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1 juin 2022

L'Opéra tchèque en France

L’Opéra tchèque en France depuis 1945


Musicabohemica résulte de l’engagement d’une trilogie. Qui débuta d’abord sous la plume d’un seul homme, celle d’Eric Baude, musicien et musicologue qui, lors de ses séjours en Tchécoslovaquie et armé de son savoir linguistique, se consacra à l’étude de la musique de ce pays. Bientôt un partenaire le rejoignit en la personne d’Alain Chotil-Fani. En plus de leurs articles mis en ligne sur le site, tous les deux écrivirent une chronologie à propos de Dvorak pour un numéro de L’Avant-Scène Opéra et bientôt  un livre Dvořák, un musicien par-delà les frontières (Buchet-Chastel, 2007). Un troisième larron adhéra à leur sujet d’étude, moi-même, déjà sensibilisé par cette problématique. En 2014, les Editions de l’Ile bleue publièrent mon livre Janáček en France. Au long des années suivantes, les écrits s’étoffèrent jusqu’à dépasser le nombre de 600 articles. Et bientôt, chacun pourra bénéficier du nouveau livre d’Alain Chotil-Fani Dvořák et le Nouveau Monde aux éditions L’Harmattan,


Au printemps 2000, Hervé Lacombe nous contacta pour nous proposer de nous associer au travail de son troisième tome sur l’Opéra français au XXe siècle, après la parution des deux premiers volumes, chronologiquement parlant.  Il s’agissait pour nous de donner « une bonne idée de l’implantation du répertoire tchèque dans nos maisons d’opéra » en limitant notre contribution à 9000 signes ce qui interdisait l’exhaustivité. 


Ce troisième volume sorti des presses en avril dernier contient donc notre contribution sous la signature de mon nom, mais en fait cette signature unique cache un travail collectif d’Alain Chotil-Fani, Eric Baude et moi-même. Je remercie les responsables des Editions Fayard, Sophie Debouverie, éditrice, et Jérôme Laissus, directeur général de Fayard de m’autoriser à mettre en ligne notre petit apport placé aux pages 946 à 950 de ce gros volume.


Couverture du troisième volume de 
Histoire de l'Opéra français
sous la direction d'Hervé Lacombe
Fayard

Voici donc cette contribution :


L’opéra tchèque en France depuis 1945 (Joseph Colomb, avec la participation d’Alain Chotil-Fani et d’Eric Baude)


Les premiers opéras tchèques joués en France. Si l’opéra tchèque est joué à l’étranger et reste occasionnellement défendu par des interprètes liés aux milieux nationaux (tournée espagnole du Théâtre National Slovaque, 1924), il faut attendre 1928 pour entendre en France (en français) La Fiancée vendue de Smetana (voir ci-dessous le tableau des premières françaises). La tentative avortée de représenter Jenůfa à l’Opéra en 1939 (1) conforte la confidentialité de ce répertoire. La première parisienne de La Fiancée vendue reste sans lendemain. L’opéra est représenté à de rares occasions à Enghien, Avignon et Bordeaux, sans s’inscrire dans une tradition durable, à l’instar de Dalibor de Smetana joué à Strasbourg en 1968 par la troupe de l’Opéra de Brno. Martinů et Janáček (2) suscitent un peu plus d’attention. Le premier est présent avec La Passion grecque, donné en concert à Paris en 1964 puis sur scène à Rouen ; Juliette ou la clé des songes et Alexandre Bis, présentés tous deux en concert à Paris en 1962 puis sur scène à Rouen ; Les Trois Souhaits représenté à Lyon en 1973. L’opéra radiophonique La Comédie sur le pont est produite à Vichy en 1964 et se retrouve avec Ariane au programme de l’Opéra National de Prague à Bordeaux en 1975. La presse apprécie un compositeur offrant « une musique souvent délicieuse comme du Haydn, fleurie de modulations ravissantes (3)» tout en jugeant les livrets par endroits faibles. Les versions de concert de Jenůfa radiodiffusées en 1947, 1952 et 1958 précèdent des productions scéniques  à Strasbourg, Rouen, Lyon et Paris. L’accueil favorable accordé à La Petite Renarde rusée à Paris en 1957, en tchèque, tranche avec une réserve certaine envers De la Maison des morts, Kát’a Kabanová et L’Affaire Makropoulos. À l’exception des représentations du Théâtre Sarah-Bernhardt, La Petite Renarde rusée par le Komische Oper de Berlin en 1957 dirigé par Václav Neumann (en allemand), Kát’a Kabanová par l’Opéra de Belgrade (en tchèque)  et L’Affaire Makropoulos par la troupe du Sadler’s Wells dirigé par Charles Mackerras (en anglais), la langue française est alors de rigueur pour les opéras de Janáček, avec le rôle-titre chanté en allemand et en français pour les autres rôles pour Jenůfa en 1962 à Strasbourg.


