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11 juin 2022

La Sonate à Kreutzer à Saint-Victor-sur-Loire

 La Sonate à Kreutzer

à Saint-Victor-sur-Loire


L’été approche et avec lui une bonne partie des festivals de musique. Profitant du beau temps, plus souvent présent en période estivale que pendant les autres saisons, les organisateurs et les musiciens projettent une nouvelle édition de leurs journées de concerts. Chacun connait le festival de piano de La Roque d’Anthéron, cette « Mecque du piano », le festival de Prades créé il y a bien plus de cinquante ans par le violoncelliste Pablo Casals, celui d’Aix-en-Provence principalement tourné vers l’opéra, celui de Saintes, etc. Cependant, de petites cités, voire des villages, profitant de la présence d’une abbaye ou d’un lieu dont l’acoustique met en valeur les musiciens, organisent des festivals de moindre envergure quant au nombre de concerts donnés, mais dont la qualité musicale n’a rien à envier à celle de beaucoup d’autres festivals dont la renommée date de plusieurs années.


Dans le village de Saint-Victor-sur-Loire, cet éperon de pierre qui surveille le fleuve bloqué par un barrage un peu loin, pour sa dix-septième année, les douze musiciens qui créèrent un festival en 2005 (BWd12) lancent une nouvelle édition de leur manifestation.


Lieu du festival BWd12
Saint-Victor-sur-Loire

Epaulés par une trentaine de bénévoles dévoués et actifs, les interprètes retrouveront l’auditorium qui jouxte le château durant les quatre soirées de concerts et quelques jours de plus au cours de sérieuses répétitions. Rappelons que l’équipe de musiciens réunit un  groupe à géométrie variable puisque la plupart d’entre eux jouent dans des orchestres symphoniques et du coup certains deviennent indisponibles dans la dernière semaine d’août. Mais le « noyau des douze » dispose d’un vivier d’amis musiciens dans lequel ils puisent quelques personnes pour remplacer les absents occasionnels.


Cette année, les douze fructifieront en quelque sorte puisque se joindront à leur groupe cinq autres interprètes. De quoi constituer un orchestre de chambre. Dans les faits, ils retrouveront  une configuration qu’ils avaient déjà inaugurée en 2018 pour une exécution mémorable de la Symphonie pastorale de Beethoven. Au cours de ce festival, ce sera autour de la Symphonie n° 7 du compositeur de Bonn et d’un concerto pour piano de Mozart que cette phalange sera reconstituée.


Pour nous, à Musicabohemica, ce qui retiendra notre attention, ce sera la soirée du vendredi 26 août placée sous le signe de la Sonate à Kreutzer.


Une sonate à Kreutzer peut en cacher une autre.

De France en Tchécoslovaquie, en passant par l’Autriche et la Russie.


Savez-vous que Kreutzer, malgré la consonance germanique de son nom, est un violoniste et compositeur français qui a remporté de grands succès durant sa vie ? Malgré sa notoriété à la fin du XVIIIe siècle et au premier tiers du XIXe, sa musique n’a pas résisté au temps qui passe et elle est inconnue actuellement. Pourtant au cours de son passage à Vienne en 1806, Beethoven entendit ce virtuose de l‘archet et, impressionné par son jeu, il lui dédia sa neuvième sonate pour violon et piano. On la dénomma Sonate à Kreutzer et sous cette appellation, elle connut le succès avec la cinquième, baptisée Le Printemps. Les œuvres à titre ont cette particularité que les auditeurs retiennent plus facilement leur existence et les mènent au succès, bien plus facilement que par leur numéro d’opus et leur tonalité.


Succès mérité dans le cas de cette sonate. Ecrite en 1802 et 1803, à la même époque que la Symphonie n° 3, Héroïque, classiquement divisée en trois mouvements, elle déroule une musique vigoureuse, énergique dans ses deux mouvements extrêmes dans lesquels lutte chacun des instruments dans un vif dramatisme ponctué par un piano énergique. Ces instants de tension laissent la place à des accalmies lyriques. Le mouvement central, aux courbes apaisantes, développe quatre variations dans lesquelles chaque instrument tient alternativement un rôle majeur. L’inventivité séduit dans chacune de ces variations. Pour conclure la sonate, une lutte passionnelle entre les deux instruments reprend, à peine interrompue par des épisodes plus calmes. A Saint-Victor, les musiciens joueront cette sonate dans une adaptation pour un quintette à cordes.


