Premières auditions de la Symphonie du Nouveau Monde - New York Herald, 17 décembre 1893 (2)
Voici l'avant-dernier article de notre série reproduisant les réactions et analyses de la presse américaine autour des premières exécutions de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák. Les autres articles de cette série sont les suivants :
The New York Herald, 17 décembre 1893 (James Creelman ?) - la présente page
Le New York Herald ajoute au compte-rendu de concert présenté dans cette même édition du 17 décembre 1893 un article de combat, pour ainsi dire, tout à la gloire de la fondatrice du National Conservatory, Jeannette Thurber, et bien entendu d'Antonín Dvořák. On comprendra mieux le ton vindicatif de ce texte en se souvenant des cris d'orfraie qui avaient accueilli, six moins plus tôt, les déclarations (réelles ou falsifiées) du compositeur au sujet de la valeur des musiques noires. Il est nécessaire d'ajouter que ces articles de mai 1893 étaient eux-mêmes formulés d'une façon provocatrice, dans le but de déclencher puis d'attiser une polémique orageuse. On trouvera ici l'article qui déclencha les hostilités sous le titre Real Value of Negro Melodies, et là des commentaires sur cet événement mémorable.
La violence de ces différents épisodes s'inscrit parfaitement dans la logique de la presse à scandale (Yellow Journalism). L'on ne sera guère surpris d'apprendre que James Creelman, pionnier du genre, est certainement le rédacteur du texte ci-dessous, tout comme il fut l'homme derrière le « scandale » de mai 1893 (voir M. Beckerman, « New Worlds of Dvořák », NEW YORK, W.W. Norton and Company, First Edition 2003).
James Creelman vers 1900 (DR) |
On l'aura sans doute compris, le texte qui suit n'apportera rien de nouveau au sujet de l'œuvre et de son inspiration, mais éclairera certains aspects de sa genèse et du rôle de Jeannette Thurber. Tout cela reste à prendre avec distance, compte tenu du grand nombre d'erreurs factuelles qu'il comporte. Les notes en bas de page permettront au lecteur contemporain d'éviter de se laisser abuser par cette présentation offensive et par endroits insidieuse.
Défendre le courage et l'opiniâtreté de Jeannette Thurber et d'Antonín Dvořák était une cause juste, tout comme l'était le combat en faveur de la Symphonie du Nouveau Monde. Rien ne saurait néanmoins excuser les manipulations employées sans vergogne par un reporter bien peu soucieux de la vérité.
Contexte
L'article est écrit après la création officielle de la Symphonie, qui s'est tenue le 16 décembre 1893.
Ce que dit l'article
Avec cette symphonie, la musique savante américaine entre dans une nouvelle ère. Pour écrire cette œuvre, Dvořák s'est inspiré de chants noirs et indiens.
Ce que ne dit pas l'article
Aucune allusion à Hiawatha, à la syncope, etc.
Phrases emblématiques
« Nous sommes redevables aux efforts de Mme Jeannette Thurber, présidente du National Conservatory of Music, pour avoir permis l'inauguration d'une nouvelle ère pour la musique américaine. »
« Il n'y a pas d'homme plus impressionnable au monde que Dvorak. Ses humeurs changent d'heure en heure. Il est aussi sensible qu'un enfant. Son imagination s'enflamme instantanément. Il absorbe les couleurs, les formes, les sentiments du cadre qui l'entoure. »
« Gageons que cette nouvelle symphonie incitera la future génération des compositeurs américains à se pencher sur les beaux thèmes qui sont à leur portée. »
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La symphonie de Dvorak est un événement historique.
Le Herald avait publié les pensées préliminaires de l'auteur sur le sujet.
L'AUBE D'UNE NOUVELLE ÉPOQUE MUSICALE.
Un grand mérite en revient aux efforts persistants de Mme Jeannette Thurber.
UNE DÉFAITE POUR LES CRITIQUES.
