Pages

7 février 2022

Sommer, Janáček, Dvořák par le Quatuor Lontano

Musique tchèque par le Quatuor Lontano

(Sommer, Janáček, Dvořák)


Il y a trente ans, en France, en dehors du Quatuor Manfred, aucun autre ensemble à cordes français, à ma connaissance, ne tenta une exécution du premier ou du deuxième quatuor de Janáček. Pourquoi ? Pour deux raisons. La première découlait sinon de l’ignorance du moins de la large méconnaissance française de ces œuvres de musique de chambre malgré plusieurs tournées hexagonales du Quatuor Janáček, le bien nommé, qui révéla à nombre d’auditeurs les beautés de ces musiques. Quant à la deuxième, elle découlait de la grande méconnaissance de la musique tchèque et de ses compositeurs d’ou émergeait toutefois Smetana et sa Vltava (encore affublé de son nom germanique Moldau) et Dvořák à travers essentiellement sa Symphonie du Nouveau Monde, les Danses slaves et le Concerto pour violoncelle. Janáček commençait juste à sortir de l’ombre depuis le festival à lui consacré par l’Opéra de Paris en 1988.


Le premier ensemble français à se mesurer aux deux pièces de Janáček fut donc le Quatuor Manfred dès 1986 (un enregistrement en 1992) bientôt suivi, une seule fois semble-t-il, par la réunion de Jeanne-Marie Conquer, Jacques Ghestem, violons - Garth Knox, alto - Christian Larson, violoncelle, en 1986. En 1990 le Quatuor InterContemporain donna une lecture d’un quatuor du compositeur de Brno de même que le Quatuor Enesco, mais leurs quatre instrumentistes, s’ils résidaient en France, de par leur naissance en Roumanie, pouvaient déchiffrer plus facilement le langage du compositeur morave que les musiciens occidentaux à cette époque (1). A partir de 1994, d’autres ensembles français souhaitèrent exploiter le corpus janáčekien, les Debussy, Verlaine, Arpeggione, Renoir, Gabriel, Ludwig, Capuçon, Alma, etc. Et ensuite chaque ensemble nouvellement constitué (presque une trentaine) ne se limita pas aux pièces de Haydn, Mozart, Beethoven, Debussy et Ravel, mais explora d’autres périodes dont le premier tiers du XXe siècle avec Janáček en particulier.


En ce qui concerne les enregistrements de chacun des quatuors de Janáček, actuellement ils tournent aux environs d’une centaine depuis les tout premiers des années 1940 jusqu’à aujourd’hui. Si avant 1960, ils reposaient sur les archets de quelques rares ensembles à cordes, essentiellement tchèques d’ailleurs et se comptaient à l’unité chaque année, la situation a bien changé depuis le milieu des années 1970. Il n’est pas rare que les bacs des disquaires se rechargent annuellement de 4 ou 5 nouveaux disques contenant l’un ou les deux quatuors du compositeur morave. Et les ensembles à cordes français ont suivi cette progression. Le premier, le quatuor Manfred franchit les portes d’un studio d’enregistrement en 1992. Le Quatuor Diotima les imita en 2008. Six ans plus tard, ce fut le tour des Zaïde  et des Debussy, ces derniers se contentant de graver la seule Sonate à Kreutzer. Les Hermès quant à eux enregistrèrent Les Lettres intimes à côté d’autres ouvrages de musique de chambre de Janáček sur un disque gravé en 2015 tandis que les  Simon, en 2017, ne choisirent du compositeur morave que La Sonate à Kreutzer. Il faut aussi noter par le Quatuor Dissonances un bel album formant écrin pour Les Lettres intimes jointes à La Jeune Fille et la mort de Schubert ainsi que les Voce qui sélectionnèrent le même quatuor que l’équipe précédente qu’ils firent cohabiter avec le premier de Bartók et cinq pièces de Schulhoff. Ainsi huit ensembles à cordes français mirent en avant l’un ou l’autre des quatuors de Janáček ou les deux. Et voici qu’un nouvel ensemble vient tout récemment pénétrer dans ce cénacle, le Quatuor Lontano.


