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11 octobre 2021

Rosa Newmark et Janáček (2)

                                                        

Les voyages de Janáček 

et la reconnaissance internationale

4. Rosa Newmark, premières rencontres avec Janáček


1. Ignorance internationale de Janáček

2. Qui est Rosa Newmarch ?

3. Rosa Newmark, premiers contacts avec la musique de Janáček

4. Rosa Newmark, premières rencontres avec Janáček 1922 (le présent article)

5. Nouveaux contacts Rosa Newmarch Janáček (1923-1925)

6. Préparatifs du séjour londonien de Janáček

7. Le séjour londonien de Janáček, mai  1926

8. Retombées du séjour londonien (à venir)

9. Réflexions de Janáček sur deux concerts en 1926


On informa Janáček de l’existence d’articles sur son opéra Jenůfa par une musicographe britannique. Puisqu’elle était venue en Tchécoslovaquie en 1919, pourquoi ne reviendrait-elle pas dans ce pays pour assister à la création de Kát'a Kabanová en 1922 à Brno, pensa-t-il ? Il contacta une de ses connaissances, le professeur Chudoba qui, en cette année 1922, enseignait à l’Ecole de la langue slave, une branche de l’Université de Londres pour l’informer de la date de la création à Brno de deux opéras, le sien Kát'a Kabanová et Beatrice, celui de Frantisek Neumann, le chef d’orchestre de l’Opéra de Brno. Chudova communiqua à Rosa Newmark cette « invitation ».  A la suite de cette missive, Janáček lui-même s’adressa pour la première fois à Rosa Newmarch en lui lançant « officiellement » une invitation à venir à Brno le 20 avril 1922 pour assister à la première de Kát'a Kabanová. Immédiatement après la réception de son courrier, elle répondit au compositeur « Cela me donnera une grande joie de revenir à Brno dont j’ai de très heureux souvenirs en 1919. » Après lui avoir dévoilé le sujet de deux conférences qu’elle s’apprêtait à donner à l’université de Londres en juin (l’opéra tchèque et la jeune école musicale morave), elle lui fit part de son vif plaisir de faire sa connaissance et lui déclara son admiration de Její pastorkyňa (Jenůfa) qu’elle considérait comme « un des plus remarquables de toute la musique dramatique moderne.  (1)»


Dans son journal, après avoir assisté à la création de Kát'a Kabanová, Rosa Newmarch, tombé sous le charme du compositeur, nota « Souper avec Janáček - un homme merveilleux. » On peut penser que l’écrivaine britannique et le musicien morave parlèrent beaucoup de musique et que le compositeur s’attarda avec son invitée à propos de la création de son dernier opéra. Pendant les quelques journées que dura son séjour à Brno, elle rencontra plusieurs fois le compositeur de Jenůfa. De musique, il fut encore question et sans doute de plus de détails sur les circonstances de l’écriture de son dernier opéra et encore plus à propos de son langage musical. Quittant Brno, Rosa Newmarch visita Bratislava et entra en contact avec de jeunes compositeurs slovaques. Sur son chemin de Prague, elle s’arrêta une nouvelle fois pour une journée à Brno. Avait-elle encore des questions à poser à Janáček ? Sans doute. Il faut croire qu’elle sut trouver des appuis sérieux parmi les intellectuels, les artistes et les politiques pour qu’elle obtienne une entrevue avec le Président de la Tchécoslovaquie, Tomáš Garrigue Masaryk. Décidément, plus qu’une simple musicographe et femme de lettres, elle sut établir des contacts sérieux et efficaces avec les personnalités tchèques dont on verra, un peu plus tard, les retombées qui servirent la cause de Janáček.


