Les voyages de Janáček et la reconnaissance internationale
7. Janáček à Londres
1. Ignorance internationale de Janáček
3. Rosa Newmark, premiers contacts avec la musique de Janáček
4. Rosa Newmark, premières rencontres avec Janáček (1922)
5. Nouveaux contacts Rosa Newmarch - Leoš Janáček (1923 - 1925)
6. Préparatifs du séjour londonien de Janáček (1926)
7. Le séjour londonien de Janáček, mai 1926 (cet article)
8. Retombées du séjour londonien (à venir)
9. Réflexions de Janáček sur deux concerts en 1926
Après la traversée de la Manche, venant de Vlissingen (Pays-Bas), le 29 avril au matin, Janáček et Jan Mikota foulèrent le sol britannique à Folkestone où Elsie, la fille de Rosa Newmarch, les accueillit. Elle n’eut aucune peine à reconnaître le compositeur parmi les passagers qui débarquèrent du bateau puisque avec sa mère elle avait déjà visité Janáček à Brno les années précédentes. Elle s’attendait à le trouver fatigué par son long voyage. Comme elle le consigna dans son journal personnel, elle le retrouva tel qu’elle l’avait connu à Brno quelques années plus tôt, plein d’énergie, de vigueur et d’intérêt à ce qu’il découvrait tout au long du trajet. Il désira qu’Elsie lui rappelle avec beaucoup de précisions tout ce que sa mère et le comité d’organisation lui avait préparé pour les jours à venir.
Arrivés à Londres, reçus avec enthousiasme par Rosa Newmarch, les voyageurs se reposèrent quelques temps. Puis arriva la première réception par Jan Masaryk - fils du Président de la République tchécoslovaque - entouré de membres du consulat tchèque et de la colonie tchèque à Londres. Bien entendu, sa correspondante et organisatrice de son séjour, Rosa Newmarch, était présente elle aussi. Les échanges verbaux entre les participants évoquèrent forcément la musique du compositeur, mais s’élargirent à d’autres sujets.
Le lendemain, 30 avril, une nouvelle réception attendit le compositeur, cette fois-ci à l’hôtel Claridge, mise sur pied par l’énergique Rosa Newmarch. Déjà, Janáček, impressionné par la foule qui se pressait d’une rue à une autre, ressentait fortement cette intense activité des habitants d’une ville bien plus importante démographiquement que la capitale des pays tchèque, Prague. Dans son style ramassé, quelques jours plus tard, il renseigna ses amis Jung à Hukvaldy par ces mots jetés sur une carte postale « Sous terre, au sol, au-dessus, tout le monde vole, court, bourdonne, rugit si follement, comme si c’était la fin du monde. »
Le 1er mai fut réservé aux répétitions de la Sonate pour violon et piano, dans la maison d’Adila Fachiri (1), la violoniste, tandis que l’après-midi résonnèrent les notes graves du violoncelle dans la maison du critique musical du Times, Henry Colles pour la répétition de Pohádka avec le violoncelliste Livio Mannucci et Fanny Davies (2), la pianiste qui accompagna les solistes des deux ouvrages. A n’en pas douter, le compositeur écouta attentivement ces interprétations et répondit aux interrogations des musiciens qui découvraient ces œuvres et leur langage inusité. Il souhaitait que le concert prévu dans les jours suivants se déroule de la meilleure des façons afin que le public puisse recevoir ses ouvrages dans de bonnes conditions. Pour finir la journée, le chef d’orchestre Henry Wood et son épouse invitèrent Rosa et Elsie Newmarch, le compositeur et son accompagnateur au restaurant Gobelin. Nul doute que les productions musicales des deux pays, les diverses tendances qui s’y développaient, les compositeurs et interprètes qui s’y distinguaient attisèrent les conversations. Mais Janáček et ses ouvrages questionnaient en premier lieu ses interlocuteurs, aussi le compositeur assailli de demandes, heureux d’être le pivot de la petite assemblée tenta de faire comprendre comment il envisageait son rôle dans le monde musical tchèque.
de gauche à droite, la pianiste Fanny Davies, Rosa Newmarch, Janáček et la violoniste Adila Fachiri |
Ces deux premières journées allièrent musique et un certain tourisme. A la légation tchécoslovaque, le lendemain 2 mai, les interprètes retenus par Rosa Newmarch répétèrent le quatuor Sonate à Kreutzer, les quatre pièces qui formait Mládí et le Concertino. Tout sembla se dérouler dans la bonne direction sauf que la dernière œuvre leur posait des problèmes et que Janáček n’était pas pleinement satisfait du jeu de Fanny Davies qu’il jugeait trop froid. Malgré tous ses conseils, les musiciens ne levèrent pas toutes les difficultés d’interprétation de ce Concertino et Janáček se demandait s’il était sage de le garder au programme du concert prévu. Pour retrouver un peu de sérénité, le lunch auquel ils participèrent s’avéra bénéfique. Heureusement également, l’après-midi passé dans la propriété d’été d’Henry Wood à une trentaine de kilomètres de Londres, détendit un peu Janáček. De retour dans la capitale en soirée, le compositeur fut accueilli au Club tchécoslovaque par la colonie tchèque londonienne. De discours en discours, celui du compositeur mérite que j’en donne quelques extraits.
« Me voici à Londres. Comment et pourquoi ? Croyez-moi, je ne sais pas. […] Mais laissez-moi vous dire la raison. Je viens avec l’esprit jeune de mon pays, avec sa musique jeune. Je ne suis pas du genre à regarder en arrière, je préfère regarder en avant. […] Nous sommes une nation qui devrait avoir une place précise dans le monde. Nous sommes le cœur de l’Europe. Et l’Europe a besoin de sentir son cœur. » Alors qu’à 72 ans, il avait derrière lui l’essentiel de ses ouvrages, qui depuis quelques années recueillaient des succès non négligeables, il se projetait encore vers l’avenir comme si son esprit regorgeait de nombreuses créations à venir.
Dans la suite de son intervention, il rendit un hommage appuyé à celle qui avait organisé ce séjour londonien, et de quelle belle façon, Rosa Newmarch. Pourtant, elle n’appartenait pas à la nation tchèque, mais « quelqu’un d’une autre nation. Et pourtant, elle est proche de notre peuple. Elle l’aime et adore leur musique. Elle a pris un peu de fantaisie à la mienne et sait comment en faire la publicité. Je suis étonné de voir tout ce que les bonnes personnes peuvent faire. […] Appréciez-la et veillez à ce qu’elle reste votre amie. » Ce qu’elle était devenue pour lui, peu à peu depuis leur première rencontre en terre morave, malgré la différence de culture entre les deux personnes.
Il expliqua rapidement, toujours de sa façon si personnelle, comment il travaillait. « Mon travail n’est pas très stressant. Je ne peux pas dire que je me sens fatigué. » Façon de travailler qu’il corrigeait « Mais il y a aussi des œuvres qui prennent de nombreuses années. Un jour, vous les entendrez peut-être à Londres. Ce sont des opéras. En eux seuls, la nation tchèque peut être connue telle qu’elle est vraiment - ferme, discrète, inébranlable - à sa vraie ressemblance. »
Ces tout premiers jours sur le sol britannique se déroulaient dans deux atmosphères légèrement différentes dues à la découverte d’un peuple et aux contacts plutôt chaleureux d’interprètes anglais avec le compositeur tchèque. D’un côté, Janáček jouissait d’un dépaysement agréable, laissant son esprit tantôt vagabonder, tantôt réfléchir aux différences de comportement des Londoniens par rapport aux Pragois. Ce qui, en même temps, le surprenait et le contentait tenait à l’intérêt qu’il provoquait auprès des personnes qu’il rencontrait. Ainsi, sur une terre étrangère, loin de l’Europe centrale, il suscitait de la curiosité, des interrogations, de la sympathie. Il était heureux qu’un chef comme Henry Wood lui témoignait un soutien, un attachement et une amitié auxquels il fut sensible. Et comme le chef d’orchestre n’était pas le seul à se conduire ainsi parmi les musiciens qui le contactaient, intérieurement, il pensait que son séjour prenait un tour incontestablement positif pour la reconnaissance de sa personne et encore plus de sa musique. Tout comptes faits, on baignait presque dans l’euphorie. D’un autre côté, il était un peu inquiet du résultat des répétitions d’où ressortait un manque d’engagement de quelques interprètes.
