Les voyages de Janáček et la reconnaissance internationale
6. Préparatifs du séjour londonien de Janáček
1. Ignorance internationale de Janáček
3. Rosa Newmark, premiers contacts avec la musique de Janáček
4. Rosa Newmark, premières rencontres avec Janáček (1922)
5. Nouveaux contacts Rosa Newmarch - Leoš Janáček (1923 - 1925)
6. Préparatifs du séjour londonien de Janáček (cet article)
7. Le séjour londonien de Janáček, mai 1926
8. Retombées du séjour londonien (à venir)
9. Réflexions de Janáček sur deux concerts en 1926
Juin 1925. De retour dans son pays, Rosa Newmarch repassa dans son esprit les scènes et les moments forts de La Petite Renarde rusée qu’elle avait vu vivre sur la scène pragoise. Elle repensa surtout à son créateur, Janáček. Elle lui avait déjà lancé une invitation les années précédentes sans que le compositeur de Brno l’ait saisie. Mais l’idée de se rendre en Angleterre avait probablement germé dans son esprit. Il ne pouvait pas ne pas songer à Dvorak et à ses séjours en Grande Bretagne au cours desquels sa musique avait rencontré le succès. Ce que son aîné avait déclenché auprès des Anglais, pourquoi ne réussirait-il pas, lui aussi, à l’imiter et ainsi participer à s’assurer une stature internationale qui commençait à se construire à partir de l’enthousiasme suscité en Allemagne par la création berlinoise de Jenůfa et qui aurait pu se consolider par une victoire prévisible de ses œuvres, à Londres ?
De fin janvier 1926 jusqu’au 21 avril, pas moins de 14 lettres furent échangés entre Rosa Newmarch et Leoš Janáček pour préparer dans les meilleures conditions le séjour du compositeur à Londres. Dès le 29 janvier l’énergique Londonienne lui écrivit pour le tenir au courant de ses premières démarches pour sa venue dans la capitale du Royaume Uni. « J’ai suggéré à la légation [tchécoslovaque] ici présente de vous rendre à Londres. Je voudrais que vous et ma chère Mme Janáčeková, vous soyez mes invités et pendant que vous serez ici, nous organiserons un concert de vos œuvres. » Connaissant bien son interlocuteur maintenant, elle circonscrivait les limites d’un tel concert. « Une représentation opératique est impossible, je le crains. » lui signifiait-elle. Bien qu’il sache qu’un de ses opéras aurait plus de chance de triompher qu’aucune de ses autres œuvres ne pourrait le faire, il devrait se rabattre sur un ou plusieurs de ses ouvrages de musique de chambre d’autant plus que Mischa-Léon, séparé de sa femme, avait disparu de la scène anglaise (peut-être à cause de dettes ?). On se passerait d’une deuxième exécution britannique du Journal d’un disparu. Si Janáček pouvait se montrer un peu chagriné suite à ces impossibilités, Rosa Newmarch lui versait du baume au cœur en précisant qu’elle voulait organiser « une fête en [son] honneur. » Elle lui recommandait de prêter attention à ce qui se tramait à Prague à son sujet « J’ai entendu dire que ma suggestion est actuellement à l’étude à Prague. J’espère que vous avez entendu - ou allez entendre quelque chose à propos de cette nouvelle affaire. » Enfin elle prononçait des vœux pour la réussite de ce projet « J’espère que cette visite aura lieu et nous aurons à cœur qu’elle se passe bien. » Dès la réception de ce courrier, le compositeur souvent bouillonnant en son for intérieur et aussi dans ses manifestations, fut emballé par ce projet. Il s’empressa de répondre à sa correspondante si efficace. « Votre invitation m’a rendu très heureux et Zdenka pas moins que moi. » Il n’oubliait pas les voyages que Rosa Newmarch avait entrepris pour le visiter plusieurs fois et il le lui rappelait « Je voudrais voir votre pays parce que vous avez si bien veillé sur moi et mes œuvres. (1)» Janacek ne signa pas cette lettre de son simple nom, mais la fit suivre du titre honoraire de Docteur de Philosophie (DrPh) décerné récemment par l’Université Masaryk de Brno, marque distinctive que ce titre correspondait à sa stature acquise maintenant dans le monde musical et culturel de son pays
