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18 novembre 2021

Premières auditions de la Symphonie du Nouveau Monde - New York Tribune, 17 décembre 1893

Premières auditions de la Symphonie du Nouveau Monde - New York Tribune, 17 décembre 1893

Voici un nouvel article de notre série reproduisant les réactions et analyses de la presse américaine autour des premières exécutions de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák. Les articles déjà étudiés sont :


En ce 17 décembre 1893, le New York Tribune publie un plaidoyer pour le caractère unique et foncièrement américain de la symphonie. C'est l'une des premières tribunes de la longue bataille qui opposera, pendant plusieurs décennies, les commentateurs « américanistes » et « européistes » de l'opus 95. Cette analyse sera à mettre en regard du dernier article de cette série, qui paraîtra trois jours plus tard et présentera des arguments en faveur de la thèse opposée.

L'étude, non signée, est vraisemblablement de la plume de Henry Edward Krehbiel, comme l'a relevé le Dr Beckerman.

Contexte

L'article est écrit après la création officielle de la Symphonie, qui s'est tenue le 16 décembre 1893.

Ce que dit l'article

La symphonie est américaine en faisant appel à des éléments qui sont représentatifs de la mosaïque de cultures qui font le peuple américain.

Ce que ne dit pas l'article

Aucune allusion à Hiawatha, au chant des Noirs, etc.

Phrases emblématiques

« Que [les éléments de cette symphonie] soient écossais, irlandais, allemands, africains ou indiens, ce qu'il y a en eux touche tout le peuple et, par conséquent, comme le peuple, ils sont américains. »

« C'est une œuvre admirable, digne de toutes celles qui l'ont précédées sous la plume du Dr Dvorak, digne de la forme aristocratique dans laquelle elle est coulée, digne du peuple américain. Si l'influence qu'elle mérite d'avoir se confirme, la dette que nous aurons envers le Dr Dvorak sera incommensurable. »

C. J. Taylor : The Mortar of Assimilation - And the One Element that Wont Mix
C. J. Taylor : The Mortar of Assimilation - And the One Element that Wont Mix, illustration tirée du Puck Magazine (New York), 26 juin 1889 (Le mortier de l'assimilation, et le seul élément qui ne se mélangera pas - Dans cette parabole, l'auteur suggère que les Irlandais resteront en dehors du melting pot américain. Dans le bol de la citoyenneté, en revanche, se retrouvent des ressortissants d'origine diverse, y compris des Noirs). (DR)

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Musique.
La symphonie du Dr Dvorak

Une veille histoire nous paraît parfaitement bienvenue pour rendre compte de l'audition de la dernière symphonie du Dr Dvorak, hier soir à la Philharmonie. Il arriva qu'un sophiste vînt rendre visite à Diogène pour le convaincre avec forces paroles de l'inexistence du mouvement. Le philosophe, installé dans sa baignoire, écoutait sans mot dire. Puis, tandis que son interlocuteur poursuivait son discours intarissable, il se leva et se mit simplement à marcher de long en large. On a gaspillé beaucoup d'encre ces six derniers mois pour nous exhorter à croire que la musique américaine n'était qu'une chimère. Certains, assis dans une baignoire remplie d'autocomplaisance, avancèrent que toute bonne musique est universelle et que le nationalisme n'était qu'un fruit de l'imagination. (1)

D'autres ont insisté sur le fait que le Dr Dvorak, en incitant les jeunes compositeurs américains à s'inspirer des chansons folkloriques nées sur ce sol, s'efforçait de préparer le terrain pour les "symphonies de Nègres". D'autres encore, aussi nombreux que leur esprit était large, récusèrent l'idée d'un nationalisme américain compatible avec la musique classique au travers l'utilisation de ces mélodies. La raison est qu'elles ne provenaient pas du peuple. Mais pendant que ces sages parlaient, le Dr Dvorak écoutait, son génie en éveil, et avant que les commentaires ne se fussent taris, il avait écrit sa nouvelle symphonie. Tous étaient comme le sophiste quand lui marchait comme Diogène.

Les caractéristiques de la symphonie ont déjà été longuement exposées dans ce journal. Le succès populaire de cette musique hier soir a prouvé, mieux d'un long discours, qu'elles sont de la nature qu'on leur attribue. La quiétude solennelle de l'apparat a alors volé en éclats. Des applaudissements effrénés ont salué chaque mouvement, et le compositeur a dû se résoudre à saluer deux fois, après le Larghetto [Largo] et le Finale, depuis la loge du deuxième étage où il était installé pour écouter sa propre musique. Ce fut un événement des plus significatifs pour l'avenir de la musique américaine. L'exemple a été donné. Sera-t-il suivi ?