Fondé en 2015, tout d’abord intitulé Quatuor Koltès, il plaça à son répertoire le premier opus pour les quatre cordes de Janáček, La Sonate à Kreutzer qu’il interpréta en concert à partir de 2018. Au printemps de lannée 2021, les quatre interprètes enregistrèrent trois pièces de compositeurs d’Europe centrale, de ces pays tchèques dans lesquels la musique a toujours fructifié. A côté de la figure incontournable d’Antonín Dvořák et de son Quatuor américain, ils ont choisi la Sonate à Kreutzer de Janáček ainsi que le premier quatuor de Vladimir Sommer, compositeur tchèque dont le nom est peu présent en France. D’ores et déjà, il faut féliciter les musiciens et musiciennes de cet ensemble d’avoir placé ce compositeur au côté de deux grands représentants de la musique tchèque.


enregistrement du Quatuor Lontano
comprenant des quatuors de Sommer, Leoš Janáček et Antonín Dvořák

Cet enregistrement paraît dans un digipack à 3 volets dans l'un desquels est inséré un livret de 12 pages avec un commentaire bien documenté d’Alexis Galpérine embelli d’une photo de la chapelle d’Assy, lieu de quelques concerts donnés par le Quatuor Lontano. On doit remarquer la qualité des propos d’Alexis Galpérine qui décrit, dans son arbre généalogique en quelque sorte (2), la force de la musique dans les Pays Tchèques et la volonté des musiciens de s’émanciper de la puissance de la culture germanique pour rechercher d’abord leurs propres racines pour s’en inspirer et ensuite les mettre en valeur. Une voie que Janáček, en particulier, a suivie avec volonté et énergie (3).


Longtemps dans le passé, et encore parfois plus récemment, on a considéré que pour jouer la musique de Janáček, il fallait être né et avoir vécu dans son pays, et être imprégné au plus profond de son être de la culture tchèque et/ou morave. Depuis plus de trente ans, un musicien français entres autres, Alain Planès, a démontré le contraire depuis son clavier.  Peu à peu, il fut suivi par beaucoup d’autres interprètes hexagonaux enhardis par sa réussite. En ce qui concerne les quatuors à cordes français, à la suite des Zaïre, les Lontano s’inscrivent dans cette voie. 


Lecteurs de ce site, ne soyez pas étonnés si l’examen de cet enregistrement s’ouvre sur la Sonate à Kreutzer de Janáček. A la suite de la lecture du roman de Tolstoï, marqué par cette histoire tragique, le compositeur en délivra un décryptage musical. L’écrivain montre la jalousie du mari lorsque son épouse, pianiste, joue la sonate de Beethoven avec un violoniste. La soupçonnant d’adultère, le mari tue sa femme. 


Janáček ne composant comme personne, il marqua chacun de ses quatre mouvements de la mention « con moto » ; de l’animation, on en trouve dès la première partie du quatuor. Les musiciens du Lontano l’ont bien compris. Ils labordent tranquillement et chantent le premier thème calmement, approfondissant la mélodie et dès la trentième seconde, ils s’agitent et même accélèrent le tempo, en revenant à un rythme plus calme au cours du second thème. D’une certaine sérénité, on passe à de l’agitation alors qu’à la fin du mouvement, ils interviennent avec beaucoup de nuances et dans de très belles sonorités. 


Plus vif, le second mouvement bénéficie de toute l’attention des musiciens entre les moments plutôt sereins et ceux qui dénotent de l’inquiétude, sans aller dans de fortes dissonances. Ils laissent chanter leurs instruments, chant interrompu par la vivacité de coups d’archet. On distingue parfaitement l’intervention des cordes aiguës des violons et celles graves du violoncelle qui ne nuisent pas à l’équilibre dans l’expression. 


Quant au troisième mouvement, c’est par un beau chant que les musiciens le débutent, chant pourtant coupé à plusieurs reprises par des coups d’archet à la limite de la dissonance que les interprètes évitent tout en signifiant par ce chant et ses interruptions le désaccord dans le couple inspiré par la jalousie du mari alors que les deux musiciens s’accordent dans un beau lyrisme. Insupportable pour le mari. Les Lontano étalent une belle maîtrise dans ce mouvement.


Mystérieusement résonnent le violoncelle et l’alto au début du dernier mouvement. Lorsque les musiciens reprennent le premier motif du mouvement initial, ils l’entament de manière très recueillie, bientôt entravé par la vivacité du second violon et de l’alto puis par des pizzicati et des coups énergiques du violoncelle. Le drame se dénoue sans cris, sans gesticulation, sans démonstration, sans débat pourrait-on ajouter, mais par une plainte qui s’éteint sans aucune grandiloquence dans le désespoir. Les Lontano évoluent un peu à distance ; peut-être un engagement mieux prononcé aurait été ressenti de façon plus probante, mais on doit laisser aux interprètes leur intervention réfléchie et leur faire confiance pour creuser encore quelques points de leur exécution. Tout est plutôt bien pensé et surtout très beau et maîtrisé musicalement. Tout au long des quatre mouvements, l’alternance des interventions des deux personnages mariés de cette Sonate à Kreutzer dans leurs voix discordantes s’avère plutôt bien rendue par les quatre interprètes du Quatuor Lontano. 