A peine dix jours plus tard, une missive britannique bien documentée et argumentée partit de Londres vers Brno. Il était nécessaire que Janáček saisisse le mieux possible la situation de la musique en Angleterre. Il dut être plus qu’étonné lorsque son interlocutrice l’assurait que « Nous n’avons pas encore d’opéra national » alors qu’à Prague depuis une quarantaine d’années le Théâtre National trônait au bord de la Vltava et qu’à Brno depuis quelques années un bel opéra (2) satisfaisait les mélomanes. A Londres, Covent Garden n’ouvrait ses portes aux pièces lyriques qu’en mai et juin où des artistes invités présentaient un maigre répertoire dans lequel des opéras italiens répondaient à ceux de Wagner. Quant à y produire une nouvelle œuvre, de multiples conditions étaient nécessaires avant d’y songer (beaucoup d’argent en particulier). Devant cette difficulté, « le seul espoir de faire quelque chose est de vous faire un peu connaître ici. » Rosa Newmarch prenait des exemples récents d’ouverture à d’autres opéras (dûs à Debussy, Richard Strauss, Moussorgski) qui s’appuyaient généralement sur une diffusion antérieure d’ouvrages symphoniques de ces compositeurs. Ces diffusions préparaient auditeurs et décideurs à inscrire plus facilement un opéra de ces compositeurs à l’affiche de Covent Garden d’autant plus que de plusieurs pays parvenaient des échos enthousiastes suite à la création de l’œuvre (Pelléas et Mélisande, Salomé) pour les deux premiers compositeurs cités et à des reprises fructueuses de Boris Godounov pour le compositeur russe. Face à de tels exemples de personnalités musicales incontestables, Janáček comprenait plus facilement que, malgré le dévouement sans faille de Rosa Newmarch, la faible percée actuelle de sa musique ne le mettait pas pour le moment dans des conditions susceptibles d’imposer la production d’un de ses opéras en terre britannique. D’autant plus que l’écrivaine londonienne spécifiait « Nous ne pouvons pas faire les choses ici aussi rapidement et simplement qu’à Prague et à Brno. » et ajoutait pour l’encourager à effectuer le voyage à Londres « Donc je pense que vous feriez mieux de vous décider à venir ici pour un petit changement d’air et de scène et nous ferons de notre mieux pour rendre le temps agréable et si possible profitable à votre musique. (3) » Un petit comité d’organisation se mettait en place autour de Rosa Newmarch avec la pianiste Fanny Davies et quelques-uns des amis de l’organisatrice pour planifier le séjour anglais de Janáček et composer un programme passionnant.
Immédiatement, le compositeur saisit la perche que lui tendait sa dévouée et volontaire correspondante et, dès le 15 février, il lui répondait laconiquement que Hudební Matice venait de publier la partition de son récent Concertino pour lequel il ne manquait pas de lui confier que sa créatrice, la pianiste Ilona Štěpánová-Kurzová la jouait par cœur. Pensait-il que du côté de Londres on pourrait peut-être l’inviter elle aussi ? Il informait sa partenaire qu’il cherchait une personne qui accepte de voyager avec lui et surtout qui lui serve d’interprète (4). Ce qui signifiait que Zdenka ne serait pas du voyage. Avoir un interprète, ajoutait-il malicieusement signifiait qu’elle ne pourrait pas le vendre au bord de la rivière (« sell me down the river ») manifestant un sens certain de l’humour anglais qu’il reprenait à son compte d’autant plus qu’il écrivait la formule dans la langue anglaise (comme ci-dessus) ! Il reprenait un ton sérieux pour affirmer qu’il savait que « l’étude du programme prendrait du temps ».
Tout aussi promptement, Rosa Newmarch lui répondit « Je suis ravie de savoir que vous viendrez et nous ferons de notre mieux pour vous offrir un très bon moment en Angleterre. » Elle l’informa qu’elle avait réservé la salle du Wigmore Hall, d’une capacité de 600 sièges, pour le 6 mai, dernière date disponible avant que la saison d’opéra s’ouvre et que les esprits des mélomanes se braquent sur les opéras et non sur d’autres catégories de musique, d’autant plus que les meilleurs interprètes d’instruments à vent seraient engagés pour les opéras. On ne pourrait donc pas compter sur eux pour un concert de musique de chambre. Par ailleurs, en plus aucune société chorale n’était disponible durant cette première quinzaine de mai. Mme Newmarch interrogea le compositeur : « Pouvez-vous suggérer autre chose ? (5) » et elle l’assura qu’elle serait pleine d’énergie à son service et qu’elle attendait Mme Janáček.
