ses thèses et de son autorité qui en découlait, il estimait de peu d’importance le compositeur morave. 


Quand, en juin 1916, la création pragoise de Jenůfa révéla aux yeux du public de la future capitale des pays tchèques un opéra de première importance, Nejedlý resta sur sa position et déclencha dans la presse une attaque virulente contre cet opéra et son compositeur. Dans sa revue Smetana, sur 8 pages, il rédigea un article dans lequel il crucifiait le compositeur et son opéra Jenůfa. « Pour ses besoins, Janáček va collecter, il est vrai, assez de matériau, or il ne sait rien en faire. (2) Sans parler des insoutenables répétitions de mots donnant lieu, par moments, presque à un comique involontaire, nous voyons sur des formes plus artificielles jusqu’où mène le primitivisme de Janáček. […] Le style de Janáček, insoutenable et tout à fait dénué de vie, apparaît dans les chœurs et dans les scènes populaires. […] Jenůfa est un vieux singspiel (3) dans un habit nouveau, portant en lui, par conséquent, toutes les mélodies de ce genre, contre lequel Smetana a dressé son art culturel. (4)» Heureusement, en pays tchèques, on pouvait désormais juger sur pièces. Le succès public de Jenůfa contribua à ouvrir les yeux et les oreilles de nombre de mélomanes et musiciens qui, dès lors, comprirent qu’il fallait accueillir les critiques de Nejedlý envers Janáček avec un peu de recul.


Lors d’un rendez-vous du compositeur avec Nejedlý en avril ou début mai 1918, rien n’a paru sur le contenu de cette entrevue, mais il est probable qu’elle ne se passa pas dans une ambiance décontractée. Sans doute, les deux hommes restèrent sur leurs positions respectives. Jusqu’à la mort de Janáček en 1928, les relations entre eux furent tendues, mais suite aux succès de ses opéras en Tchécoslovaquie et en Allemagne, le compositeur prit peu à peu le dessus sur le musicologue du moins lors de leurs rencontres dans tel ou tel comité musical. Par contre, dans la presse, dans ses écrits, Nejedlý poursuivit sa campagne néfaste contre la musique du compositeur morave, non seulement jusqu’à 1928, mais également dans les années suivantes tant il restait arc-bouté sur sa vision d’une musique « authentiquement » tchèque dont lui seul et ses apôtres se portaient garant ! Quelques années avant que Jdanov ne théorisa sa conception du « réalisme socialiste » et son rejet de tous ceux qui ne le rejoignaient pas, Nejedlý se trouvait déjà dans une attitude sectaire comparable.


Lorsque, beaucoup plus tard, le musicologue devint ministre en 1945 et surtout, lorsqu’il accéda au poste de vice premier ministre, Nejedlý affirma avec plus de force ses thèses musicales, convictions renforcées par celles qu’avait professées Jdanov dans son élaboration du concept du réalisme socialiste en 1948, seule voie à suivre pour tout compositeur digne de ce nom dans les régimes communistes des « démocraties populaires » dont la Tchécoslovaquie. 


En 1949, profitant de sa position de ministre, Zdeňek Nejedlý lança dans sa ville natale un festival à la gloire de Bedřich Smetana, autre enfant de Litomysl. Continuant le combat qu'il menait depuis longtemps, ce festival lui offrait la possibilité d'annexer le fondateur de la musique tchèque pour illustrer avec plus de forces ses thèses déjà anciennes que la nouvelle situation politique lui permettait de mettre en avant. Comme dans tout régime totalitaire, seuls la musique nationale et le folklore trouvaient grâce à ses yeux, la musique moderne étant taxée de formalisme.


De 1949 à 1965, seuls les opéras de Bedřich Smetana furent représentés, Prodaná nevĕsta (La Fiancée vendue) et Dalibor se taillant une place de choix en apparaissant treize fois, tandis qu'une unique représentation de Rusalka de Dvořák trouva sa place en 1957 et que Svatopluk, opéra du compositeur slovaque Eugen Suchoň était produit par le théâtre de Bratislava en 1965. Pendant cette période, les artistes du théâtre national de Prague, ceux du théâtre d'état de Brno, ceux du théâtre national de Bratislava et ceux du théâtre d'état d'Ostrava, avec leurs chanteurs vedettes, Beno Blachut, Maria Tauberová, Ivo Židek, Eduard Haken, Drahomíra Tikalová, Naděžda Kniplová se produisirent principalement dans le Zámecký Amfiteátr. Mais Zdeňek Nejedly disparu en 1962 laissa son festival orphelin.