Ce n’est pourtant pas avec Janáček que les Lontano démarrent leur disque. Ils commencent avec le premier opus pour les quatre instruments à cordes de Vladimir Sommer (1921 - 1997) datant des années 1950. Ce compositeur dont la musique a peu franchi les frontières françaises appartient à une génération des années 20 pourrait-on la dénommer qui compte plusieurs compositeurs tels Jindrich Feld (1925 - 2007), Viktor Kalabis (1923 - 2006), Miloslav Istvan (1928 - 1990) et Otmar Mácha (1922 - 2006) dont quelques ensembles choraux, y compris en France, ont placé à leur répertoire des pièces souvent spectaculaires par l’utilisation de l’espace sonore. 


Divisé en trois mouvements, le premier quatuor de Vladimir Sommer s’amorce par un allegro moderato avec un premier thème qui reviendra plusieurs fois dans le mouvement, thème secoué parfois par d’énergiques coups d’archet laissant la place à quelques chants du premier violon repris par les autres cordes, que souligne le violoncelle où s’immiscent des dissonances très discrètes de l’ensemble des instruments. Ces coups d’archets, répétés à plusieurs reprises, insistent comme s’ils frappaient à la porte d’un lieu fermé et le caractère melancolico s’impose lorsqu’on passe sans transition à l’adagio du deuxième mouvement qui garde la même couleur dominante, dans une musique plutôt plaintive, traversée d’appels plutôt désespérés s’apaisant pourtant. Le chant reprend  ponctué de pizzicati et d’éclairs d’un violon aigu. Cette longue lamentation au troisième mouvement, vivace, débute de façon volontaire, et l’on retrouve ces coups d’archet répétés, parfois rageurs, interrompus par un chant plus calme toujours accompagné par ces traits en sourdine. La rythmique des coups d’archet revient encore coupée dans son élan par un bref chant. Et ainsi de suite. Un musique décidée et pourtant inquiète. L’écoute d’extraits de cette même œuvre par les Panocha laisse entendre des différences assez fortes avec les Lontano, ces derniers plus décidés que leurs confrères tchèques qui ont tendance à plus lisser leurs interventions, à faire chanter leurs cordes de façon plus jolie alors que les interprètes français obtiennent des sons plus rugueux pour rendre à cette musique son côté brut voire brutal.


Je dois confesser que les deux premières auditions de ce quatuor m’avaient laissé perplexe. Je ne trouvais pas la porte d’entrée à cette musique. Mais d’audition en audition, des fils rouges me sont apparus. Certes la composition de ce quatuor ne révolutionne pas l’écriture musicale dans ce milieu du XXe siècle, cependant une voix nous parle qui mérite d’être entendue. Depuis la découverte de sa musique, grâce à l’enregistrement du Quatuor Lontano, j’ai pu faire plus ample connaissance avec Vladimir Sommer. Ainsi, l’écoute de son Concerto pour violon en sol mineur, opus 10 (1950) réserve de bonnes surprises avec, en particulier, un deuxième mouvement étonnant - Supraphon VT 7263-2, Ladislav Jásek, violon, Václav Jiráček conduisant la Philharmonie tchèque - (4). Un andante avance calmement bercé par des grappes sonores lâchées par la harpe aidée par les pizzicati des cordes. Le soliste s’anime dans les aigus alors que les cordes scandent un rythme décidé qui s’évanouit bientôt laissant la place au thème lançant ce mouvement. Manifestement, avec ce Concerto, le compositeur d’une petite trentaine d’années se lançait avec enthousiasme et audace dans l’aventure musicale. Le Quatuor enregistré par les Lontano appartenant à cette même époque confirme cette impression.