Une notoriété croissante : 1980-2000. La saison 1982 à Marseille permet d’entendre pour la première fois un opéra de Dvořák. Rusalka répond à des productions isolées hors des Pays Tchèques (Londres, 1959 ; San Diego, 1975) et prélude à un intérêt plus large pour le conte de fées lyrique (Londres, 1983 ; Seattle-Houston, 1990 ; New York, 1993, etc.). La première française (en tchèque) suscite un intérêt réel mais limité : selon Jacques Lonchampt, « Dvořák n'avait [...] pas le tempérament dramatique nécessaire pour traduire une situation psychologique aussi subtile et irréelle (4) ». Marseille programme Jenůfa en 1986 dans une production très appréciée grâce à l’aura de Leonie Rysanek alors que Lyon révèle au même moment Les Voyages de M. Brouček. Deux années plus tard, un festival Janáček à l’Opéra présente en première parisienne Kát’a Kabanová et De la maison des morts. Ces pages, désormais chantées en tchèque, reçoivent « un succès solide, vrai pour deux spectacles de haut niveau (5) ». Cette consécration se poursuit avec trois reprises de Kát’a Kabanová (O, 1990, 1991, 1993) et encourage la programmation de deux œuvres peu connues en version de concert, Osud à Paris en 1995 et Šárka à Lyon en 2001. Martinů est à l’affiche avec La Passion grecque en 1990 (OC et Strasbourg), Les Trois Souhaits (Lyon, 1991) et Ariane (Strasbourg, 1997), tandis que Le Baiser (OC, 1990) et La Fiancée vendue (Strasbourg, 1999) demeurent les seuls ouvrages lyriques de Smetana programmés pendant cette période.


Le passage au répertoire courant à partir de 2000. Smetana reste peu joué : hormis La Fiancée vendue (O, 2008, en tchèque ; 2010), l’on ne trouve guère à l’affiche que Les Deux Veuves (Angers-Nantes, 2012), qualifié de « comédie tendre et ironique […] un bijou (6)». Le succès de Rusalka à l’étranger et notamment au MET (reprise de 1997) attire l’attention du monde musical sur cette œuvre méconnue : après Paris (O, 2002, 2015) et Lyon (2002, 2014), on l’entend à Nice et Nancy (2010), Montpellier (2011), Tours (2017) et Strasbourg-Mulhouse (2019), dans des mises en scène diversement appréciées. L’engouement pour Janáček se confirme. Lyon étrenne au printemps 2005 un festival avec Jenůfa, L’Affaire Makropoulos (chantées par Anja Silja) et Kát’a Kabanová, tandis que la capitale propose cette même année De la maison des morts à l’Opéra. Le duo Boulez-Chéreau est acclamé à Aix (2007) avec cette page en reprise d’une production viennoise, réalisant une « réussite, absolue, [...] bien digne de ces grands artistes (7)». L’Opéra du Rhin se distingue en programmant régulièrement de 2010 à 2016 les cinq opéras majeurs de Janáček dans des mises en scène de Robert Carsen et en y associant des reprises de L’Affaire Makropoulos et de La Petite Renarde rusée. Les opéras en versions de chambre ou requérant des moyens modestes sont défendus par des compagnies lyriques (ARCAL, Justiniana) qui font entendre La Petite Renarde rusée et Brundibár de Hans Krása dans des productions itinérantes.


Martinů demeure au répertoire avec Juliette ou la clé des songes (O, 2002, 2006) à côté d’œuvres plus modestes : l’opéra radiophonique Les Larmes du Couteau est donné en 2002 à Colmar et à Paris à l’Athénée-Louis Jouvet, puis en 2010 au CNSM de Lyon. Il est souvent couplé avec Alexandre Bis. L’Atelier lyrique de l'Opéra crée en France Mirandolina en 2010. Cette décennie voit la création française à Caen et Dijon de L’Olimpiade, ouvrage italien du compositeur du XVIIIe siècle Joseph Mysliveček, alors que Roméo et Juliette de Franz Benda, sur un livret allemand, est donné à Clermont-Ferrand en 2016. Aix accueille en 2018 la création mondiale de Seven Stones d’Ondřej Adámek composé sur un livret en anglais. Il faut préciser qu’Adámek a achevé ses études au Cnsmdp (8).