Après une interruption de sept années, à partir de 1974, le festival renaquit. En fin du mois de juin, il proposa de nouveau des opéras de Smetana. En 1977, il s'ouvrit aux opéras de Dvořák (Jakobin), Martinů (Veselohra na mostĕ), en 1979 à ceux de Fibich (Šárka), puis enfin à Janáček en 1983 (Příhody lišky Bystroušky - La petite renarde rusée) suivi en 1987 de Její pastorkyňa (Jenůfa). L'ouverture se confirma dès l'année suivante avec la programmation d'opéras du grand répertoire dûs à la plume de Mozart, Dvořák, Martinů, Verdi, Bizet, Rossini, Puccini, Mascagni, Purcell et d'opéras ou oratorios ou encore œuvres vocales tchèques telles que celles de Brixi, Mysliveček tandis que quelques concerts symphoniques ou d'orgue redonnaient vie à des pièces de Vejvanovský, Tůma, Voříšek, Tomášek et Zelenka alors que d'autres s'ancraient dans la modernité avec des œuvres de Berio, Tippett, Schnittke, Petr Eben. La suprématie des opéras de Smetana disparut au fil des ans pour laisser la place à une programmation actuellement éclectique et internationale. Dans cet ensemble, les œuvres et en particulier certains opéras de Janáček trouvèrent leur place.




couverture de la revue
Recherches  internationales à  la lumière du marxisme


Cette parenthèse temporelle refermée, revenons à la fin des années 1950. La revue française bimestrielle Recherches internationales à la lumière du marxisme éditait en 1959 son treizième cahier, celui-ci entièrement consacré à la musique. Etalée sur une vingtaine de pages on y découvrait une étude sur Janáček, rédigée par Antonín Sychra (5). Alors même que dans son propre pays, on s'en approchait encore avec plus ou moins de timidité voire de crainte ou de méfiance, en France, on tendait à l'attirer dans le camp des compositeurs « marxistes » parce qu'originaire d’un pays devenu démocratie populaire (6) ! Antonín Sychra, musicologue tchèque, rejoignit, après le Coup de Prague, le camp stalinien par opportunisme sans doute. S'il voulait poursuivre sa profession de musicologue, il lui fallait faire acte d'allégeance. « Il devint l’un des musicologues les plus en vue, en publiant dès 1948 toute une série de brochures et d’articles sur des sujets dictés par le pouvoir et en obtenant en contrepartie les fonctions politiques et les postes universitaires les plus distingués (7)» En dehors de Brno où l'on continuait à adorer le héros local, on persistait ailleurs, malgré les succès populaires répétés de Janáček, à s'interroger sur sa musique, sur le sens de son engagement. Pour le pouvoir, pour la pensée stalinienne, était-il récupérable un peu plus de vingt ans après sa disparition ? Aidé par un début de relâchement de la doctrine de Jdanov, suite au rapport Kroutchev, Sychra s’attela à un nouvel examen de la musique du compositeur. Maniant simultanément analyse intelligente, déviation et interprétation abusive, il s'appuyait sur quelques faits soigneusement sélectionnés, quitte à les dénaturer, puisés dans la vie et la musique du maître morave. 


Janáček ne pouvait que rejoindre le combat du peuple, puisqu'il en était issu, et parce qu'il manifestait sa compassion pour les simples gens (la Sonate pour piano, 1905), qu'il choisissait pour ses opéras des « sujets démocratiques russes » chez Ostrovsky et Dostoïevsky et qu'il s'intéressait au chant populaire, tel était le plaidoyer plutôt simpliste déployé par Sychra. Et si František Pavlik (8) abattu par la police au cours d'une manifestation pour la création d'une université tchèque à Brno en 1905 n'avait pas été un ouvrier, mais un ingénieur, un médecin, un artisan ou un avocat, Sychra l'aurait-il quand même pris pour l'exemple de la compassion de Janáček envers les gens du peuple ? D’autre part, comment déterminer parmi les sujets russes dans la littérature ce qui est démocratique et ce qui ne l'est pas ? A cette époque, toute œuvre russe était estampillée de l’épithète communiste, même si elle avait été créée bien avant la naissance de la Russie soviétique. Comme si, dans tout slave, sommeillaient les germes d’une culture communiste à venir. Quant au chant populaire, pourquoi Sychra ne précisait-il pas que Janáček, comme d’autres ethno-musicologues, collectait ses chants et danses principalement auprès de paysans et d'artisans et non auprès d'ouvriers ? Pourquoi Sychra passait-il sous silence les passes d’arme qui avaient dressé son maître à penser actuel contre Janáček dans les années 1910 à propos de la musique populaire ?