Pour clore leur enregistrement, les Lontano s’emparent du douzième quatuor de Dvořák, le Quatuor américain. Je renvoie aux pages très documentées écrites  par Alain Chotil-Fani sur ce site qui ont détaillé très précisément dans quelles conditions ce chef-d’œuvre a été composé. Très à l’aise dans cette belle musique si lyrique, nos quatre musiciens s’épanchent sans trahir ces mélodies, ces rythmes, avec de nombreuses nuances sans oublier le fil qui unit toutes les parties. Tout au long des quatre mouvements, les musiciens chantent, passant de la sérénité à une douce mélancolie puis à une franche gaieté où perce souvent une vague nostalgie. Un mouvement de danse tourbillonne et emmène dans la joie qui cède momentanément à un vague à l’âme qui s’impose avant une reprise des pas de danse étourdissants de plaisir. L’enregistrement distingue chacun des instruments, tous joués avec maîtrise par les interprètes. On pourrait regretter parfois un léger manque de relief ici ou là et par instants un petit manque d’engagement. Mais cela ne peut nuire trop fort à la lecture de ce Quatuor américain  et à la qualité musicale qui court tout au long du CD. Un beau quatuor est né et on peut lui prédire une carrière intéressante surtout si les quatre musiciens continuent de visiter le répertoire plus ou moins incontournable pour le quatuor à cordes et de redonner leur chance aux œuvres qui n’ont pas obtenu à présent une audience. Ce qui me réjouit, c’est qu’à côté de créateurs géniaux comme Dvořák et Janáček, ils explorent des compositeurs tchèques peu connus en Europe occidentale comme ils ont commencé à le faire avec Vladimir Sommer. Du côté d’Otmar Mácha (1922-), de Zdeněk Lukás (1928), Petr Eben (1929-2007), Marek Kopelent (1932), Luboš Fišer (1935-1999), ou encore de la génération plus récente comme Ivana Loudová (1941- 2017) dont sa suite pour quatuor à cordes intitulée Hukvaldy, hommage à  Janáček, Milan Slavický (1947-2009), Sylvie Bodorová (1954), les Lontano sauront choisir quelques œuvres à révéler en France, en Europe occidentale ou encore ailleurs dans le Monde et pourquoi pas en graveront quelques unes. D’ores et déjà leur premier disque est à considérer d’autant plus que la prise de son est à la hauteur de l’enjeu que se sont donnés les musiciens. (disque VDE-GALLO, VEL 1651)


Les membres du Quatuor Lontano : Pauline Kraus, violon, Florent Billy, violon, Loïc Abdelfettah, alto, Camille Renault, violoncelle


Joseph Colomb - janvier 2022


Notes :


1. N’imaginons pas que les musiques de pays d’Europe centrale comme la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie proviennent toutes d’un même creuset, non. Cependant, ces peuples et en particulier leurs artistes qui au XIXe siècle furent englués principalement soit dans l’Empire autrichien, soit dans l’Empire russe, voulurent secouer les chaines culturelles qui les entravaient. Parmi ces peuples d'Europe centrale, une sorte d’obligation de sympathie mutuelle relative les accompagnait dans leurs tentatives d’émancipation. Si bien, qu’au delà des différences, chaque créateur national guettait les efforts des compositeurs des autres nations, pour ne parler que la musique, et accueillait plus facilement leurs ouvrages. Bien que n’appartenant pas au monde slave, les musiciens roumains, par leur compagnonnage dû à une solidarité des opprimés, possédaient ainsi plus facilement des clés que leurs homologues occidentaux pour entrer dans le monde musical des Tchèques, par exemple.

 

2. Otto Tichý (1890 -1973) grand oncle d’Alexis Galpérine, par son appartenance à la culture musicale tchèque introduisit son petit neveu, peut-être à son insu, dans la richesse de cette musique.

Alexis Galpérine rendit hommage à ce compositeur dans son ouvrage Le dernier cantor de Moravie, Otto Albert Tichy (1890-1973), Delatour-France (DLT1956), paru en 2011.


3. Cette voie ne fut pas parcourue par Dvořák, héritier de la tradition européenne, s’inscrivant dans la tradition de Mozart, Beethoven, Schubert, etc. C’est dans ce cadre qu’il a inventé un folklore imaginaire, comme des Chants Moraves, qui ne doivent rien aux recueils disponibles à l’époque, sauf pour les paroles. (je dois cette note aux remarques d’Alain Chotil-Fani que je remercie)


4. Cet enregistrement qui comprenait ce Concerto pour violon de Vladimir Sommer couplé avec le Poème opus 25 d’Ernest Chausson n’est plus disponible. Cependant, sur le site supraphonline.cz, il est possible d’obtenir une version au format mp3 en le téléchargeant pour une somme modique.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire