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4 janvier 2022

Symphonie du Nouveau Monde : les premières critiques

Symphonie du Nouveau Monde : les premières critiques

Que disent les toutes premières critiques américaines de la 9e symphonie en mi mineur de Dvořák ? Une constante : il s'agit d'une très belle œuvre, promise à une réussite sans ombre. Personne ne met en doute cette conviction. Pour William J. Henderson, « elle doit prendre sa place parmi les plus belles illustrations de cette forme produites depuis Beethoven. » Le moins enthousiaste des commentateurs, James Huneker, prédit avec justesse : « La "Symphonie américaine" sera un succès gigantesque auprès du public et sera sans aucun doute jouée dans le monde entier. Inutile de se demander pourquoi. Les thèmes sont simples et accessibles, leur exposition est agréable, et le lustre et la brillance de l'instrumentation, les nombreux rythmes délicieux, tout concourt à faire de la symphonie une œuvre populaire. »

Sorti de ce consensus, les points d'accord sont rares. On trouvera ci-dessous une synthèse des sujets débattus en ce mois de décembre 1893 à New York. Le lecteur qui voudra prendre connaissance des traductions françaises de ces articles de presse pourra se référer aux liens suivants :

The New York Herald, 14 décembre 1893
The New York Herald, 15 décembre 1893

Il est quasi certain que les journalistes mentionnés ci-dessus sont les véritables auteurs des articles indiqués. On se référera au détail de chaque article pour les précisions. Le nom de ces rédacteurs n'est pas présent au bas des textes, c'est pourquoi j'ai ajouté un point d'interrogation à la suite des noms : il serait toutefois très étonnant que d'autres journalistes que ceux cités ici soient à l'origine de ces critiques.

« From the New World » : un titre et son imaginaire

L'œuvre est perçue par la majorité des commentateurs comme étant « américaine ». Parlons tout de suite du titre, « From the New World », inscrit par Dvořák lui-même sur la partition autographe à la suite de son équivalent en langue tchèque (« Z Nového světa »). Sans le moindre doute, l'intitulé a beaucoup fait pour entretenir l'empreinte « américaine » de l'œuvre, tout en favorisant sa popularité. Il est bien connu que les musiques « à titres » jouissent d'une plus grande ferveur auprès du public que les pages « anonymes ». Il s'agit ici de la seule symphonie à laquelle Dvořák a explicitement donné un intitulé, peut-être avec sa première effusion dans ce domaine : le compositeur désignait familièrement sa première symphonie, qu'il pensait perdue, sous le titre « Les cloches de Zlonice », mais ces mots n'apparaissent nulle part sur le manuscrit de cette composition retrouvé au XXe siècle. Toutes les autres appellations que l'on a pu donner à ses symphonies, de la 2e à la 8e, proviennent de tiers et n'ont pas reçu l'approbation de leur auteur. (1)

Il n'est peut-être pas inutile de préciser que le sous-titre « Britannique », parfois accolé à la 5e symphonie en fa majeur, relève de la plus pure fantaisie. Il n'y a rien de « britannique » dans cette page achevée en 1875, bien des années avant que Dvořák ne traverse pour la première fois la Manche. On ne s'explique guère l'apparition soudaine de ce qualificatif associé à l'opus 76 dans certaines publications peu regardantes avec la vérité historique. Notons que la 8e symphonie en sol majeur fut autrefois surnommée « Anglaise » (« Anglická ») en raison de sa publication par un éditeur londonien, mais cet usage, étranger à la volonté du compositeur, semble complètement oublié. Aussi est-il plus insolite encore, et dirons-nous aberrant, de voir le qualificatif « Tchécoslovaque » parfois accolé à cette même 8e symphonie. Parler de « tchécoslovaque » pour une œuvre de 1889 dénote une volonté de mystifier le lecteur ignorant de l'histoire européenne. Ami mélomane, s'il vous arrive de consulter un site affirmant que des symphonies de Dvořák ont pour intitulé « Britannique » ou « Tchécoslovaque », sachez que vous êtes en terre d'ignorance et de mensonge.


František Stupka dirige Dvořák
La 8e symphonie dite « Anglaise » (« Anglická ») enregistrée par František Stupka et la Philharmonie Tchèque, couplée avec la 9e symphonie (33T Panton des années 1970, reprenant des bandes de 1959 et de 1964) (DR)


Noirs et Indiens

Un relevé brut des commentaires avancés dans les neuf articles de la presse new-yorkaise indique sans ambiguïté, et à parts égales, les deux principales sources d'influence pour Dvořák : la musique noire et la musique indienne. Ceci ne surprendra peut-être pas le lecteur contemporain. Pourtant, ce constat ne recouvre en aucune façon les déclarations faites par le compositeur. Si son intérêt pour la musique noire, aussi appelée musique du Sud ou des plantations, est bien documenté et ne souffre guère de mise en cause, peu d'éléments viennent étayer sa curiosité pour les chants et danses natifs quand il écrivait sa symphonie.

Nous avons la quasi-certitude qu'il avait pris connaissance de cet art lors de son séjour américain :

  • en assistant au spectacle de Buffalo Bill, où intervenaient d'authentiques Améridiens ;
  • à Spillville, pendant l'été 1893 ;
  • en lisant certainement dans la presse musicale des chansons d'Indiens Omaha collectées par Miss Alice Fletcher et en prenant connaissance de partitions présentées par un ami (non identifié)

Rien ne dit cependant que Dvořák utilisa ce matériel pour sa symphonie. Nous ne savons pas à quel moment de son séjour il alla assister au show de Buffalo Bill. Le séjour à Spillville est postérieur à l'écriture de l'opus 95. Il reste la collection d'Alice Fletcher, et la déclaration rapportée selon laquelle il aurait pris connaissance de « mélodies indiennes » données par un ami (NY Herald, 15 décembre 1893). Néanmoins, comme l'écrit Henry Krehbiel dans un article qui avait l'approbation du musicien, la gamme de ces chants natifs « est également commune aux chants d'esclaves du Sud » (NY Daily Tribune, 15 décembre 1893).