Ne traînant pas pour répondre (6), le compositeur alla droit au but en établissant le programme du concert du 6 mai :
1. Sonate pour violon
2. Le Conte pour violoncelle et piano
3. Jeunesse, sextuor pour instruments à vent
4. Quatuor Sonate à Kreutzer (d’après Tolstoï)
5. Concertino pour piano (clarinette, cor, basson, 2 violons et alto)
interruption entre les pièces 3 et 4
Après avoir accepté que des interprètes britanniques jouent ces œuvres, il ne put s’empêcher de recommander de nouveau Ilona Štěpánová-Kurzová qui interprétait si bien son Concertino, œuvre ne durant qu’une quinzaine de minutes. Ne désirant pas que son voyage tourne à l’amusement parce que ses yeux et ses oreilles seraient concentrés vers la découverte, il mit Mme Newmarch au courant que sa femme ne serait pas du voyage parce qu’un jeune musicien (7) qui parlait parfaitement la langue anglaise l’accompagnerait. Il avait parfaitement compris que seule une personne, autre que lui, pouvait être prise en charge par les organisateurs de son voyage. Enfin, il limita son séjour à une semaine, afin de ne pas surcharger son organisatrice et d’autre part, conscient de tout le travail de composition qui l’attendait à Brno et à Hukvaldy, il ne pouvait pas s’absenter trop longtemps de Moravie.
La fréquence de correspondance entre l’Angleterre et la Tchécoslovaquie continua pratiquement au même rythme que pendant les deux mois passés. Fin février, il ne restait plus que deux mois pour régler toutes les questions se rapportant à ce séjour anglais. Dans sa nouvelle lettre, Rosa Newmarch se fixa sur trois points. Tout d’abord, le programme du concert et surtout la présence dans celui-ci du récent Concertino. Elle essaya de faire comprendre à son invité qu’il ne lui était pas possible de recevoir d’autres artistes tchèques, autres que lui-même. Elle avait bien trouvé du soutien dans les milieux musicaux anglais, mais l’essentiel du séjour du compositeur reposait sur les épaules et les finances qu’elle avait réussi à trouver auprès d’amis et de quelques personnalités londoniennes. Plus précisément, pour le Concertino, elle argumentait que la pianiste Fanny Davies, bien que ne possédant pas le tempérament de la jeune Ilona Štěpánová, dès qu’elle eut déchiffré la partition s’intéressa à cette œuvre. D’autre part, elle possédait une grande intelligence de la musique et une bonne expérience des concerts et de plus elle était prête à tenir compte des indications que Janáček lui indiquerait lors d’une répétition. Le deuxième point concernait son accompagnateur. Ce serait un plaisir d’accueillir votre femme, lui déclarait-elle, et sa venue ajouterait un succès social à sa visite. Elle ne comprenait pas trop pourquoi le compositeur souhaitait un interprète alors qu’à la Légation plusieurs personnes, jeunes femmes et jeunes hommes parlaient parfaitement l’anglais. Evidemment, si son invité désirait une aide linguistique lors des moments passés dans la sphère privée de ce séjour entre le compositeur et son épouse, ce serait au Département d’Etat de décider d’une aide financière ou pas pour le séjour d’une personne supplémentaire. Le troisième point concernait le côté administratif. « Ces invitations ne sont pas habituelles en Angleterre » l’informait-elle. Cependant, elle lui garantissait la chaleur de son accueil. Tandis qu’elle lui promettait une rencontre avec des musiciens, elle était certaine que « le ministre fera une grande réception en son honneur (8) ». Pendant les deux ou trois prochaines semaines, elle s’occuperait de tous ces détails. Un courrier à venir confirmerait ces points.