Avec l'aimable autorisation du Dr Antonin Dvorak, nous reproduisons ci-dessous les pensées qu'il avait formulées en préalable à l'écriture de sa grande symphonie. Cette composition répondait à la mémorable controverse suscitée par une série d'articles du HERALD. Nous reportons ces observations telles que l'éminent compositeur les avait rédigées lorsqu'il a pris la décision d'écrire une symphonie suggérée par des mélodies afro-américaines et indiennes, apportant ainsi la preuve que le matériel thématique pour une école nationale de composition abondait en Amérique du Nord. (1)
Les premières auditions de cette œuvre somptueuse vendredi et samedi furent un événement historique, et il faut rendre justice au HERALD d'avoir été le premier à publier le projet initial du Dr Dvorak, alors qu'il n'était encore qu'à l'état d'esquisses. L'influence d'une telle composition, écrite dans de telles conditions et dans un tel état d'esprit, doit être considérée à sa juste valeur. (2)
Nous sommes redevables aux efforts de Mme Jeannette Thurber, présidente du National Conservatory of Music, pour avoir permis l'inauguration d'une nouvelle ère pour la musique américaine. Malgré toutes les embûches, en dépit des critiques et de l'indifférence, cette Américaine courageuse et intelligente a poursuivi sans relâche le but qu'elle s'était fixé, celui de fonder une école de musique locale. L'exemple donné par le plus grand compositeur vivant aux musiciens américains apparaît en pleine lumière.
Il y a deux ans, Mme Thurber télégraphia à un ami de Vienne pour lui demander si le Dr Dvorak accepterait le poste de directeur du Conservatoire. Son ami lui répondit que cela ne saurait être envisagé. Mme Thurber se rendit alors à Paris et tenta à nouveau de joindre le compositeur tchèque par le biais d'un intermédiaire. Le Dr Dvorak était alors directeur du célèbre conservatoire de Prague. La tentative fut vaine. Mme Thurber envoya un télégraphe directement au compositeur, qui répondit qu'il la rencontrerait à Londres, ville où il était sur le point de se rendre pour diriger la création de sa Messe de Requiem. (3)
Quelques semaines plus tard, la rencontre eut lieu et le Dr Dvorak accepta de venir à New York en qualité de directeur du National Conservatory avec un salaire de 15 000 $ par an. (4)
L'idée fixe de Mme Thurber était de persuader le compositeur de se lancer dans une exploration hardie du matériel musical de notre pays, afin de jeter les bases d'une école nationale de composition. Le maître tchèque ne se fit pas prier. Dès son arrivée à New York, il commença à étudier la musique indigène. Les mélodies noires suscitèrent son enthousiasme. Mais pendant longtemps, il ne souffla mot de l'idée qui lentement prenait forme dans son esprit. Il n'y a pas d'homme plus impressionnable au monde que Dvorak. Ses humeurs changent d'heure en heure. Il est aussi sensible qu'un enfant. Son imagination s'enflamme instantanément. Il absorbe les couleurs, les formes, les sentiments du cadre qui l'entoure. (5)
Au terme de cette première année au Conservatoire national, le compositeur se préparait à partir en vacances dans le village tchèque de Spillville, dans l'Iowa. Avant ce départ, un événement d'importance eut lieu. Dans un élan d'enthousiasme, Dvorak s'adressa au public par l'intermédiaire du HERALD pour parler des belles images que lui avaient inspirées les thèmes indigènes de l'Amérique :
« Je suis maintenant convaincu, a-t-il dit, que la future musique de ce pays doit être fondée sur ce qu'on appelle les mélodies noires. Ceci peut être le fondement d'une école de composition sérieuse et originale qui sera développée aux États-Unis. Ce sont le produit du terroir. Ils sont américains. J'aimerais retracer l'origine individuelle des mélodies noires, car cela éclairerait beaucoup la question qui m'intéresse le plus actuellement. Ce sont les chants folkloriques d'Amérique et vos compositeurs doivent s'en inspirer. Tous les grands musiciens ont emprunté aux chansons du peuple. Le plus charmant scherzo de Beethoven est basé sur ce que l'on pourrait considérer aujourd'hui comme une mélodie noire habilement traitée. Je me suis moi-même inspiré des airs simples et à moitié oubliés des paysans de Bohême pour trouver des idées dans mon travail le plus sérieux. Ce n'est que de cette manière qu'un musicien peut exprimer le véritable sentiment d'un peuple. Il entre en contact avec l'humanité commune de son pays. Dans les mélodies noires de l'Amérique, je découvre tout ce qui est nécessaire à une grande et noble école de musique. Elles sont pathétiques, tendres, passionnées, mélancoliques, solennelles, religieuses, audacieuses, joyeuses, gaies, gracieuses ou ce que vous voudrez. C'est une musique qui se prête à toutes les humeurs et à tous les propos. Il n'y a rien dans tout l’éventail des compositions qui ne puisse trouver ici une source thématique. » (6)
À peine cet article était-il paru dans le HERALD que nos soi-disant critiques musicaux hochèrent la tête et déclarèrent que Dvorak faisait fausse route. Le compositeur répondit à ses détracteurs en signant dans le HERALD un article réitérant ses vues, tout en insistant sur sa conviction. La controverse fit rage dans tout le pays. Des compositeurs furent interrogés à travers l'Europe par le HERALD. Les opinions de Rubinstein, Reyer, Joachim, Liebling, Bruckner, Mandyczewski, Richter et de nombreux autres musiciens d'importance furent télégraphiées vers l'Amérique. L'opinion générale s'opposa de tout son poids au compositeur tchèque.