Vers la fin du XIXe siècle, l’écrivain russe Léon Tolstoï se saisit de cette musique pour l’introduire dans le drame qu’il imagina dans un roman intitulé simplement Sonate à Kreutzer. Le narrateur raconte la rencontre de sa femme, pianiste amateur, avec le violoniste Troukhatchevski autour de la Sonate à Kreutzer de Beethoven qu’ils jouent ensemble. Cet accord de deux êtres, alliés dans la musique, exacerbe les pensées morbides du narrateur pour qui sa femme ne peut pas échapper à son pouvoir masculin. De la voir unie dans cette musique passionnelle avec un autre homme, il transpose cette entente musicale en un accord amoureux des deux interprètes. Ne pouvant supporter cette éventualité, il tue sa femme. Qui lit ce récit court et pourtant rempli de considérations sur la femme, l’amour, la continence sexuelle, la fureur, la folie d’un des protagonistes ombrageux à l’excès, ne peut que réagir à l’attitude exclusive du personnage principal, au mépris qu’il manifeste envers sa femme qui débouche sur un geste fatal. 


La Sonate à Kreutzer connut un destin singulier. D’une sonate pour violon et piano conçue  à Vienne en Autriche, par Beethoven, compositeur allemand, elle passa donc sur les rangs des bibliothèques sous la forme d’un livre dû à un écrivain russe pour terminer sous les archets d’un quatuor à cordes imaginé par un compositeur morave dont le nom commençait tout juste à franchir les frontières de son pays, la Tchécoslovaquie. Leoš Janáček se captivait pour la culture russe, sa littérature en particulier. La pièce symphonique Taras Bulba, créée en 1920 et tirée d’une nouvelle de Gogol, et les opéras Kát'a Kabanová d’après la pièce d’Ostrovski et De la Maison des Morts tiré d’un roman de Dostoïevski confirmaient l’attraction qu’exerçait la littérature russe sur le compositeur. En prévision de la célébration du 80e anniversaire de Tolstoï en 1908, Janáček avait lu La Sonate à Kreutzer qu’il avait annotée à plusieurs endroits. En 1906, à la suite de sa lecture, il composa un Trio pour cordes et piano qui eut un destin peu commun. Sans connaître une édition imprimée, le manuscrit de ce Trio, après plusieurs interprétations publiques, disparut. Son auteur, semble-t-il, le détruisit. Lorsqu’en automne 1923, Janáček reçut la commande d’une œuvre par le réputé Quatuor Tchèque, il s’attela immédiatement à la tâche. Il semble que Janáček ait récupéré quelques thèmes du Trio qu’il utilisa dans cette nouvelle œuvre. A la fin de l’année 1923, le quatuor était achevé. Il précisa son intitulé « d’après la Sonate à Kreutzer de Tolstoï ». Après sa création (1) à Prague en octobre 1924, ce quatuor fut révélé à un public choisi à Venise en septembre 1925 lors du festival international de la Société Internationale de Musique Contemporaine. Cette organisation souhaitait promouvoir les tendances musicales du moment. Qu’on y songe, à côté des quadragénaires Stravinsky et Schœnberg, Janáček, âgé de 71 ans, représentait l’avenir de la musique tchèque ! Quelle ironie alors que jusqu’à peu, on l’avait ignoré en Europe, bien qu’applaudi depuis peu dans son pays, d’abord pour son opéra Jenůfa et ensuite pour les suivants.