Et le courrier continua sa noria entre Londres et Brno. A chacun de réfuter ou de confirmer l’argumentation de son interlocuteur. Sans trop insister, à propos de son Concertino, Janáček rappelait quand même les qualités d’Ilona Štěpánová même s’il saluait les efforts de Fanny Davies pour s’approprier son récent ouvrage pour piano et six autres instruments dont il précisait le nombre d’interprètes pour chacun des instruments nécessaires à son exécution. Par la suite, il faisait part de quelques-uns des souhaits qui semblaient lui tenir à cœur, parmi lesquels flâner sur Crossfield Road [Rosa Newmarch habitait dans ce quartier] jusqu’à la Tamise. Une manière élégante d’honorer sa correspondante, si efficace pour réussir son séjour dans la capitale anglaise. « Une si gentille et distinguée compagnie qui m’invite ! C’est dommage que je vienne avec un programme aussi insignifiant. » Situation qu’il compara à une montagne qui accouchait d’une souris ! Mais il revint bientôt au Concertino qu’il souhaitait placer à la fin du concert prévu pendant son séjour tandis que son Quatuor le débuterait. Il vérifierait que son éditeur pragois avait bien expédié à Londres toutes les parties. Il transmettait les remerciements de son épouse pour son invitation et justifiait son absence par le fait que son hôtesse aurait bien assez à faire avec lui-même seul. Malgré tout, pour l’accompagner, un étudiant ou un représentant de sa maison d’édition pragoise viendra avec lui pour lequel il demandait qu’on lui réserve une chambre dans le même hôtel que lui ajoutant « le reste est de ma responsabilité » sans spécifier le contour précis de cette formule. Poursuivant son courrier par un autre souhait « Je voudrais ramener quelques idées de Londres » auxquelles il joindrait celui de rapporter « des exemples de la musique anglaise actuelle. (9) » Il le termina par deux considérations, la création prochaine de son dernier opéra L’Affaire Makropoulos qu’il avait besoin de surveiller et la deuxième tout-à-fait domestique ; il demandait à son hôtesse s’il était préférable de venir en smoking ou en queue-de-pie bien qu’il préférât lui-même ce dernier vêtement. Visiblement, Janáček tenait à respecter les convenances du pays de ses hôtes.
Peu à peu les choses se précisaient. L’hôte et l’invité arrivaient à accorder leurs vues. Même
Janáček, peu souple habituellement lorsqu’un problème surgissait, tempérait son opinion et essayait d’admettre les difficultés que son interlocutrice lui exposait. Il souhaitait fortement que son séjour anglais ait lieu tout en concevant en le regrettant qu’il ne lui apporterait pas vraiment ce qu’il avait envisagé au départ. Avec tact, Rosa Newmarch, une fois les grandes lignes du séjour dans tous ses aspects acceptées par le compositeur s’attacha à lui faciliter la tâche en l’informant le plus clairement possible sur certains points. L’accord semblait complet pour que Fanny Davies joue la partie de piano du Concertino, Rosa Newmarch informa le compositeur que les répétitions de cette œuvre allaient bientôt débuter maintenant que la partition de toutes les parties étaient en la possession de chacun des interprètes. Pour ce qui concernait sa tenue vestimentaire, elle lui conseillait la queue-de-pie pour la réception en soirée du Ministre et pour le reste le smoking était suffisant. Par contre, pour les sorties en ville son habit en tweed sera tout-à-fait approprié. Elle lui proposait plusieurs visites à Londres, la City, les quais de la Tamise, les parcs et peut-être d’adorables environs de la ville. Elle souhaitait lui faire visiter l’université d’Oxford et son unique ambiance. Elle lui assurait que son compagnon de séjour serait hébergé dans le même hôtel que lui. Pour son voyage en bateau entre Flushing (Vlissingen) et Folkestone, comme elle en avait une bonne expérience, elle lui conseilla de prendre une cabine privée pour lui-même et son accompagnateur qui serait un bon remède au risque éventuel du mal de mer. Enfin elle rassurait Janáček en lui garantissant qu’elle et les membres du comité d’organisation du séjour prendront soin de lui. (lettre du 28 mars 1926)