Poursuivant sa démonstration, Sychra en vint au réalisme. « La capacité de saisir infailliblement la vérité de la vie, la maîtrise de l'observation réaliste, ce trait fondamental rapproche Janáček des grands classiques des cultures musicales nationales ». Imitant Nejedlý (9), son apôtre prenait soin de se prosterner devant les grands maîtres du passé signifiant par là que la théorie du réalisme socialiste remontait loin dans le passé. Il honorait ces maîtres, sorte de précurseurs de l’homme nouveau. Sychra avait remarqué « C'est pourquoi la vie, le frémissement des sentiments, la pensée, sont ce que Janacek recherche dans les chants populaires » pour préciser d'ailleurs justement « Saisir la fraîcheur spontanée du vécu, l'unicité de l'instant, du sentiment, de la pensée qui ne se répétera plus - telle est la base du réalisme de Janacek » qualifiant Janáček de « représentant typique du réalisme critique en musique ». Antonín Sychra était trop intelligent pour opérer ex abrupto un glissement du réalisme critique au réalisme socialiste mis en avant dans les années 50 en URSS et dans les pays satellites. Mais tout son raisonnement tendait à accréditer que si le compositeur morave avait vécu sous le régime de la démocratie populaire, il se serait coulé aisément dans le moule artistique (et politique) du réalisme socialiste. Disparu depuis trente ans, le compositeur ne risquait pas de le contredire.


Troisième argument, le sens de l'ordre. La plupart des autres idéologues aurait taillé à coup de serpe cette dialectique. Sychra procédait de manière plus fine, notant plusieurs fois les contradictions qu'amenait sa démonstration. Puisque Janáček avait étudié Durdik, Wundt, Helmholtz, Zimmerman, c'était par un besoin de remise en ordre de sa pensée, s'élevant ainsi contre les « expérimentations sonores purement formelles » (10) qu’il avait menées précédemment. Il nous faut relever les mots marqueurs de sens, répétés à satiété, les uns pour arrimer dans les têtes ces « vérités » que le régime voulait imposer à tous ses artistes et les autres pour dénoncer les errements navrants des représentants de la bourgeoisie induisant le peuple dans l'erreur. Populaire, démocratique, réalisme, désignant les valeurs positives ; formalisme, expérimentation, stigmatisant les erreurs condamnables. Pour renforcer sa démonstration, Sychra appelait à la rescousse Nejedlý dont les opinions sur Janáček relevaient évidemment, sous la plume de Sychra, d'une justesse scientifique et Vladimir Helfert, élève du premier, qui avait rédigé l'une des premières études sur le compositeur morave, parue en Tchécoslovaquie. Mais Sychra se gardait bien de souligner que les critiques « justes » du ministre avaient condamné en bloc Jenůfa, lors de la création pragoise en 1916, faisant la preuve de son aveuglement doctrinaire. Comme il évitait de préciser que Vladimir Helfert, effectivement élève de Nejedlý, dans un premier temps avait emboîté les pas de son maître dans sa critique frontale contre Janáček. Mais qu’il avait évolué très rapidement dans un sens favorable au maître morave, abandonnant ainsi les thèses de son mentor. On pourrait encore relever qu'à côté de remarques assez justes sur le langage musical du compositeur morave, l’auteur en tirait des conclusions partiales pour l'attirer abusivement dans son bloc de pensée. Ainsi écrivait-il « je dis que la richesse mélodique dans laquelle, après les classiques, peu ont égalé Janacek, ne réside pas tant dans son talent musical extraordinaire que dans cette capacité d'écouter l'intonation véridique du langage parlé quotidien du peuple ».


Comment pouvait-on écrire pareille extravagance consistant à insinuer qu'un créateur artistique devait son talent avant tout à son peuple ? Suivons jusqu'au bout le raisonnement induit. Le mot peuple amène au parti du peuple. Puisque les thèses développées par le parti et sa direction découlaient du peuple, elles étaient forcément justes. Au bout de cette chaîne de raisonnement, on retrouvait la thèse de Sychra sous-jacente dans cet article : Janáček, dans la Tchécoslovaquie des années 50 aurait embrassé le dogme jdanovien du réalisme socialiste. Dans les faits, il ne s’agit pas de montrer la réalité telle qu’elle est, mais d’exalter une démarche qui amènera une réalité radieuse dans un avenir prochain en construction par la classe ouvrière. Aux compositeurs d’opéras de se couler dans cette pratique.