Il ne faut pas s'imaginer que le triomphe de la symphonie américaine fera taire les ergoteurs. Il leur sera facile d'affirmer que c'est une belle symphonie, mais que son caractère n'est pas distinctement américain. Certains l'appelleront symphonie celtique : et ils n'auront pas besoin d'efforts pour argumenter, car certaines de ses composantes sont en effet celtiques. Certains diront que sa construction est de nature allemande, chose certes commode à plaider : les Allemands ont porté à sa perfection la forme symphonique et le Dr Dvorak, tout en demeurant intensément nationaliste, est resté conservateur sur cet aspect des choses, si bien qu'il n'a pas jugé nécessaire de briser les repères en écrivant cette œuvre. En fait, il s'est montré plus orthodoxe qu'à l'ordinaire, peut-être dans le but même de rendre plus efficace la leçon qu'il a voulu donner aux compositeurs autochtones.

Il suffira d'admettre une seule chose, qui vaut à l'auteur une reconnaissance sans contredit : il existe chez nous en Amérique des éléments musicaux qui se prêtent à un traitement magnifique dans les formes supérieures de l'art.

Le reste est une question de volonté et de génie. Seul un génie de la stature du Dr Dvorak pouvait écrire une symphonie comme celle-ci en mi mineur. Seul un musicien capable de transmuter la matière première, si longtemps ignorée en raison de son origine modeste, en or symphonique pouvait offrir un achèvement aussi beau et aussi convaincant que celui donné par le Dr Dvorak.

Si les mélodies qu'il a composées, puis façonnées pour sa symphonie, contiennent des éléments provenant également de la musique d'autres peuples, rappelons que le peuple américain comporte des races auxquelles ces éléments sont familiers. Qu'ils soient écossais, irlandais, allemands, africains ou indiens, ce qu'il y a en eux touche tout le peuple et, par conséquent, comme le peuple, ils sont américains.

Les habitants de ce pays proviennent de différents peuples, c'est pourquoi il est impossible d'affirmer, au sens strict, que l'Américain possède des mélodies qui soient typiques de l'ensemble de la nation. Notre vaste population a été engagée dans la conquête d'un continent par des moyens qui excluent l'expression originelle indispensable à la genèse d'un chant populaire. Nous avons donc été obligés de dépendre d'un élément de la population qui possédait la capacité créatrice. (2) Dans les mélodies de cet élément de notre population, il y a des traits que le musicien reconnaît comme caractéristiques, mais la chanson dans laquelle ces traits sont utilisés est un produit de l'environnement américain ; qu'elle soit issue de ce sol est prouvé par le fait qu'elle est conforme au goût américain, qu'elle touche le cœur des Américains.

La symphonie a touché hier soir le cœur des Américains, en dépit des conventions qui régissent la tenue d'un concert philharmonique. C'est une œuvre admirable, digne de toutes celles qui l'ont précédées sous la plume du Dr Dvorak, digne de la forme aristocratique dans laquelle elle est coulée, digne du peuple américain. Si l'influence qu'elle mérite d'avoir se confirme, la dette que nous aurons envers le Dr Dvorak sera incommensurable.

Outre la symphonie, le concert a présenté trois morceaux de la musique du "Songe d'une nuit d'été" de Mendelssohn et le concerto pour violon de Brahms. Cette dernière œuvre, jouée avec grande musicalité par le jeune et brillant Henri Marteau, a intensément impressionné le public.

Notes

(1) On se rapportera à la polémique sur "La valeur réelle des mélodies noires".

(2) L'auteur de l'article ne précise pas de quel « élément de la population » il s'agit. Nous savons aujourd'hui que Dvořák s'était pris d'admiration pour les chants du Sud - chantés par les Noirs - et leurs adaptations populaires réalisées par des auteurs comme le chansonnier Stephen Foster.

Alain Chotil-Fani, novembre 2021
Le texte de l'article original m'a été donné par le Dr Beveridge (merci). Les commentaires et la traduction sont de mon fait. Comme dans les autres articles de cette série, les signes diacritiques sont absents (on lit « Dvorak » et non « Dvořák ») pour respecter l'orthographe employée dans ces articles de 1893.


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