le chef d'orchestre Henry Wood et Janáček |
Le lundi 3 mai, la journée entière fut réservée à l’exploration d’une partie de la capitale anglaise. Curieusement, elle débuta par la visite du zoo. On était bien loin de la musique. Pas tout-à-fait. Muni de son carnet de notes, il s’attarda du côté des cages des singes, s’attachant à noter leurs expressions vocales. Il nota une quarantaine de mélodies du parler simiesque ainsi que plusieurs manifestations phoniques d’un phoque, une façon d’enrichir sa collection de mélodies du parler. Même les animaux du zoo possédaient un langage expressif et musical, à suivre le compositeur. En fait, toutes les expressions vocales qu’il entendait dans la nature l’impressionnaient, l’intéressaient. Il les collectait passionnément. Une vraie banque de données qu’il conservait et dont il sortait parfois un élément qui lui servait de motif de base dans une phrase musicale d’une prochaine œuvre. Motif de base qu’il répétait, l’enrichissait de volutes sonores que son esprit créatif lui dictait. Lors de sa descente vers le métro londonien, enregistra-t-il aussi les à-coups de la motrice, les grincements des freins, les chuintements des voitures, les saccades ?
A la sortie du métro, il emprunta des rues, des avenues qui le menèrent à Westminster où il assista à la relève de la garde et où il apprécia l’architecture de l’abbaye et du Parlement d’une des plus vieilles démocraties occidentales. Se sentait-il fatigué par ses différentes sorties ? Une bonne nuit se chargea de le rétablir.
Cependant, l’avenir immédiat s’obscurcissait. Une grève de différents services s’installait et se durcissait très vite laissant planer des difficultés sur la suite du séjour londonien de Janáček et notamment sur la soirée projetée au cours de laquelle plusieurs de ses œuvres de musique de chambre étaient programmées. En attendant, le compositeur assista aux répétitions d’un orchestre d’étudiants dirigé par Henry Wood. Décidément Janáček faisait honneur à Wood qui le lui rendait bien en l’acceptant à cette séance. De plus, le compositeur manifesta son intérêt pour ces répétitions. Il allait continuer à s’entourer de musique et de langue tchèque au cours de la soirée donnée en son honneur dans une Université de Londres et organisée par l’Ecole des études slaves et la Société tchèque de Grande Bretagne. Un chœur de jeunes garçons conduit par J. B. Miles interpréta des chants et madrigaux du XVe et des siècles suivants jusqu’au XVIIIe. Des œuvres de William Cornyshe, Thomas Morley, Now is the month of maying (Voici venir le mois de mai) William Byrd, Henry Purcell, Nymphs and Shepperds (Nymphes et Bergers), William Hayes, O come sweet music, etc. Cependant deux surprises attendaient le compositeur de Brno. Herbert Hayner, un chanteur qu’il avait rencontré dans la propriété d’Henry Wood le 1er mai, interpréta plusieurs mélodies populaires anglaises et deux extraits des Chants silésiens d’Helena Salichová traduits en anglais par Rosa Newmarch. Le cinquième chant, C’est quoi ce bruit ? et le dixième, Dans le sombre bois, un petit oiseau chante. Ces compositions du début de l’année 1918 rappelèrent indirectement à Janáček les moments heureux qu’il passait dans les villages moraves à collecter les trésors populaires que lui révélaient des chanteurs amateurs. La deuxième surprise consista dans le discours bien informé du professeur Robert William Seton-Watson (3) qui relata les relations existant entre la Grande Bretagne et la Tchécoslovaquie.
Il ne restait plus à Janáček qu’à improviser une intervention sur des thèmes qu’il avait depuis longtemps approfondis dont on trouvera ci-après de substantiels extraits. Mais auparavant, il faut donner de la couleur et de l’entrain aux mots. Jan Mikota, présent à cette soirée relata : « Puis Janáček prit la parole et fit un discours enthousiasmant, dramatique par endroits, gesticulant avec ses mains, les yeux brillants. Les Anglais n’avaient certainement jamais entendu parler le tchèque de cette façon. […] Il a étonné tout le monde par sa fraîcheur infatigable et son agilité. […] Je peux encore sentir l’impression de jeunesse de son apparence alors qu’il se tenait les jambes écartées devant les invités qui le regardaient comme s’il était ensorcelé. » Difficile pour le docteur Císař de l’Ambassade tchèque de suivre le débit saccadé de Janáček pour le traduire simultanément à tout l’auditoire !
Maintenant des extraits du discours du compositeur. « Tout à coup, j’ai entendu de beaux petits chanteurs, et ils chantaient si bien, que je me suis dit tout de suite : c’est comme si tu étais chez toi. Et pourquoi donc comme chez moi ? Car je vis dans la chanson populaire depuis tout petit. L’homme est tout entier dans la chanson populaire […] Je pense que si notre musique savante va pousser de la même source populaire, nous allons tous alors nous embrasser au travers de nos créations musicales savantes, tant cela nous sera commun, tant cela va nous lier. »
On peut se représenter, grâce au témoignage de Mikota, la gestique du compositeur embrassant d’un même geste aussi bien les jeunes garçons du chœur qui découvraient ce vieil homme, une sorte de grand-père aux gestes si efficaces et l’ensemble des adultes étonnés d’entendre des paroles si enthousiastes et si positives d’un homme de son âge. S’étaient joints à l’assemblée, Bernard Pares, directeur de l’Ecole des études slaves, l’ambassadeur d’Estonie et le chargé d’affaires yougoslave. Il pouvait ainsi enflammer un auditoire même si certaines de ses formules demandaient réflexion pour saisir toute leur complexité.
Janáček continuait en abordant le domaine de la langue. « Lorsque se raccorde, la source de la chanson populaire à sa magnifique langue - et à toute la culture renfermée dans cette langue - alors j’ai bonne confiance qu’une musique classique vraie est en train de se lever. » Il terminait son intervention par une anecdote très significative qu’il avait vécue. « Un jour, un certain Allemand très cultivé m’a dit : « Comment, vous voulez croitre en ayant la chanson populaire comme racine ? C’est bien le signe d’une indigence culturelle ! » Comme si le soleil qui répand sa lumière sur l’homme, comme si la lune qui déverse sa lueur, comme tout ce qui nous entoure n’était pas une force, une composante culturelle ! j’ai fait alors demi-tour et laissé l’Allemand planté où il était. (4) »
Cette parabole édifiante démontre la foi inébranlable de Janáček dans la culture populaire morave qui s’exprime dans la chanson populaire. Depuis une dizaine d’années, il ne collectait plus systématiquement les chansons moraves. Cependant, il continuait à les classer, à les étudier, à tenter de les éditer (5). Qu’il les place au premier plan alors qu’il se trouve à mille lieues de ce vaste terrain de collectes, en même temps terreau de sa propre création, confirme l’importance qu’il portait à la chanson populaire. Depuis plusieurs années, il persistait dans ses efforts pour aboutir à la publication d'un recueil de Chants d'amour moraves avec Pavel Váša dont d'ailleurs il ne vit pas l'aboutissement.
Les effets de la grève générale se firent sentir. Plus de taxis. Pour revenir à leur hôtel, Janáček et son compagnon interprète bénéficièrent des services de l’ambassade tchèque. « Nous étions inquiets pour le concert de jeudi. » nota Jan Mikota.
Si cette journée de mardi se trouva enrichissante pour Janáček, la rencontre qu’il fit au cours d’un repas avec un industriel, Samuel Courtault et son épouse Elizabeth lui ouvrit un horizon plus qu’intéressant. En effet, l’industriel et amateur d’art, lui promit qu’il soutiendrait financièrement une proche production britannique de Jenůfa. Rien de plus ne pouvait contenter le compositeur. Malheureusement, ce projet ne se réalisa pas.
Vint le mercredi 5 mai. Janáček souhaitait une séance de répétitions avant le concert du lendemain. Mais la grève interdit tout transport des interprètes, le compositeur abandonna son idée. Seule des musiciens, dans l’esprit du maître de Brno, Adila Fachiri n’avait pas besoin d’une répétition supplémentaire alors que pour les autres, cela aurait été nécessaire dans son esprit. Impuissant devant les conséquences cette grève, il s’en remit au bon vouloir des interprètes anglais le jour suivant.
En attendant, il répondit à l’invitation de la comtesse Lützow, veuve de l’écrivain allemand, le comte Lützow, un homme né dans les pays Tchèques qui en appréciait la culture. Le soir, Jan Masaryk l’invita chez le professeur Seton-Watson. Ce dernier l’étonna une nouvelle fois par sa collection de tableaux dûs à des peintres moraves, František Ondrúšek, Stanislav Lolek (6) et par sa profonde connaissance de la culture morave. N’était-ce pas surprenant de la part d’un Anglais ? En fait, le compositeur comprenait que ce professeur, comme Rosa Newmarch ne focalisait pas ses études uniquement sur la culture et la société de son pays, mais manifestait un esprit d’ouverture envers d’autres cultures et d’autres peuples, même récents dans leur histoire comme la Tchécoslovaquie née depuis seulement quelques années. On conçoit aussi pourquoi l’ambassadeur Jan Masaryk appréciait le contact avec de telles personnalités anglaises. En fait, Seton-Watson avait lié une amitié depuis quelques années avec le père de Jan Masaryk, Tomáš, qui devint le premier président de la Tchécoslovaquie. En plus, à Londres, Seton-Watson avait fondé The Slavonic Review avec Bernard Pares.