Dans moins d’un mois, Janáček foulerait le sol anglais quand brusquement il réalisa la place que tenait Rosa Newmarch dans la réalisation de son séjour. Il quitta un moment ses propres pensées pour revenir sur terre. « Je viens tout juste d’apprendre que vous faites tout cela à vos propres risques ! » lui écrivit-il dans les toutes premières lignes de son courrier du 10 avril. Devenu tout modeste, il la remerciait par cette déclaration « Je ne sais vraiment pas pourquoi je mérite ce que vous faites ! » Peut-être pour se faire pardonner son manque de clairvoyance jusque là, il ajouta « Mais je suis sûr d’une chose : que je devrais aller à Londres avec une grande œuvre et pas seulement avec des fleurs de trèfle pincées ça et là dans les prés de mon esprit ! » Aussitôt après Janáček lui dévoila les nuages qui s’accumulaient et les difficultés qu’il éprouvait à les refouler. Le premier nuage arriva du ministère tchèque des affaires étrangères qui ne lui offrit que 14 000 couronnes tchèques pour couvrir un éventuel déficit du concert londonien. Cette éventualité, il la reçut comme un affront et il refusa la somme. Deuxième nuage : après son excursion dans les montagnes Tatras, il subit un accès de grippe dont il se débarrassa sauf que son oreille gauche entendait encore mal à la suite de cet incident. Troisième nuage un peu plus importun : un article venant de Prague atterrit à Londres. Que contenait-il pour que le compositeur entrât dans une grosse colère ? Son pire ennemi ne pouvait se conduire d’une aussi mauvaise manière pour le calomnier jusqu’en Angleterre. Janáček y décelait-il une machination de la part de Zdenek Nejedly ? Dans cet article, on persistait à le désigner compositeur morave au lieu de tchèque, on critiquait (injustement, ressentait le compositeur) sa théorie des « mélodies du parler » (nápěvky) « nuisible à ses compositions orchestrales » et une influence (incongrue, cela va sans dire) de Debussy. Touché tout à la fois dans le plus profond de ses opinions et de son langage musical, il réagissait avec force dans sa lettre. Ce qui n’était pas pour surprendre Rosa Newmarch qui avait déjà compris, lors des discussions qu’elle avait eues à Brno avec le compositeur, combien il se montrait sourcilleux quand on le rabaissait à l’état de musicien seulement morave en l’enfermant dans un provincialisme de basse culture et quand on le traitait d’amateurisme dans la composition musicale. Il ne le supportait d’autant moins que les succès de Jenůfa à Prague remontaient maintenant à dix ans, succès confortés par le plus récent triomphe de son opéra à Berlin.
Maintenant le temps était compté jusqu’à l’arrivée de Janáček à Londres, à peine quinze jours. Dans sa réponse écrite, l’organisatrice du séjour lui exposa un peu plus en détails les faits marquants des jours passés en Angleterre. Prévoyant qu’il arriverait au bord de la Tamise le jeudi 29 ou le lendemain 30 avril, elle avait négocié avec le ministère des affaires étrangères un grande réception à la Légation en son honneur. Puis vint le tour des répétitions au cours desquelles les interprètes souhaitaient recueillir du musicien ses opinion sur leur jeu et ses conseils . Au cours des jours suivants, plusieurs réceptions étaient prévues : la colonie tchèque londonienne souhaitait le rencontrer ; le professeur Bernard Pares, directeur de l ‘école slave dans la capitale britannique organisera une soirée dans les murs de l’Université. Le jour d’après le concert de ses œuvres, un voyage à Oxford était prévu pour voir l’Université de la ville et écouter des chœurs nouvellement écrits par Ralph Vaughan Williams (10). A Stratford-on-Avon se terminerait l’excursion où le compositeur pourrait visiter la ville de naissance de Shakespeare comme il le voudrait. Rosa Newmarch nommait les membres du comité de bienvenue qui l’accueilleraient, le docteur John McEwen, compositeur et professeur écossais, Sir Hugh Allen, directeur du Collège royal de musique, le compositeur Ralph Vaughan Williams, les chefs d’orchestre Adrian Boult et Sir Henry Wood, la pianiste Fanny Davies et Rosa Newmarch, bien évidemment ; du beau monde du milieu musical anglais. Dans la suite de sa lettre, elle confirmait la liste des œuvres composant le concert de musique de chambre et dénommait les interprètes. Souhaitait-il un ordre particulier de ses ouvrages ? le questionnait-elle et enfin elle s’impatientait suite au manquement d’Hudební Matice qui n’avait pas encore envoyé, malgré ses promesses, la partition de chacune des parties du Concertino (11).