Cependant, pour ne pas se trouver accusé de défendre l'indéfendable (rappelons que le tout puissant ministre Nejedlý avait de tout temps été un opposant farouche et acharné à Janáček, entre autres), Sychra assura ses arrières, le valet ne pouvant déplaire à son maître, en relativisant la réhabilitation du compositeur morave : « Certes Janacek est un modèle de réalisme ; mais nous ne devons pas oublier ou cacher le fait que c'est un réaliste critique et qu'il porte en lui toutes les contradictions historiquement et socialement déterminées de ce courant, et notamment la principale : la contradiction entre la beauté et la vérité vivante ». Pour être encore un peu plus sûr de ne pas être suspecté de faiblesse idéologique, d'un magnifique geste ambigu il terminait son article par cette phrase dont les mots-porteurs de sens avaient été soigneusement choisis : « C'est ainsi qu'il faut montrer Janacek à notre peuple et à tous les peuples : un militant, plein de flamme, d'une haute force morale, grand dans son éthique élevée et dans ses erreurs funestes ». Chacun donc pourrait y récolter ce qu'il désirait et ainsi monter le compositeur sur un piédestal ou au contraire ne tenir compte que de ses graves erreurs pour continuer à ignorer sa musique…


Au prix de quelques contorsions et d'un certain nombre d'approximations - pour ne pas dire de contre-vérités - A. Sychra tentait de s'approprier les succès actuels de Janáček pour essayer de placer le compositeur dans l'idéologie qu'il défendait, suivant en cela ses maîtres politiques du moment. Quant à la place originale que tenait Janáček dans la musique européenne du premier quart du XXe siècle, un tel article, aussi long soit-il (18 pages), n'apprenait que très peu de choses aux lecteurs français.


Compte-tenu de  l’influence qu’exerçait, dans les années 1950, cette revue et d’une manière générale les autres revues de la presse communiste (Les Lettres Françaises, La Pensée La Nouvelle Critique, entre autres) vis-à-vis d’un nombre non négligeable d’intellectuels et d’artistes hexagonaux, cet article signait d’une certaine façon une reconnaissance du compositeur Janáček tout au moins par ce camp. Ce côté positif s’accompagnait d’un effet négatif. A l’époque de la guerre froide, les opinions étaient tranchées entre les partisans du monde progressiste (à l’Est) et ceux du monde libre (à l’Ouest), pour reprendre le vocabulaire simpliste de l’époque. Si bien que les adorations ou simplement les préférences des uns devenaient des répulsions pour les autres. Janáček qui eut « le tort » de naître dans ce qui devint peu après la fin de la seconde guerre mondiale le bloc de l’Est en fit les frais dans l’autre bloc et même dans le sien. Dans son propre pays, ses positions sur le plan musical se trouvaient bien trop éloignées de celles de Nejedlý pour qu’on le considère à sa juste valeur. Par ailleurs, de sa mort jusqu’à l’annexion de la Tchécoslovaquie par les troupes allemandes en 1939, son importance artistique à Prague était assez largement contestée ou du moins relativement mal comprise dans une partie importante du monde musical tchécoslovaque. Trente ans après sa disparition, les intellectuels et artistes de son pays commencèrent à réexaminer son cas sous une double influence, les thèses de Jdanov et par conséquent celles de Nejedlý qui perdaient peu à peu du terrain (11), et d’autre part les succès de Jenůfa en Europe qui obligeaient à le reconsidérer. Antonín Sychra participa à ce mouvement dont il souhaitait orienter ce début de reconnaissance dans un sens très précis. 