Le sommet du séjour de Janáček survint le jeudi 6 mai, date du concert d’ouvrages du compositeur. Mais ce concert ne pouvait pas ne plus mal tomber. La grève générale arrivait à son summum. Tous les moyens de transport se trouvaient à l’arrêt. Les journaux ne paraissaient plus. Les machines des imprimeries restèrent muettes. Leon Goosens, hautboïste, marcha à pied pendant trois heures pour arriver à temps pour le concert. Heureusement que le compositeur n’avait pas prévu de tuba parmi les instruments de son sextuor ! Sinon celui-ci n’aurait risqué de ne jamais avoir été à l’heure ou alors il serait arrivé à bout de souffle. La plupart des musiciens entreprirent une bonne et parfois bien longue marche pour rejoindre le Wigmor Hall. Et les spectateurs furent logés à la même enseigne. Peu à peu, la salle se remplit, mais lorsque les interprètes commencèrent, les 600 places n’étaient pas toutes occupées. On ne put distribuer aux auditeurs aucun programme, suite à la défaillance des imprimeries en grève. Les titres des œuvres furent annoncés à l’auditoire.
A 15 heures, pour commencer, le Quatuor Woodhouse exécuta les quatre mouvements du quatuor Sonate à Kreutzer. Jan Mikota qualifia son exécution de correcte et des applaudissements sans fin ont crépité enjoignant au compositeur de venir sur la scène pour saluer l’auditoire. Pour sa part, Janáček trouva l’interprétation de son quatuor plutôt bonne. Puis vint le sommet du concert avec Adila Fachiri, la violoniste au talent plutôt hors norme dans la Sonate pour violon et piano accompagnée au piano par Fanny Davies. A la fin de chacun des quatre mouvements, l’auditoire applaudit les interprètes, cependant les bravos s’adressaient surtout à la violoniste tandis que Janáček la saluait en lui offrant un bouquet. Continuant le programme, les musiciens à vent soufflèrent dans leur instrument pour jouer les quatre mouvements du sextuor Mládí (Jeunesse). Alors que Jan Mikota indiquait que l’interprétation de l’œuvre a été assez bien réussie « gagnant des auditeurs sans réserve », pour sa part le compositeur n’a pas considéré que la lecture n’était pas au niveau où elle aurait dû être. Malheureusement, la dernière pièce, Pohádka, (Conte) pour violoncelle et piano, « la plus faible » exécution selon Janáček n’améliora pas le niveau de cette deuxième partie. Le jeu froid de la pianiste Fanny Davies se rendit-il responsable à lui seul du sentiment du compositeur alors que l’exécution de Livio Mannucci au violoncelle ne reçut aucun commentaire, négatif ou positif de sa part ? Contrairement à ce qui avait été projeté, le Concertino ne fut pas joué par des répétitions insuffisantes. Là encore, il semble que la pianiste Fanny Davies ne sut pas se couler dans une partition trop loin de son monde musical.
Peut-on tirer des conclusions sur ce séjour londonien et surtout sur les conséquences positives que Janáček tira du concert du 6 mai 1924 ? La grève générale anéantit son souhait de percer en Grande Bretagne par un concert à succès public et par des compte-rendus de la presse avantageux pour lui. Par contre, les rencontres qu’il eut avec les chefs d’orchestre Henry Wood, Adrian Boult, la violoniste Adila Fachiri, le compositeur Ralph Vaughan-Williams, des personnalités comme Bernard Pares, Robert William Seton-Watson, l’ambassadeur Jan Masaryk le rassurèrent, son impact sur eux étaient réel. Mais s’il écrivit « Était-ce pour cela que j’ai fait le voyage ? », lui-même comprenait que son voyage ne lui apportait pas ce qu’il avait imaginé. Cela n’enlevait rien à l’amitié qu’il avait trouvé avec Rosa Newmarch, le dévouement qu’elle avait manifesté, l’organisation qu’elle avait mise en place, les décisions qu’elle avait prises pour la réussite de son séjour, les portes qu’elle avait réussi à ouvrir, etc.
