Les voyages de Janáček et la reconnaissance internationale
3. Rosa Newmark, premiers contacts avec la musique de Janáček
1. Ignorance internationale de Janáček
3. Rosa Newmark, premiers contacts avec la musique de Janáček (le présent article)
4. Rosa Newmark, premières rencontres avec Janáček
5. Nouveaux contacts Rosa Newmarch Janáček (1923-1925)
6. Préparatifs du séjour londonien de Janáček
7. Le séjour londonien de Janáček, mai 1926
8. Retombées du séjour londonien (à venir)
9. Réflexions de Janáček sur deux concerts en 1926
Après avoir mené des recherches exigeantes et précises sur la musique russe, Rosa Newmarch continua à forer la richesse slave en se tournant vers une autre nation. Novembre 1918, suite à une très longue exclusion de la scène internationale, engluée qu’elle était dans l’empire autrichien depuis plusieurs siècles, la culture des pays tchèques se révéla à travers la Tchécoslovaquie. A ce moment, la musicographe britannique commença son exploration de cette culture musicale. Quel meilleur poste d’observation pour cette tâche que de venir dans le pays ? A qui s’adresser dans un premier temps ? Elle choisit le directeur de l’opéra de la capitale du pays, Karel Kovařovic. Chef de l’orchestre de l’Opéra depuis une vingtaine d’années et compositeur dont plusieurs œuvres lyriques jouissaient d’un succès public qui se renouvelait à chaque reprise, il apparaissait détenir la clé pour entrer dans la culture musicale tchèque. Rosa Newmarch se rendit à Prague en juin 1919 invitée par Kovařovic et, pendant son séjour à Prague, ne rata pas les représentations d’opéras.
« La vraie vie spirituelle de la ville [est] centrée sur sa musique » s’exclama-t-elle et elle ressentit pourquoi « le bel opéra national avait été le sanctuaire de la population anxieuse et souffrante de Prague ». Avec envie, elle visionna et écouta attentivement au cours de sa semaine pragoise trois opéras de Smetana, La fiancée vendue, Libuse, Les Deux Veuves, deux pièces lyriques de Kovařovic, Les Têtes de chien et A la vieille blanchisserie et de Janáček, Její Pastorkyňa (Jenůfa), à l’affiche lors de son passage dans la capitale du pays. Elle sortit de la représentation de Jenůfa fascinée et très émue par ce qu’elle avait entendu.
En juillet, Kovařovic et son épouse la conduisirent en Moravie visitant Brno, Velehrad (1) et Olomouc. Cependant, elle ne rencontra ni Janáček ni aucun musicien morave durant ce voyage en pays morave. Sans doute, le chef de l’Opéra de Prague n’était-il pas le mieux placé pour embrasser l’ensemble des œuvres musicales des compositeurs moraves. Certes, Kovařovic et Janáček s’étaient réconciliés après une ignorance, voire un dédain de la part du directeur de l’Opéra de Prague envers le compositeur morave qui dura une vingtaine d’années. En fait, leur orientation artistique respective les opposait diamétralement.
De retour en Grande Bretagne, Rosa Newmarch publia dans la revue New Europe un article à propos de Jenůfa. « La musique [de ce puissant drame musical paysan] est essentiellement moderne. Janacek emploie un style de récitatif mélodique basé sur les inflexions réelles et l’accent de la langue vernaculaire slovaque (2). » Elle détailla ce qui l’avait touché particulièrement, l’harmonie, le rythme, l’orchestration, les effets des instruments utilisés par les musiciens populaires, la forte expression… Elle terminait par un vœu : « Quels que soient les doutes que je peux ressentir quant à l’accueil qui pourrait atteindre les opéras tchèques plus anciens, je suis sûre que ces deux belles œuvres (Les Têtes de chien et Jenůfa) créeraient une forte impression partout où elles seraient données à condition qu’au début elles soient interprétées par des chanteurs autochtones. » Enfin, elle établissait un parallèle entre ses études antérieures et ses nouvelles : « L’attention avec laquelle j’ai plaidé pour les drames de Moussorgski dès février 1902, je la reporte maintenant sur les opéras de Kovařovic et Janáček. (3)»
En fait, la situation en Russie avait changé depuis la fin de la guerre et la révolution menée par les bolcheviques augurait mal pour elle de continuer à mener à Moscou et à Saint-Petersbourg ses recherches en toute indépendance. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles elle se tourna vers la Tchécoslovaquie.
De plus, un examen de Jenůfa « un drame musical slovaque » sous la plume de la musicographe parut en décembre 1919 dans The Musical Times. Bien connue à Londres pour son énergie, elle profitait de la considération qu'elle avait acquise auprès des milieux musicaux pour proposer à différents journaux de la capitale britannique des articles centrés sur la musique. Bien que la musique de Janáček n’était entrée que très récemment au Royaume Uni grâce à la Chorale des instituteurs moraves, le compositeur morave restait un inconnu en Grande Bretagne comme dans la plupart des autres pays européens au tout début des années 1920. Le premier article de cette série en témoigne. Dès sa naissance, la jeune république tchécoslovaque s’efforça de tisser des liens avec les démocraties européennes. Quoi de mieux que les musiciens pour démontrer aux vieux états la vitalité de la culture tchèque ? Aussi la nouvelle nation envoya-t-elle des ambassadeurs particuliers - des interprètes musicaux - à Londres et à Paris au printemps 1919. Aussi bien au bord de la Tamise qu’au bord de la Seine, les choristes moraves chantèrent Maryčka Magdónova, nouveauté pour les Anglais.
Par la suite, Mme Newmarch ne reparla pas beaucoup de Kovařovic (3), disparu il est vrai à la fin de l’année 1920. Au moment (1920) où elle rédigeait cet article, par simple décence, elle ne pouvait pas le passer sous silence puisqu’il l’avait guidée dans ses explorations musicales, même s’il ne lui avait pas révélé des compositeurs comme Suk, Novák et Foerster (4), par exemple. Rosa Newmarch s’aperçut un peu plus tard de la différence d’intensité musicale et de la divergence de trajectoire conduite par chacun de ces deux compositeurs, Kovařovic et Janáček, le premier continuant plus ou moins une tradition romantique, le second engagé dans l’élaboration d’un langage bien plus audacieux et plus original. C’est désormais sur les traces de la musique de Janáček que s’engagea Rosa Newmarch.
Joseph Colomb - août 2021
Source :
Zdenka E. Fischmann, Janáček - Newmarch correspondence, 1986.
Notes :
1. Velehrad fut la capitale de la Grande Moravie au Xe siècle lorsque Metode et Cyril évangélisèrent la région. Le village de Velerhad est situé près de Uherské Hradiště.
2. Rosa Newmarch confond la Slovaquie avec la région morave Slovácko dans laquelle les musiciens populaires continuaient à cultiver une musique populaire bien vivace.
3. Elle reparla de Kovařovic en 1922, pour ne pas ignorer les autres tendances de la musique tchécoslovaque, mais après avoir entendu Kát'a Kabanová, elle comprit de façon encore plus claire que Janáček, malgré son âge, faisait entrer la musique tchèque dans la modernité.
4. Pourtant, dans une lettre ultérieure à Janáček (en juillet 1922), elle lui avouait « Il m’est impossible de m’enthousiasmer pour les élégances de Foerster. »
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