L’écrit que publia Recherches internationales à la lumière du marxisme se doubla d’une intervention radiophonique. En effet, sur les ondes de la RTF, le 31 octobre 1958, Antonín Sychra assura une causerie sur l’œuvre musicale de Janáček, musicien tchèque. Suffisamment à l’aise dans sa maîtrise de la langue française, il développa quelques thèmes dont la position critique du compositeur vis-à-vis de la musique moderne, sa recherche de la vie dans son langage musical, la chanson populaire tchèque dans son œuvre, sa place dans la musique moderne. Sous les apparences de neutralité, d’une voix monotone, le musicologue tchèque délivra le même message que celui livré dans son article des Recherches internationales. Sur les ondes le discours paraissait objectif ; l’auditeur attentif, surtout celui qui ne connaissait pas la part prise par le conférencier et surtout son maître à penser dans la mise en œuvre des thèses de Jdanov en Tchécoslovaquie, pouvait boire ses paroles sans y déceler quelque interprétation tendancieuse. D’autant plus qu’en dehors du livre de Daniel Muller, ancien de près de trente ans, les articles de la presse musicale concernant Janáček étaient très rares, aussi rares que la présence de ses ouvrages dans les concerts de l’Hexagone ou à la radio. Il était donc difficile pour le lecteur et l’auditeur de pouvoir exercer un déchiffrement vigilant des écrits et une écoute critique des dires de Sychra. Si l’on n’y prenait garde, ses mots devenaient quasiment parole d’évangile (laïc bien sûr). Malgré ces prises de positions écrites et orales, la musique de Janáček dans les années suivantes resta confinée encore dans un espace plutôt confidentiel et d’une rareté marquante sur les scènes françaises.


L’année de la causerie de Sychra à la radio française, du côté de Brno, on s’activa pour rendre un hommage appuyé au compositeur qui œuvra si longtemps dans la capitale de la Moravie. Un grand colloque composé de plusieurs musicologues tchèques et étrangers - auquel participa le critique musical français Jacques Feschotte - salua le trentième anniversaire de la disparition de Janáček. Après tant d’années pendant lesquelles on l’ignora, on établit une part de la vérité. Janáček n’était plus tout à fait un pestiféré, mais on lui octroyait maintenant une importance presque semblable à celle de Smetana et Dvořák dans le développement musical tchécoslovaque. Malheureusement, les actes de ce colloque qui ignoraient notre langue ne pouvaient toucher qu’une infime partie des mélomanes français, ceux qui lisaient le tchèque dans le texte. 


Cet article de Sychra, tentative de récupération d’un compositeur et de sa musique (12) pour la mettre au service d’une cause étrangère à l’art musical, publié dans une revue ouverte aux idées communistes, de par sa conception pour le moins partisane et également de par sa parution dans une telle revue ne pouvait attirer que les lecteurs réguliers de cette presse, habitués aux thèses plutôt sectaires et simplistes d’un périodique «progressiste». Pour presque tous les autres lecteurs, son contenu était suspect, à tort ou à raison. Un peu plus tard, dans un autre organe de la presse progressiste, Les Lettres françaises, les écrits de Martine Cadieu, pourtant un peu moins encline à obéir aux recommandations des apôtres de Jdanov, connurent le même rejet ou tout au moins l’indifférence d’une grande partie des mélomanes. Ce qui contribua de manière continue à conserver une écoute prudente de la musique de Janáček et à l’examiner avec plus ou moins un parti-pris identique à celui avec lequel on la considérait dans les années précédentes. En France, le temps de Janáček n’était pas encore arrivé, alors qu’Outre-Rhin, la production régulière de ses opéras majeurs se maintenait et qu’au début des années 1960, la Grande Bretagne s’ouvrit à sa musique. Au bord de la Seine, on attendit 1988  pour découvrir les beautés singulières de la musique de Janáček.


Insensiblement, le regard porté par les musicologues tchèques sur le compositeur de Jenůfa tendait à s’adoucir allant presque à une réhabilitation du musicien. En Europe occidentale, en France également, la frange « progressiste » des musicologues et des critiques musicaux suivit ce glissement. D’une ignorance ou d’un dédain, on passa progressivement à un réexamen de l’apport janáčekien dans la musique moderne puisque le rapport Kroutchev autorisait maintenant une attitude différente de celle des thèses de Jdanov.  


En France, tenait-on compte des conclusions livrées par le rapport Kroutchev vieux à ce moment-là de cinq ans ? On pourrait en douter lorsque La Pensée (revue du rationalisme moderne) dans son numéro 78 (mars-avril 1958) introduisit les six pages d’un hommage à Nejedlý rédigé par Pierre Bonnoure. Dès l’introduction, on comprend que le rédacteur reste dans des termes laudateurs. « La démocratie populaire tchécoslovaque offre à Zdenek Nejedly l’hommage dû à son travail et à son talent. Elle l’a mis à la place qui lui revient ; elle a reconnu les services éminents qu’il a rendus à la nation entière, au cours d’une vie laborieuse et féconde, toute consacrée à la science et à la vérité. Son quatre-vingtième anniversaire, célébré par ses concitoyens unanimes, est l’occasion de dire ou de rappeler quel est cet homme, et comment il a joué, depuis un demi-siècle, un rôle essentiel, prépondérant, dans la vie intellectuelle de son peuple et de son temps. » Né à Litomysl, la ville natale de Smetana, « un enfant de Litomysl ne saurait oublier que sa ville a été le lieu de naissance et des premiers ans de Smetana » d’où l’intérêt d’utiliser la figure de Smetana pour la transporter au poste de créateur de la vie musicale tchécoslovaque.