Après ce passage à Brno, la musicographe britannique évoqua, dans la presse londonienne, la vie musicale de la ville, avec ses écoles de musique, des sociétés chorales de grande réputation, et une maison d’opéra excellente. Elle souligna « Mais la figure centrale de toute cette activité était Janáček, l’un des génies créatifs les plus puissants et originaux, non seulement de Tchécoslovaquie, mais de toute l’Europe en ce moment. » En ce qui concerne Kát'a Kabanová, elle sentit dans cet opéra « qu’il atteignait un niveau encore plus élevé de profondeur psychologique et de concentration dramatique. »


Ces belles phrases seraient-elles les seules contributions de la musicographe britannique envers Janáček ? Non, un projet commençait à poindre dans son esprit. Dans un courrier du 25 juillet 1922, elle le confia au compositeur. Tout d’abord, elle l’entretint du sujet des deux conférences qu’elle donna au King’s College. L’une sur des œuvres de Kovařovic et Foerster, la seconde entièrement consacrée à Janáček. Puis elle dévoila ce projet qui lui tenait à cœur. Après avoir discuté avec le jeune ténor Mischa-Leon (nom de scène du Danois Harry Haurowitz), ils décidèrent de présenter au public londonien Zápisník zmizelého (Journal d’un disparu) chanté en langue tchèque. Bien qu’il parlait plusieurs langues, le ténor souhaitait appréhender la langue tchèque qu’il ne connaissait pas. Quel milieu était-il plus favorable pour cette approche de la langue tchèque qu’un séjour de plusieurs jours en Tchécoslovaquie, à Prague et à Brno ? Il serait disponible en septembre. L’habile et décidée anglaise interrogea le compositeur par courrier : lui serait-il possible de consacrer quelques heures à ce ténor pour étudier son œuvre avec lui ? 


Depuis sa création à Brno le 18 avril 1921 par le ténor Karel Zavřel - un ancien élève de l’Ecole d’Orgue de Janáček - accompagné par le fidèle Břetislav Bakala, ce Journal d’un disparu n’avait été repris qu’une fois à Prague par les mêmes interprètes le 18 octobre de la même année. Pendant le séjour de Mischa-Leon à Brno, Karel Zavřel chanta le Journal pour la première fois à Berlin. Désormais, des exécutions du Journal allaient toucher les mélomanes de deux autres pays.


Lorsque le compositeur répondit à sa téméraire correspondante par une missive en date du 24 septembre, il rendit hommage au ténor danois. « Il a maintenant une image adéquate et correcte de l’interprétation, le contenu émotionnel, les tempi, motifs verbaux - de sorte que l’exécution de l’œuvre soit efficace - surtout dans la langue tchèque. » Il avait donc surmonté les difficultés de la langue tchèque et s’était fondu dans le chant de cette inattendue et étonnante rencontre entre un jeune paysan, encore un peu naïf, et une gitane aux cheveux noirs, symbole de vie libre qu’illustrait si efficacement la musique de Janáček.


Un mois plus tard, le 27 octobre 1922, au Wigmore Hall londonien, Mischa-Léon, accompagné par la voix d’alto de Cecilia Brenner et le piano d’Harold Craxton, révélait le Journal d’un disparu aux auditeurs britanniques après que Rosa Newmark, au cours d’une conférence, ait présenté l’œuvre et le compositeur. Les auditeurs avaient bien de la chance d’écouter ses paroles. Il ne s’agissait aucunement d’une présentation convenue se résumant à quelques dates, à des titres des œuvres jugées principales, mais bien des propos éclairants d’une personne compétente, fouillant les faits saillants d’une personnalité, l’évolution étonnante d’un musicien avançant pas à pas jusqu’à trouver plutôt tardivement son propre langage.