Les choses étaient en place. Dvorak se prépara à un été de dur labeur et annonça courageusement par le biais du HERALD qu'il écrira une symphonie fondée sur des mélodies noires et amérindiennes pour prouver la valeur et la sincérité de sa position. (7)
La grande composition qui vient d'être produite est le fruit de ce travail.
Force est de constater, au sujet de l'avènement de cette symphonie, la conspiration du silence parmi les critiques des journaux, omettant d'apporter leur crédit à Mme Thurber et au National Conservatory of Music. Même la Symphony Society, qui fut autorisée à produire gratuitement la symphonie, a omis de reconnaître sa dette sur le programme.
Cependant, le Dr Dvorak n'a pas terminé sa mission, et le National Conservatory of Music est encore jeune. Une victoire écrasante a été remportée, en dépit des soi-disant critiques. Gageons que cette nouvelle symphonie incitera la future génération des compositeurs américains à se pencher sur les beaux thèmes qui sont à leur portée.
[fin de l'article, non signé.]
Notes
(1) Ces « observations » datent de mai 1893 : c'est-à-dire quand la nouvelle symphonie était terminée, à quelques jours près, et non d'avant sa composition. De plus, les articles de mai 1893 ne parlent jamais de musique amérindienne. L'auteur de cet article revisite sciemment l'histoire (voir la note 7 ci-dessous).
(2) Le mensonge - ou l'erreur - se poursuit. Il n'y avait pas de « projet initial » en mai 1893, mais le constat d'une situation et l'expression d'une conviction qui avaient déjà trouvé leur application dans le manuscrit de l'opus 95.
(3) Le télégramme envoyé de Paris à Dvořák existe bien, et a été conservé. Le nom de Mme Thurber n'y apparaît pas : de passage dans la capitale française, elle a demandé à la maison Steinway, rue Pigalle, de l'expédier pour elle. La réponse du compositeur s'est perdue. La rencontre eut lieu à Londres en juin 1891, ainsi que l'a montré le Dr Beveridge. Dvořák s'était alors rendu en Angleterre pour recevoir le certificat honorifique (Honoris Causa) de l'Université de Cambridge. Quand il retourne en Grande-Bretagne pour diriger son Requiem, en octobre de cette même année, Jeannette Thurber était déjà repartie vers l'Amérique.
Nous n'avons aucune trace des tentatives précédentes pour joindre Dvořák (qui n'était pas directeur du Conservatoire de Prague, mais professeur de composition dans cette institution). À la fin des années 1930, Adele Margulies se souviendra d'avoir contacté Anton Door à Vienne pour lui demander conseil, sans que nous sachions si cela se produisit effectivement ainsi.
(4) Le salaire est exact. Soulignons qu'il s'agit d'une somme gigantesque, dépassant les 360 000 euros au cours actuel. La décision de Dvořák ne fut pas immédiate, le compositeur s'interrogeant plusieurs mois durant sur les missions qu'il devait accomplir outre-Atlantique et devant régler maints problèmes domestiques pour pallier son absence.
(5) Belle collection de clichés qui perpétuent l'image d'un homme en réalité bien plus complexe que le donne à penser cette image simpliste.
(6) Cette longue citation ne reprend pas exactement celle du Herald de mai 1893. Voir ici la traduction du texte d'origine.
(7) Absolument faux. La symphonie était déjà achevée pendant l'été 1893. Voir cette page. De plus, le second article du Herald en mai (28 mai 1893, « Antonin Dvorak on Negro Melodies. - The Bohemian Composer Employs Their Themes and Sentiment in a New Symphony. ») ne parle aucunement de musique indienne. Voir ici. Notons qu'en ce 28 mai 1893, Dvořák écrit dans ce même article avoir terminé sa symphonie. Creelman voulait-il falsifier l'histoire pour apparaître comme l'homme qui rendit possible cet « événement historique » ? C'est fort possible et, dans ce cas, peu glorieux.
Alain Chotil-Fani, décembre 2021
Le texte de l'article original m'a été donné par le Dr Beveridge (merci). Les commentaires et la traduction sont de mon fait. Comme dans les autres articles de cette série, les signes diacritiques sont absents (on lit « Dvorak » et non « Dvořák », « Antonin » et non « Antonín ») pour respecter l'orthographe employée dans ces articles de 1893.
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