Rusalka est le seul opéra de Dvořák donné en France, sans toutefois occuper la même place que sur la scène internationale, où il devance La Fiancée vendue parmi les opéras tchèques. Son intrigue merveilleuse aux résonances érotiques le distingue, il est vrai, des autres pages lyriques du compositeur, dont l’effusion symphonique se prête mal à des réductions. De plus, l’exigence scénique des dix autres opéras de Dvořák (en comptant les deux versions entièrement distinctes du Roi et le charbonnier) s’avère souvent élevée : des armées interviennent dans Vanda (Prague, 1976), Dimitri (Prague, 1882) et Armida (Prague, 1904) ; le maître d’école de Jakobín ( Prague, 1889) fait répéter une chorale sur scène ; le deuxième acte du Diable et Catherine (Prague, 1899) se passe dans les Enfers. Un a priori nationaliste a longtemps laissé supposer que ces ouvrages ne s’adressaient qu’à une audience locale. En outre, l’image aussi tenace qu’erronée d’un auteur peu versé dans le genre lyrique nuit toujours à une meilleure connaissance du vaste legs de Dvořák.


Janáček et la France. La réputation d’amateur et de compositeur provincial a longtemps accompagné Janáček. Ne se coulant dans aucune forme opératique habituelle, refusant de suivre les courants modernes de son époque (wagnérisme, vérisme, expressionnisme), son œuvre est difficile à appréhender, d’autant plus que les versions françaises apportent leur lot de difficultés en s’adaptant mal à sa musique calquée sur la rythmique de la langue tchèque. Pour en faciliter la compréhension, l’intervention de divas comme Leonie Rysanek et Anja Silja est décisive, tout autant que le tandem Boulez-Chéreau et la renommée de metteurs en scène comme André Engel et Robert Carsen. Ses opéras s’inscrivent dans un réalisme rarement décrit ailleurs, dans un onirisme jamais très loin de la réalité et dans le fantastique. La plupart consacrent des femmes qui ne subissent pas une destinée écrite d’avance, mais agissent quitte à y perdre la vie. Si cette conception du théâtre lyrique a naguère heurté, elle s’accorde depuis trois décennies avec l’évolution des esprits. La reconnaissance d’un beau lyrisme et de sujets puissants s’est substituée à la méfiance envers une musique jugée déroutante.


En dépit d’une part modeste (moins de 5 % des programmations), l’opéra tchèque est entré au répertoire. La Petite renarde rusée, Jenůfa, Kát’a Kabanová, L’Affaire Makropoulos, De la Maison des morts et Rusalka apparaissent régulièrement sur la scène française. Il est légitime d’éclairer cet état de fait par la qualité musicale de ces partitions, en gardant à l’esprit que les livrets épousent des préoccupations contemporaines : que ce soit dans les pages de Janáček ou avec Rusalka, la femme reste au cœur de l’intrigue et affronte une fatalité mortifère. Le contexte volontiers intemporel et onirique de cette toile de fond se prête à une grande latitude d’expression et s’offre aux metteurs en scène désireux d’en explorer les diverses facettes symbolistes. L’absence de la plupart des opéras de Smetana et Dvořák peut en partie s’expliquer à travers ce prisme. Au demeurant, l’on ne saurait imaginer des œuvres aussi différentes que La Fiancée vendue et De la maison des morts. Le cliché folkloriste longtemps associé aux compositeurs tchèques relève-t-il d’un passé révolu ?


Tableau des opéras tchèques représentés en France


Ouvrages (ordre chronologique) 1res représentations en France


Franz Benda (1709-1786)

Roméo et Juliette, livret allemand (Gotha, 1776) Clermont-Ferrand, 2016


Josef Mysliveček (1737-1781) 

L’Olimpiade, livret italien (Naples, 1778) Caen et Dijon, 2013


Bedřich Smetana (1824-1884)

La Fiancée vendue (Prague, 1866) OC, 1928

Dalibor (Prague, 1868)        Strasbourg (par l’Opéra de Brno), 1968

Les Deux Veuves (Prague, 1874) Angers-Nantes, 2012

Le Baiser (Prague, 1876)         OC, 1990


Antonín Dvořák (1841-1904)

Rusalka                 Marseille, 1982


Leoš Janáček (1854-1928) 

 Jenůfa (Brno, 1904)                 radio en 1947, 1952, 1958 ; sc., Strasbourg, 1962 

Les Voyages de M. Broucek (Prague, 1920) Lyon, 1986

La Petite Renarde rusée (Brno, 1924) Paris, Th. Sarah-Bernhardt, 1957

Šárka (Brno, 1925)                conc., Lyon, 2001

De la Maison des morts (Brno, 1930) radio, 1953 ; Nice, 1966 

Káta Kabanová (Brno, 1921)         Paris, Th. Sarah-Bernhardt, 1959 

L’Affaire Makropoulos (Brno, 1926), Paris, Th. Sarah-Bernhardt, 1965 ; 

Osud (Brno, 1958)                 conc., Paris, 1995


Bohuslav Martinů (1890-1959)