Dès le lendemain de la première britannique du Journal d’un disparu, Mme Newmarch écrivit au compositeur, débutant son courrier par un respectueux « cher maître Janáček » inhabituel. Elle relata les sentiments qu’elle avait ressenti à l’issue de son recueil de chants. « Le public fut très profondément impressionné. J’ai vu beaucoup de personnes émues aux larmes par la magnifique interprétation de M. Mischa-Léon. Il sentait les chants si intensément que lorsqu’il chantait, il semblait transformé en un jeune paysan slovaque (2). Il avait l’air d’avoir 18 ans et déchiré par les remords. » Si des interprètes, au premier rang desquels Sir Henry Wood se retrouvèrent après le concert pour manifester qu’ils avaient assisté à une « merveilleuse expérience », du côté de la presse, il n’en fut pas de même de la part « d’un groupe de chauvins bornés et stupides ». Mme Newmark précisait que ce groupe se rencontrait dans un club et « décide à l’avance de ce qui doit être loué ou pas écrit du tout ». Elle expliquait au compositeur que les opinions du Times et du Daily Telegraph ne méritaient pas la peine de lui être envoyées tant elles suivaient celles du groupe de chauvins qu’elle citait précédemment, mais « il y a peut-être de meilleures choses dans les journaux hebdomadaires » qui paraîtront un peu plus tard. Afin d’atténuer le désagrément causé par les positions plus qu’ambigües de la presse britannique, elle l’encouragea en lui rappelant que « ceci est seulement le début de la bataille » et surtout en lui déclarant «  Vous êtes présentement un des grands musiciens créatifs en Europe. », déclaration qu’elle s’engageait à continuer « à dire ad lib (3)».


Le quotidien The Morning Post du 28 octobre relata à la fois la lecture de Rosa Newmarch et l’exécution du Journal d’un disparu. « Janáček était inconnu (4) dans ce pays jusqu’à hier quand Rosa Newmarch  a consacré l’ensemble de sa 2ème conférence sur la musique tchécoslovaque à ce compositeur tandis que Mischa-Leon l’a couronné par l’exécution de son Journal d’un disparu, série de vingt-deux chants. » Bien que le ténor ait interprété ces chants dans la langue tchèque, Rosa Newmarch en livra une traduction en anglais pour faciliter leur compréhension par ses compatriotes en leur révélant « quelque chose de la saveur bucolique » qui s’exprimait dans leur langage original. Elle insista sur le fait que le compositeur avait consacré une bonne partie de sa vie à étudier la psychologie paysanne, scrutant son parler dans ses moindres subtilités et détails, évoquant les nombreuses collectes de chants et danses populaires qui lui apportèrent une connaissance intime de cette musique morave. Les tournures de cette dernière et la musique du langage de la population morave influencèrent son propre style musical. Le journaliste releva « Mme Newmark sans laquelle nous n’aurions pas pu pénétrer aussi bien dans l’esprit de la musique [tchèque], nous a offert un abrégé  sympathique de la carrière du compositeur et a insisté sur le fait que, bien qu’il soit né 1854, il n’était pas devenu un vieil homme à l’état de fossile, mais le plus énergique jeune homme qu’elle ait jamais rencontré. » L’article se terminait par ce constat : « Le résultat [de toutes ces recherches] fut un langage original, capable d’exprimer les émotions les plus variées et une orchestration avec une couleur et une saveur propres, ne devant rien aux autres, son objet principal étant d’accentuer et d’illustrer la situation psychologique sans qu’un trait épais musical superflu n’éloigne l’auditeur (5)» de la vérité du chant. 


L’active et motivée Rosa Newmarch ne laissa pas très longtemps sa plume en repos. Deux mois plus tard, en décembre 1922, dans Slavonic Review, sous le titre « Janáček et la musique dramatique morave », elle rédigea un assez copieux texte dans lequel elle rappelait les patientes collectes de musique populaire par le compositeur ainsi que les études qu’il avait entrepris sur ces joyaux musicaux aboutissant à « une connexion entre chant et parler » qu’il utilisa dans ses drames opératiques.  Elle précisa « Cette préoccupation assidue de longue date à l’égard de ces théories du chant et de la parole aurait pu dégénérer en un simple passe-temps et étouffer l’ardeur créatrice de musiciens  moins doués et passionnés que Janáček. » Par contre, elle arrangea avec des mots précautionneux les divergences (6) entre Kovařovic (7) et Janáček à propos de la création pragoise de Jenůfa.  « Même Kovarovic, chef d’orchestre au Théâtre National, se sentait un peu comme un homme impuissant avec une bombe dans les mains, lorsqu’on lui présenta le manuscrit de Jenůfa. Il lui a donné sa coopération volontaire à la fin et a pleinement reconnu son originalité et sa puissance émotionnelle. » Un peu naïve, la mélomane londonienne ! Après tout, elle n’agissait pas en historienne.