Sitôt qu’ils trouvèrent un train, Janáček et Jan Mikota entreprirent le voyage retour qui les amena à Folkestone et par un bateau aux Pays-Bas. Pour se reposer de toutes les émotions survenues à Londres, le compositeur fit une halte de deux journées à Vlissingen, halte qui lui fournit l’occasion d’écouter les bruits de la mer qu’il traduisit en mélodies du parler.Il fallait encore rejoindre Prague par un train qui, sorti des Pays-Bas, traversa le nord de l’Allemagne pour enfin rallier la capitale tchèque.
Janáček dans le train du retour |
De retour à Prague, il ne manifesta pas son irritation en public ; au contraire, lors de sa réception par Hudebni Matice au siège de Umělecká beseda, il ne minimisa même pas son désenchantement ; au contraire, il se montra satisfait de la réussite de son séjour et, en particulier, du retentissement du concert du 6 mai. Un compositeur comme lui dont les opéras retenaient l’attention dans la capitale de son pays ne pouvait pas entacher sa popularité par un demi-succès en terre étrangère !
De quelles retombées de ce séjour londonien Janáček bénéficia-t’il ? Un prochain article les traitera.
Joseph Colomb - février 2022
Sources :
Zdenka E. Fischmann, Janáček - Newmarch correspondence, 1986.
Nigel Simeone, The Janáček Compendium, The Boydell Press, 2019.
Nigel Simeone, John Tyrrell, Alena Němcová, Janáček’s works, A catalogue of the music and writings of Leoš Janáček, 1997.
John Tyrrell, Years of a life, volume 2, Tsar of forests, Faber and Faber, 2007
Notes :
1. Adila Fachiri, violoniste (1886 - 1962) née en Hongrie Adila d’Arányi, sœur de Jelly d’Arányi. Elle était la petite-nièce du violoniste Jozsef Joachim. Elle se maria avec un avocat anglais Alexander Fachiri. Elle eut une belle carrière de soliste. Elle rejoua la Sonate pour violon et piano de Janáček à deux reprises en Grande Bretagne au cours de l'année 1926.
2. Fanny Davies (1861 - 1934) célèbre pianiste britannique. Etudes en Grande Bretagne, à Leipzig et auprès de Clara Schumann. Elle joua les œuvres de Mozart, Beethoven, Schumann (Scènes d’enfants et le Concerto pour piano en la mineur), Brahms, Chopin. Souvent, elle accompagna le violoniste Jozsef Joachim et des chanteurs dans des mélodies de Schumann et Brahms. En 1923, elle joua à Barcelone avec le grand violoncelliste Pablo Casals des sonates de Beethoven et Brahms.
3. Robert William Seton-Watson (1879 - 1951) historien. Il étudia les langues hongroise, serbe et tchèque. Spécialisé dans l’étude des peuples de l’Europe centrale, il écrivit des articles pour plusieurs revues autrichiennes, hongroises, yougoslaves et tchèques. C’est ainsi qu’on retrouve sa signature dans le journal Lidové noviny du 24 janvier 1924, par exemple, un quotidien que Janáček lisait et dans lequel lui-même déposait sa prose.
4. La traduction intégrale de ce discours de Janáček se trouve aux pages 197/8 du livre Leoš Janáček, Ecrits, Choisis, traduits et présentés par Daniela Langer, Fayard, 2008. S’il ne fallait retenir qu’un livre français sur Janáček, incontestablement ce serait celui-ci. Les extraits cités dans le corps de mon article proviennent de la traduction fidèle de Daniela Langer.
5. En 1926, il avait terminé, en collaboration avec Pavel Váša un recueil Chansons moraves d’amour qui ne sera édité qu’après la disparition du compositeur.
6. Stanislav Lolek, (1873 - 1936) dessinateur et peintre tchèque. Ses dessins inspirèrent Rudolf Těsnohlídek qui rédigea un récit intitulé une petite renarde rusée. Les savoureux croquis parés des phrases du conteur parurent dans le journal Lidové Noviny. Janáček s’empara de ce récit qu’il transforma en un fameux opéra : La Petite Renarde rusée.
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