Commence alors le déroulement de la vie de cet homme qui rencontra La Question tchèque, livre de Masaryk qui marqua profondément le lycéen Nejedlý, occasion pour le rédacteur  d’affirmer que le jugement de Nejedlý « sur Masaryk a toujours été hautement équitable ; jamais il ne s’est altéré dans l’aigreur de la polémique » coupant court à l’avance sur les différends que cet intellectuel eut avec l’homme politique. Bonnoure continue à décrire les étapes marquantes de la vie de Nejedlý dont sa rencontre avec le parti communiste . En fait, l’homme politique intéressait plus le rédacteur que le musicologue et historien qui pesa sur les courants musicaux et trancha toujours en faveur des créateurs qui œuvraient en tant que « héritiers des grandes traditions de la nation tchèque ». Enfin, le rédacteur rendit hommage à « Nejedly [qui] n’avance rien qu’il ne démontre » le dédouanant par cette formule des contre-vérités qu’il colportait. En somme, cet article revenait à un concentré de généralités et d’affirmations que demain la vie serait belle grâce aux luttes menées par des hommes au premier rang desquels se tenait Nejedly laissant de côté les combats artistiques qu’il mena contre des créateurs comme Dvořák et Janáček, pour n’en nommer que deux. Quant au soutien des thèses de Jdanov par Nejedly, il n’en est pas question dans cet article, une façon efficace pour que le lecteur puisse trouver objectif cet éloge de Nejedlý.  


Cinq ans après la publication du rapport Kroutchev, les communistes français n’avaient pas encore vraiment pris conscience qu’il était temps de réviser leurs positions ou croyances et de corriger leurs erreurs. Il faudra encore plusieurs années pour que cette période de la révision survienne.


Joseph Colomb - septembre 2022


Merci à Alain Chotil-Fani pour ses remarques constructives.


Notes : 


1. Xavier Galmiche : Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý : vitalisation du formalisme et esthétique autoritaire, Les enfants de Herbart, Des formalismes aux structuralismes en Europe centrale et orientale. Filiations, reniements, héritages, ed. Xavier Galmiche, Formalisme esthétique en Europe centrale, formesth.com.


2. Nejedlý, dans son aveuglement, refusait de considérer les deux recueils que František Bartoš avait publiés en 1889 et 1901, recueils auxquels avait collaboré Janáček. Pour le second, le compositeur avait pourtant rédigé une introduction riche de 136 pages. Le musicologue bohêmien contestait âprement les conceptions du musicien morave dans son approche de la musique populaire. 


3. Singspiel, un peu l’équivalent allemand de l’opéra-comique français du XVIIe siècle. 

 

4. Leoš Janáček, Ecrits, Choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, note page 342.


5. étude publiée en langue tchèque en 1956.


6.  « La politique culturelle était différente entre le marché intérieur et le marché international. Il fallait affirmer aux autres pays la vitalité d’une culture qui en pratique était étouffée dans le pays même ; la propagande à l’oeuvre ! » (Alain Chotil-Fani)


7. Daniela Langer, Musicologie et communisme, dans Jean-Jacques Nattiez Musiques, tome 2, Actes Sud, collection « Cité de la musique », 2002-2004.


8. Sa mort déclencha chez Janáček le processus créateur qui aboutit à la composition de la Sonate pour piano, intitulée I.X.1905. (lien)


9. Voir l’article sur le livre de Nejedlý publié en 1924, Smetana.


10. Quelles « expérimentations sonores formelles » Janáček menait-il ? Sychra ne les cite pas. Pourquoi ? Serait-ce une illustration supplémentaire, dans son système de pensée, qu’une affirmation suffisait pour établir une vérité ?


11. La déstalinisation aida un peu tous ceux qui se désespéraient de ces analyses doctrinaires et modéra quelque peu les ardeurs de ceux qui les propageaient.


12. Les Nazis, de leur côté, ont bien tenté de s’approprier l’Hymne à la joie de la symphonie n° 9 de Beethoven. 


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