Pourtant, une écoute attentive des œuvres de Janáček et de non moins consciencieuses discussions avec le compositeur lui avaient permis d’analyser finement les conceptions musicales et surtout ses réalisations, ce que ses compatriotes britanniques auraient pu mettre à profit pour accueillir les rares auditions de la musique du compositeur morave au Royaume Uni. Auditions dans lesquelles elle prit une part déterminante.


Cette année 1922 aurait pu s’avérer productive en reconnaissance pour Janáček. En deux mois, son Journal d’un disparu eut les honneurs d’une exécution à Berlin, à Londres et à Paris. Dans la capitale française les mêmes interprètes qui avaient créé ce cycle de chants à Londres l’interprétèrent dans la salle de l’Ancien Conservatoire. Cependant, ni en Allemagne, ni au Royaume Uni, ni en France, cette œuvre ne suscita de l’enthousiasme. Trop atypique pour être comprise après une unique audition. En France, la seconde audition n’intervint que quatorze ans après, sans modifier la perception de cette œuvre vocale ni, plus largement, celle de la musique de Janáček. Le milieu musical continuait à rester plutôt insensible à son langage si particulier.


Malgré cette réception pour le moins mitigée du public londonien (8), Rosa Newmarch continua ses efforts envers Janáček. Allaient-ils déboucher sur une reconnaissance de son langage, empreint de modernité, mais bien différent de celui d’autres compositeurs plus jeunes que lui (Debussy, Stravinsky, Ravel, Bartók, Schœnberg, en particulier) dont la musique, pour les trois premiers cités, avait assez vite été acceptée par un grand nombre de mélomanes ?


Joseph Colomb - septembre 2021


Source :


Zdenka E. Fischmann, Janáček - Newmarch correspondence, 1986.


Notes :

 

1. Lettre de Rosa Newmarch à Janáček du 13 avril 1922.


2.  Il est assez difficile pour un auditeur ne connaissant pas l’histoire et la culture des pays tchèques et de la Slovaquie de distinguer ce qui différencie la Slovaquie de la région « slovaque » (Slovácko), partie prenante de la Moravie.


3. Lettre de Rosa Newmarch à Janáček du 28 octobre 1922.


4.  Trois ans auparavant, lors d’une tournée en Europe occidental de quelques interprètes tchèques pour présenter la culture d’un nouvel état, la Tchécoslovaquie, la Chorale des instituteurs moraves avait chanté à Londres Maryčka Magdónova de Janáček. Noyé au milieu de chœurs d’autres compositeurs tchèques, cette œuvre n’avait pas marqué les esprits.


5. The Morning Post, après l’audition à Londres du Journal d’un disparu.


6. Voir l’article « il y a cent ans, Jenůfa conquérait Prague » http://musicabohemica.blogspot.fr/2016/05/il-y-cent-ans-jenufa-conquerait-prague.html


7.  Rosa Newmarch avait apprécié des opéras de Karel Kovařovic lors de sa première venue à Prague en 1919. Le temps n’était pas encore venu de rectifier en partie son opinion envers le compositeur même si elle plaçait Janáček bien au-dessus de celui qui régna sur le Théâtre National de Prague pendant une vingtaine d’années.


8. Voir le début de l’article de John Tyrrell à cette adresse https://musicabohemica.blogspot.com/2021/07/janacek-au-royaume-uni.html

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