L'hypothèse la plus solide est que le compositeur a noté les similitudes entre les deux types de musiques, ce qui est une réalité d'un point de vue harmonique, et que cette analogie, soulignée par lui, a encouragé la presse à insister sur une inspiration musicale amérindienne. (2)

Quelques enregistrements de la Symphonie du Nouveau Monde
L'imaginaire de la Symphonie du Nouveau Monde en quelques pochettes de disques : Indiens d'Amérique, paysages immenses, statue de la Liberté et un Afro-Américain (DR)

Le chant de Hiawatha

Les allusions à l'inspiration du poème de Longfellow apparaissent dès les premiers articles, avant même l'audition initiale de la symphonie. Selon les mots prêtés au compositeur, le mouvement lent aurait été inspiré par un chapitre où le héros indien fait la cour à sa bien-aimée et s'en va avec elle dans la nature (Hiawatha's wooing). Le scherzo serait l'illustration d'une scène de danse, qui apparaît en effet dans la cérémonie menée par Pau-Puk-Keewis, « tournant, décrivant des cercles, bondissant par-dessus la foule des hôtes, tourbillonnant, pirouettant autour du wigwam jusqu’à ce que les feuilles tourbillonnassent avec lui, jusqu’à ce que mêlés ensemble la poussière et le vent roulassent en tourbillons autour de lui. » (3)

Deux remarques s'imposent. La première est que cette symphonie ne saurait être rattachée au domaine de la musique pure. Son mouvement lent est « une étude ou d'une esquisse pour une œuvre plus longue, une cantate ou un opéra, que j'ai l'intention d'écrire, et qui sera fondée sur Hiawatha de Longfellow » (NY Herald, 15 décembre 1893). Certains commentateurs assurent que Dvořák veillait à distinguer la musique pure et la musique à programme : rien de plus faux en vérité, comme on le voit. Ajoutons que la symphonie précédente comportait aussi un « programme caché » dans son mouvement lent, et que la composition d'un opéra sur Hiawatha fut sérieusement envisagé par le compositeur. (4)

Ensuite, notons qu'aucune allusion à la scène de la famine n'apparaît dans les propos rapportés de Dvořák. Rien de cet ordre ne se trouve dans la correspondance du compositeur, et pas davantage dans les souvenirs de Kovařík. La seule allusion à cet épisode du Chant de Hiawatha transparaît dans l'article du New York Times, 17 décembre 1893, et reflète un sentiment du critique, et non du musicien. L'habitude tenace d'associer le Largo aux funérailles de Minnehaha remonte à 1919, longtemps après la mort de Dvořák, quand une musicologue affirma l'existence de ce lien en citant une source restée inconnue. (5)

Une écriture musicalement américaine ?

L'usage de la gamme de cinq tons, ou pentatonisme, est relevé par la majorité des critiques. L'autre caractéristique musicale remarquée, quoique moins fréquemment, est le scotch snap, ou rythme lombard. On peut estimer, comme le fait Henderson, que cette « magnifique symphonie, où palpite l'âme américaine, exprime la mélancolie de nos immensités de l'Ouest. »

Tout cela ne suffit pas à rendre les commentateurs unanimes sur la physionomie « américaine » de la symphonie : son foisonnement est à l'image des multiples cultures du melting pot pour Krehbiel, quand il ne traduit rien d'autre que son caractère foncièrement européen, rétorque Huneker. Pour le dire autrement, ce sont les mêmes arguments qui sont portés au crédit d'une thèse ou de son antithèse. Tous les éléments des controverses à venir dans le nouveau siècle sont déjà présents, prêts à être mobilisés avec des fortunes diverses au profit des « américanistes » ou des « européistes », selon l'air du temps, les forces en présence et l'idéologie dominante.

Ces premiers auditeurs tombent cependant d'accord pour entendre une imitation du Yankee Doodle dans le Finale de l'œuvre. Ce point de concorde s'avère bien fragile : Dvořák niera avec force avoir reproduit cet air populaire dans son œuvre. Ce pied-de-nez de l'histoire renvoie les deux partis dos à dos. Peut-être le sont-ils toujours en 2022.

Alain Chotil-Fani, janvier 2022

Notes

D'une façon générale, les informations utilisées dans cet article proviennent de

Michael Beckerman, New Worlds of Dvořák, New York : W.W. Norton and Company, First Edition, 2003.

K. Nová et V. Vejvodová, « THREE YEARS WITH THE MAESTRO, An American remembers Antonín Dvořák », Národní Museum, Praha, 2016.

(1) Voir les textes de présentation rédigés par Jarmila Gabrielová pour les partitions des symphonies de Dvořák, part. d’orch., Kassel : Bärenreiter, 2004

(2) On pourra se référer à cette page de MusicaBohemica pour prendre connaissance de sources complémentaires.

(3) Extrait de LONG-FELLOW [sic], Hiawatha, poëme indo-américain, traduction avec notes par H. Gomont, membre correspondant de l’Académie de Stanislas, NANCY, N. Grosjean, libraire, et PARIS, Amyot, libraire, 1860.

(4) Pour ces deux derniers points : voir M. Beckerman, op. cit.

(5) Kateřina Emingerová, « Antonín Dvořák v Americe », Cesta : Čtení zábavné a poučné –Týdeník pro literaturu, život a umění Vol. I (1919), No. 4.


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