Le même jour, 15 avril 1926, elle expédiait un nouveau courrier pour lui recommander de faire attention à sa santé aussi bien sur le bateau pendant la traversée de la Manche qu’au cours du séjour londonien. En Angleterre, l’éclairait-elle, le temps au mois de mai variait souvent, passant de la chaleur plaisante à un froid désagréable Elle voulait avoir aussi confirmation de la venue d’un accompagnateur tchèque. Lorsqu’il poserait le pied sur le sol anglais à Folkestone, sa fille Elsie qui avait résidé avec elle plusieurs fois à Brno, la ville de Janáček, et donc connaissait le compositeur, l’accueillerait et le conduirait en toute sécurité jusqu’à Londres.
Ces lettres n’avaient sans doute pas encore touché le destinataire qu’elle reprenait sa plume pour quelques lignes supplémentaires indiquant le nom de l’hôtel qui le recevrait, avec la présence de deux employés parlant le tchèque et l’arrivée d’une somme d’argent bienvenue pour le financement du séjour. A quoi Janáček répondit presque immédiatement le 21 avril que les nuages, évoqués le 10 avril, s’étaient évaporés. Si bien qu’il arriverait à Londres le vendredi 29 avril avec Jan Mikota (12), représentant d’Hudební Matice. Quant à ses dépenses ainsi que celles de son accompagnateur, il écrivait à son hôtesse « Vous en avez déjà assez sur les épaules. » signifiant par là qu’il les prendrait en charge totalement ou au moins partiellement. La musique reprenait le devant en terminant son courrier par cette phrase : « J’attends la répétition avec impatience. »
Ces mois d’hiver et de printemps, de janvier à mai 1926, Janáček les passa-t-il uniquement concentré sur la préparation de son séjour londonien ? L’homme qui devait fêter son soixante douzième anniversaire en juillet de cette année continuait à projeter de futures œuvres et courant mars jusqu’au 26 avril, soit deux jours avant son départ de Prague pour l’Angleterre, il jeta sur des portées de son papier à musique les cinq mouvements de sa Sinfonietta (13), œuvre symphonique marquante s’il en est une. Auparavant il assista à la première pragoise des Danses de Lachie le 21 février, après avoir été présent à la création de son Concertino à Brno le 16 février et quatre jours plus tard à Prague avec au piano Ilona Štěpánová-Kurzová à chaque fois. D’un autre côté, il dut faire face aux difficultés que lui causait encore la veuve de Karel Kovařovic qui réclamait son dû suite à « l’apport » de son mari à la partition de Jenůfa (14). Maintenant qu’il était reconnu dans les pays tchèques, le compositeur morave ne voulait pas se voir dessaisir, même partiellement de ce qu’il considérait comme sa création qui ne devait rien à personne d’autre. Heureusement, pendant les tout premiers jours d’avril, il partit avec Zdenka dans la région montagneuse des Tatras, à Starý Smokovec, une manière de se reposer et de se ressourcer dans la nature. Ils profitèrent de journées ensoleillées et aussi d’une bonne couche de neige qui limita sérieusement les promenades. Comme le jour du départ pour l’Angleterre approchait, il expédia une carte postale des Tatras à sa correspondante qui organisait si bien son proche séjour londonien.
En gare de Prague, le 28 avril à midi, après que Janáček ait récupéré la participation financière que le ministère avait promis, Jan Mikota et le compositeur s’installèrent dans leur wagon pour un voyage en chemin de fer. Traversant le nord de la Bohême et une bonne partie de l’Allemagne en passant par Leipzig, le train les emmena ensuite dans les Pays-Bas avec de nouveaux paysages. Le port de Vlissingen (15) (Flessingue) sur la presqu’ile hollandaise de Zeeland signa la fin du trajet ferroviaire sur le continent. La cabine retenue sur un bateau assurant la liaison avec la Grande Bretagne accueillit les deux voyageurs pour une navigation plus confortable en Mer du Nord avec pour objectif le port anglais de Folkestone où ils débarquèrent le 29 avril, mettant pour la première fois pied sur le sol britannique. Le séjour anglais du compositeur pouvait débuter.