La Comédie sur le pont (Radio tchèque, 1937) Vichy, 1964 

Juliette ou la clé des songes (Prague, 1938)      conc., Paris (RTF), 1962 et 1969 ; sc., Rouen, 1976 

Mirandolina (Prague, 1959)                 O (Atelier lyrique), 2010

La Passion grecque (Zurich, 1961)         conc., Paris, 1964 ; sc., Rouen, 1973 

Ariane (Gelsenkirchen, 1961)                 Bordeaux (par l’Opéra Nat. de Prague), 1975

Alexandre Bis (Mannheim, 1964)         conc., Paris (RTF), 1962 et 1969 ; sc., Rouen, 1976 

Les Larmes du Couteau (Brno, 1969)         Colmar et Paris (Th. Athénée-Louis Jouvet), 2002 

Les Trois Souhaits (Brno, 1971)         Lyon, 1973


Hans Krása (1899-1944)

Brundibár (Prague, 1942)         Paris, juin/juil. 1993 Festival du Marais (troupe tchèque) 


Ondřej Adámek (1979-)

Seven Stones (Aix-en-Provence, 2018)


Notes :


1. B. Banoun, « Deux traductions françaises de Její pastorkyňa (Jenůfa) pour la scène, entre politique culturelle et poétique de la traduction du livret : André-Georges Block et Daniel Muller (1926-1939) », in B. Banoun, L. Stránská, J.-J. Velly éd., Leoš Janáček : création et culture européenne, Paris : l'Harmattan, 2011, p. 63-82 ; .J. Colomb, « Jenůfa en France avant 1939 », en ligne (2015), https://musicabohemica.blogspot.com/2015/08/jenufa-en-france-avant-1939.html, consulté le 3 juil. 2020.


2.  J. Colomb, Janáček en France, Clichy : les éditions de l’île bleue, 2014.


3.  Le Monde, 5 août 1964.


4.  Le Monde, 19 nov. 1982.


5.  Diapason, n° 337, avr. 1988, p. 4.


6.  Diapason, n° 607, sept. 2012, p. 62.


7.  Classica-Répertoire, n° 93, juin 2007, p. 16.


8.  Site du compositeur, https://ondrejadamek.com/bio/?lang=fr, consulté le 3 juillet 2020.


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Dans un article précédent, j’avais déjà attiré l’attention de nos lecteurs sur ce troisième volume Histoire de l’Opéra français, De la Belle Époque au monde globalisé. Mais auparavant et toujours sous la direction éclairée d’Hervé Lacombe, deux autres volumes aussi consistants que ce dernier étaient parus racontant la naissance de l’Opéra français et son développement Histoire de l’Opéra français, Du Roi-Soleil à la Révolution. Dans le tome suivant, Du Consulat aux débuts de la IIIe République, l’opéra se trouve au centre de toute l’activité musicale du pays et son histoire se déroule non sans soubresauts et crises, sous un contrôle étatique, mais se singularise dans une diversification (opéra-comique, opérette entre autres) tout au long de la période. Pour ces deux volumes a œuvré une équipe pluridisciplinaire internationale de plus de cent auteurs (musicologues, historiens, spécialistes des arts, etc.) Ainsi, ces trois volumes totalisant 4 000 pages constituent un outil de réflexion et de travail indispensable à tout mélomane pour appréhender la riche histoire d’un genre musical.



Les deux premiers volumes de Histoire de l'Opéra français
sous la direction d'Hervé Lacombe
Fayard


Pour notre part, sur ce site Musicabohemica, nous avons documenté un certain nombre d’opéras tchèques. Pour avoir des informations plus détaillées, une analyse plus circonstanciée que la synthèse que nous avons présentée dans notre contribution au troisième tome d’Hervé Lacombe, chacun de nos lecteurs peut consulter un ou plusieurs articles sur ces opéras.


opéras tchèques depuis 1840 : http://musicabohemica.blogspot.com/2007/12/operas-tcheques-avant-1848.html

http://musicabohemica.blogspot.com/2008/01/operas-tcheques-1849-1881.html

http://musicabohemica.blogspot.com/2008/05/operas-tcheques-1882-1904.html


Dvořák, Rusalka : http://musicabohemica.blogspot.fr/2017/05/le-long-chemin-de-rusalka.html

Janáček 

Šárka : https://musicabohemica.blogspot.com/2020/02/sarka-de-janacek.html

Jenůfa : http://musicabohemica.blogspot.fr/2016/06/liste-des-articles-jenufa.html

Kát’a Kabanová : http://musicabohemica.blogspot.com/2019/05/kata-kabanova-liste-des-articles.html

La Petite Renarde rusée : http://musicabohemica.blogspot.fr/2016/11/liste-des-articles-la-petite-renarde.html



Joseph Colomb - juin 2022 

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