N’imaginons pas que Janáček transpose en sons  chacun des chapitres du livre de Tolstoï suivi scrupuleusement. Non. Bien plus qu’une illustration réaliste du déroulement des faits, le compositeur consigne en musique ses réactions, son indignation, sa condamnation des réactions du mari, ses hauts-le-cœur, sa compassion, sa sensibilité vis à vis de l’héroïne. En dehors du premier mouvement, adagio, les trois autres sont notés con moto traduisant la dynamique de la pensée et l’énergie de leur écriture. Comment se manifeste-t-elle musicalement ? Comme dans beaucoup de ses ouvrages, le langage particulier de Janáček se signale par une juxtaposition de thèmes, sans transition, sans artifice ni virtuosité gratuite ni remplissage. Parfois à la limite de la dissonance dans l’aigu lors du premier mouvement, comme d’ailleurs dans les interventions agressives de l’alto au début du troisième mouvement qui semble traduire l’extrême jalousie du mari devant l’entente musicale de sa femme avec le violoniste. Le dernier mouvement débute par un andante recueilli dans lequel le motif repris du premier mouvement reviendra plusieurs fois, y compris lorsqu’un autre motif antagoniste le contrariera à coups violents d’archet et de pizzicati avant que les quatre instruments s’engagent dans une course fatale vers le néant. Difficile d’entendre un motif simulant le coup de couteau fatal. Là encore, Janáček  fonctionne à l’économie ou tout au moins ne cède pas un expressionnisme virulent. Le premier motif qui revient termine l’œuvre dans une douceur trompeuse. Le drame est consommé, il n’y a plus rien à espérer. Ce premier quatuor n’obéissant pas aux canons formels hérités de l’histoire du genre est basé sur une essentielle expressivité et une sincérité dans le discours du compositeur, digne de ses plus grands devanciers, bien que différent d’eux. 


Composition moderne, elle nécessite une écoute attentive pour pouvoir recomposer le puzzle des motifs qui, à première écoute, peuvent paraître seulement juxtaposés et non ordonnés. Il n’en est rien. N’obéissant pas à une logique cartésienne, mais à une organisation sensible, ils peuvent troubler notre perception immédiate. On ressent néanmoins une unité de ton et un climat basé sur une alternance de rudesse, de déchaînement et de lyrisme. Cette œuvre une fois apprivoisée, quelles beautés elle nous offre à travers cette musique expressive à nulle autre pareille !


Ce deuxième concert, le vendredi 28 août, verra des œuvres de deux compositeurs du XXe siècle, réputés pour leurs opéras, Leoš Janáček et Richard Strauss. Deux cultures différentes (tchèque et germanique), deux langages musicaux opposés, compositeurs d’une même génération, l’un à peine connu à ce moment-là, l’autre déjà d’une bonne notoriété. Une chance d’entendre deux versants de la musique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe dans un même concert. 


Ce ne sera pas la première incursion du compositeur morave dans la programmation de ce festival. Il y a une petite dizaine d’années le village des bords de Loire avait déjà donné le Pohádka ainsi que Concertino pour piano et six instruments (2) qui avait un peu troublé quelques spectateurs, mais les interprètes avaient reçu les applaudissements habituels. Plus près de nous, la juvénile Suite pour cordes n’avait pas provoqué de remous, pour cause. Cet été, la Sonate à Kreutzer, interprétée par des musiciens qui l’ont jouée plusieurs fois dans leur vie professionnelle, va-t-elle un peu dérouter l’auditoire ou les émouvoir d’emblée ? Mais on peut être assuré de l’engagement et de la probité des quatre musiciens qui la présenteront. 


Lecteurs, si vous habitez dans le département de la Loire ou si, par un hasard heureux, vos pas vous amènent près des gorges du fleuve dans son cours supérieur, rejoignez le village de Saint-Victor-sur-Loire le vendredi 26 août et pénétrez dans l’auditorium, vous serez surpris par la musicalité des interprètes et la chaleur du public. Une fois le concert terminé, quelques pas de plus et vous pourrez goûter aux produits régionaux du buffet que les bénévoles de l’association vous offriront et vous pourrez aussi discuter très simplement avec les musiciens, toujours à votre écoute et toujours avides d’échanges avec les auditeurs, pour un grand nombre assidus à ces concerts estivaux. Et si vous tentez l'aventure et êtes conquis par l'atmosphère qui règne sur ce site, rien ne vous empêche d'assister aux deux autres concerts restants pour terminer la semaine…


Pour voir le détail du programme des 4 concerts de ce festival BWd12 à Saint-Victor-sur-Loire  Festival BWd12, Musique de chambre


Joseph Colomb - juin 2022


Notes :


1. Le public français entendit cette Sonate à Kreutzer pour la première fois  à Nantes le 9 février 1930 (en l’état actuel de mes recherches)présentée par le Quatuor slovaque.


2.  Les six instruments qui accompagnent le piano dans le Concertino de Janáček : deux violons, un alto, une clarinette, un cor, un basson.

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