Janáček sur le port de Vlissingen - photo Jan Mikota |
Séduit par la volonté de Rosa Newmarch d’attirer l’attention sur sa musique ailleurs que dans son pays d’origine, le compositeur, au fil des rencontres avec cette Anglaise, comprit assez vite qu’il pouvait lui faire confiance. Aussi directe que lui avec ses interlocuteurs, il se trouvait avec elle en accord sur l’essentiel en musique. Donc lorsqu’elle lui parla d’un possible séjour musical en Angleterre, il saisit cette opportunité d’acquérir un début de notoriété dans ce pays, après des débuts plus que prometteurs en Allemagne, toutes ces manifestations le consolaient des rebuffades antérieures subies dans son pays. Le séjour londonien allait-il correspondre à ses souhaits ?
Joseph Colomb - novembre 2021
Sources :
Zdenka E. Fischmann, Janáček - Newmarch correspondence, 1986.
Nigel Simeone, The Janáček Compendium, The Boydell Press, 2019.
Nigel Simeone, John Tyrrell, Alena Němcová, Janáček’s works, A catalogue of the music and writings of Leoš Janáček, 1997.
John Tyrrell, Years of a life, volume 2, Tsar of forests, Faber and Faber, 2007
Notes :
1. Lettre de Janáček à Rosa Newmarch du 2 février 1926.
2. Au moment de la construction du bâtiment recevant l’Opéra à Prague, les musiciens de Brno devaient se contenter d’une salle mal adaptée aux besoins de vraies représentations dans leur ville. En 1926, les Moraves possédaient un théâtre digne de ce nom.
3. Lettre de Rosa Newmarch à Janáček du 11 février 1926.
4. Janáček contacta le ministère des affaires étrangères tchécoslovaque
5. Lettre de Rosa Newmarch à Janáček du 19 février 1926.
6. Lettre de Janáček à Rosa Newmarch du 24 février 1926.
7. Karel Boleslav Jirák (1891-1972) avait vécu quelques jours avec Janáček au cours du festival international de la musique contemporaine de Salzbourg et n’en avait pas conservé un bon souvenir, semble-t-il. Il refusa de jouer le même rôle à Londres d’autant plus qu’il n’estimait pas avoir les qualités pour être un bon interprète.
8. Lettre de Rosa Newmarch à Janáček du 4 mars 1926.
9. Lettre de Janáček à Rosa Newmarch du 20 mars 1926.
10. Ralph Vaughan Williams (1872 - 1958) avait assisté au festival de la Société Internationale de la Musique Contemporaine (ISCM pour les anglophones) à Prague en mai 1925 où il avait assisté à la représentation de La Petite Renarde rusée de Janáček, opéra qu’il avait apprécié.
11. Toutes ces informations sont contenues dans une lettre de Rosa Newmarch du 15 avril 1926.
12. Jan Mikota, secrétaire de Hudebni Matice et secrétaire de la section tchèque de la Société Internationale de Musique Contemporaine. On le trouve photographié à Venise en 1925 à côté de Janáček lors du festival international de musique contemporaine.
13. Sinfonietta (VI/18). Sa composition eut lieu durant le mois de mars 1926. Au retour de son voyage à Londres, il corrigea son manuscrit. La création eut lieu, à peine deux mois après le séjour londonien, le 26 juin 1926 à Prague sous la direction de Václav Talich.
14. Rappelons que Kovařovic accepta de monter Jenůfa au Théâtre National de Prague en 1916 à condition d’y apporter quelques modifications. Janáček dut les accepter s’il voulait que son opéra soit visible à Prague. Kovařovic décéda en 1920, mais sa veuve souhaita toucher des droits d’auteur sur ces ajouts. S’en suivirent plusieurs mois de palabres entre hommes de loi pour déterminer si la demande était recevable dans laquelle Janáček dut participer.
15. Vlissingen est le nom hollandais de la petite ville et de son port dans la presqu’île de Zeeland. Flushing est le nom que les Anglais utilisent tandis que Flessingue est celui que les Français attribuent à cette cité.
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