Pages

17 décembre 2021

La Moravie vue par un poète

 Les poètes parlent d’or, un or qui ne dort pas dans les banques, mais qui orne les couleurs réelles ou imaginées du monde des vivants, des arbres, des plantes, des animaux comme les petites renardes, rusées ou non. Les poètes, dans leur langue imagée et dans celle qui leur vient du cœur, décrivent différemment et mieux que les géographes experts s'exprimant dans une langue dénuée de sentiments. Il en faut pourtant pour camper un pays et ses habitants. Des habitants parmi lesquels des musiciens tels Dvořák (1) et Janáček qui ont su s’adresser au plus grand nombre de leurs concitoyens et par-delà les frontières à toutes celles et à tous ceux qui vibrent d’émotions à l’écoute de leur musique.

Le poète dont il est question a pour nom Jan Skácel. Son écrit fournit quelques clés pour comprendre les difficultés rencontrées pendant des années par Janáček dans son propre pays et bien sûr ailleurs.



La Moravie qui existe et qui n’existe pas 

par le poète Jan Skácel (1922-1989)  


« La Moravie est une terre admirable, ne serait-ce que parce qu’elle existe et qu’elle n’existe pas. Dans un lointain passé elle a été un margraviat librement allié au royaume de Bohême. Aujourd’hui elle est fondue dans la République Fédérale Tchèque et on ne trouve son nom que dans les prévisions météorologiques et dans les chansons populaires.


Celles-ci sont magnifiques en Moravie. Sans elles, sans leur beauté un peu rude, il n’y aurait pas de Leoš Janáček, compositeur mondialement célèbre, qui est né en Moravie et y a passé toute sa vie. On y chante l’amour fidèle et infidèle, les guerres contre les Turcs, l’eau qui coule, les hirondelles, les brigands, les chevaux sellés et non sellés, le garçon qu’on a tué dans la forêt. Les mots de ces chansons  sont d’or, la mélodie d’argent (2).


C’est l’argent des arbres démêlés par le vent d’est, car ce pays est ouvert à l’est depuis qu’y vinrent un jour les hordes des Tatars et les armées turques.


En Moravie, nous parlons tous tchèque, mais en morave. Pour un étranger, ceci doit sembler très bizarre, mais c’est comme ça. La Moravie existe mais pas les Moraves, les Moraves existent mais pas la Moravie. Comment sortir d’une affirmation aussi contradictoire ?


František Palacký, éveilleur national, savant érudit, auteur d’une riche histoire de son peuple, écrite dans un langue sublime, disait : « Je suis tchèque de naissance morave. »


Ceci correspond bien à la réalité et rend bien tout cela. Ainsi la Moravie existe et n’existe pas, elle n’est pas et elle est. Elle est avant tout un charme.


C’est ce que nos pensons tous, nous qui sommes Moraves et Tchèques à la fois. Tchèques par la langue, Moraves par le coeur.


Il y a encore quelque chose que nous avons sans l’avoir, c’est un hymne. L’hymne de la République Tchécoslovaque (3) se compose de deux chants successifs. L’un tchèque, l’autre slovaque. Entre les deux, il y a une petite pause, deux secondes à peu près, trois peut-être, sûrement pas plus. Cet instant de silence, apparemment discret, c’est l’hymne morave.


Nous en sommes fiers et nous songeons avec fierté avec une pointe d’humour que notre hymne est le plus beau du monde. le silence, le silence si précieux aujourd’hui, le silence sublime et modeste à la fois, le silence sans les paroles qui nous élèveraient au-dessus des autres peuples, le silence qui ne ment pas et dans lequel nos pensons en silence à notre Moravie.


Notre bonne terre, qui n’existe pas, et qui existe cependant. »


Ce texte est celui d’un discours prononcé lors de la remise du Prix d’Europe Centrale du Festival littéraire international de Vilenica (Slovénie) en septembre 1989, par Jan Skácel, poète morave, récipiendaire de ce prix (4). Il a été publié par la revue Kultura en automne 1989 et en novembre 1989 dans la revue Opérateurs 4 consacrée à Jan Skácel (1922 - 1989) quelques semaines après sa mort.


Texte mis en ligne par Joseph Colomb en décembre 2021. 


Ce texte a été transmis par Eric Baude (5). Sur tout ce qui touche la musique tchèque (et donc morave), il est toujours aux aguets.


Notes :


1. Dvorák est né en Bohême et non en Moravie. Mais à un peu plus de trente ans, il avait rencontré un jeune Morave, Leoš Janáček, avec qui il entretint une relation musicale et amicale. N’est-ce pas à la Moravie qu’il emprunta des poèmes pour les transformer en duos magnifiques ?


2. Le recueil de Janáček intitulé Moravská lidová poezie v písních (La poésie populaire morave en chansons) V/2 datant de 1892 à 1901 rassemble cinquante-trois chants populaires. 


3. Ce discours a été prononcé en 1989 alors que Tchèques et Slovaques vivaient encore dans la même république.


4. Parmi les gagnants de ce prix, on relève l'autrichien Peter Handke en 1987, le tchèque naturalisé français Milan Kundera en 1992 et l'italien Claude Magris en 2009 plus connus en Europe occidentale que la plupart des autres écrivains et poètes primés.


5. Eric Baude, musicologue, a créé avec Alain Chotil-Fani le site Musicabohemica que vous lisez actuellement. Tous les deux ont écrit, après d’intenses recherches dans les sources tchèques, américaines et françaises pour la plupart, le livre Antonín Dvořák, un musicien par-delà les frontières, Buchet-Chastel,  2007.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire