Premières auditions de la Symphonie du Nouveau Monde - New York Herald, 17 décembre 1893
Que disait la presse américaine au moment même où la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák a été jouée pour la première fois ? Cette musique était-elle alors perçue comme nationale, et en quoi ? Nostalgique ? Inspirée par les chants de Noirs, par ceux des Indiens ?
On trouvera ci-dessus l'article présenté par le New York Herald du 17 décembre 1893. Son auteur est probablement Albert Steinberg.
Les autres articles de cette série sont les suivants :
The New York Herald, 17 décembre 1893 (Albert Steinberg ?) - la présente page
Contexte
L'article est écrit après la création officielle de la Symphonie, qui s'est tenue le 16 décembre 1893.
Ce que dit l'article
- La symphonie a été inspirée par la musique des Noirs et par la musique des Indiens, « pratiquement identiques » (le journaliste ne dit pas ce qu'il pense, il rappelle ce que Dvořák aurait déclaré)
- « Swing barbare »
- Gamme pentatonique
Ce que ne dit pas l'article
- Pas d'expression de la nostalgie
- Absolument rien sur le Chant de Hiawatha
- Pas de scotch snap.
Phrases emblématiques
« Le dernier mouvement est caractérisé à certains endroits par un swing barbare qui laisse fortement présager la joie sauvage d'une race sauvage. »
« Même après qu'il eut quitté sa loge pour emprunter le couloir, les applaudissements continuèrent, si bien qu'il revint saluer depuis sa loge. Quelle ovation ce fut alors ! Les musiciens, dirigés par M. Seidl, joignirent leurs applaudissements à ceux de l'assistance. »
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DVORAK ENTEND SA SYMPHONIE.
Le Directeur du Conservatoire national de musique assiste à la seconde exécution.
JOUÉE DEVANT UN VASTE PUBLIC.
L'audience et l'orchestre réservent un accueil enthousiaste au célèbre compositeur tchèque.
PARTITION ET INTERPRÉTATION.
Antonin Dvorak, le visage rayonnant de joie, a écouté hier soir le deuxième concert de la Société philharmonique au Carnegie Music Hall. (1)
Le célèbre compositeur tchèque, en homme difficile à contenter, ne pouvait qu'agréer l'hommage de l'enthousiasme que souleva sa nouvelle cinquième symphonie en mi mineur, "From the New World", dans le public.
Il reçut une véritable ovation après le deuxième mouvement, larghetto. (2) Les applaudissements se sont transformés en un véritable tumulte. Tous les visages se tournèrent vers l'endroit que regardait Anton Seidl. Chacun fit de son mieux pour découvrir ce qu'il mettait tant d'énergie à contempler. Qui que ce fût, la personne en question semblait vouloir modestement demeurer au fond de son box du deuxième étage.
Enfin, un individu aux épaules larges, de taille moyenne et aussi droit qu'un pin des forêts sauvages que sa musique évoque avec tant d'éloquence, est apparu aux yeux des observateurs. Un murmure balaya la salle. Le mot "Dvorak ! Dvorak !" passa de bouche en bouche.
Le temps qu'il s'incline, nous voyons quel genre d'homme est ce musicien, ce poète du ton, qui peut toucher le cœur d'un large public et donner le jour aux plus belles pensées qu'une imagination sensible peut concevoir.
Il est sombre. Cheveux noirs, rares sur le dessus. Une barbe courte et sombre, qui tourne au gris. Des yeux sombres, grands ouverts, avec un regard joyeux et régulier - un regard qui de temps en temps se fixe sur le lointain avec un ombre de pathos. Le visage est franc, aimable, exprimant une la plus droite des natures.
L'HOMME DU MOMENT.
Voilà l'homme que le public applaudit avec tant de ferveur. C'est son intelligence, son imagination qui ont tiré de l'inconnu l'œuvre que nous venons d'écouter. C'est cette nature sensible que le paysage du Nouveau Monde a si profondément imprimé. Et cet homme, si calme, si digne, si grave, est le premier musicien qui a transformé en une chose merveilleusement belle les propos musicaux naïfs de l'homme rouge et du nègre sans instruction. (3)
Les mains tremblantes d'émotion, le Dr Dvorak salue Anton Seidl, l'orchestre, le public, puis disparaît dans son box, laissant le programme continuer.
Une deuxième audition ne fait qu'approfondir l'impression créée par la première audition du vendredi après-midi.
L'œuvre est excellente. Elle est unique à certains égards. Rarement une œuvre aux proportions aussi grandioses a offert un flux mélodique aussi constant.
Il faut aussi tenir compte de son caractère. Comme l'a dit le Dr Dvorak, la symphonie a été inspirée par une étude approfondie des mélodies indigènes des Indiens d'Amérique du Nord et de la race noire de ce pays. (4)
Cette étude a permis de découvrir que, pour tous les aspects importants, la musique nationale des deux races est identique. La gamme est caractérisée par l'absence des quatrième et septième tons. La gamme mineure a également ses propres particularités. Au lieu d'omettre le septième, c'est le sixième ton qui fait défaut dans la gamme mineure. Le quatrième ton est également absent dans certaines formes de mélodies. Et le septième est invariablement mineur. En d'autres termes, le septième ton est séparé du huitième par l'intervalle d'un ton entier, au lieu de l'intervalle d'un demi-ton, comme c'est le cas dans les pratiques européennes.
Suivant les principes que Brahms, Liszt, Schubert et même Haydn ont suivis dans certaines de leurs compositions, le Dr Dvorak a fait sien l'esprit de cette musique sauvage. Il s'est imprégné de ses particularités, de ses rythmes, de ses harmonies suggérées.
Il a ensuite écrit cette symphonie selon les principes déjà adoptés dans ses rhapsodies slaves. Il a créé des thèmes originaux qui reprenaient les caractéristiques qu'il avait découvertes dans la musique autochtone. Ces thèmes, qu'il a utilisés comme sujets, sont la colonne vertébrale de sa composition, qu'il a développée, harmonisée et accompagnée de toutes les manières que la science musicale et les théories modernes de l'harmonie pouvaient suggérer.
UNE GRANDE ŒUVRE D'ART.
Le résultat est une grande œuvre d'art. De la première à la dernière note, il n'y a aucun passage fastidieux. Des effets d'un caractère tout à fait nouveau sont continuellement dévoilés à l'auditeur. Des rythmes piquants et des combinaisons de rythmes frappent l'oreille dans chaque partie de l'œuvre. L'harmonie est simple et pourtant elle regorge de combinaisons fraîches qui en maintes occasions retiennent l'attention.
Et l'instrumentation ! Elle est tout simplement magnifique. Une telle utilisation des cuivres, de si délicates combinaisons de bois, des nuances et des degrés de ton toujours différents dans les violons ! Un effet des plus heureux est la répétition du solo de cor anglais dans le larghetto par un seul violon. La mélodie est brisée de manière réfléchie et hésitante. Elle reprend, reste inachevée puis, chantée par tous les violons, elle ferme le mouvement dans un ton sujet pathétique, laissant un sentiment de tristesse indescriptible.
Son orchestration fait la part belle au hautbois. La flûte chante elle aussi certains des plus beaux passages. Quel moment exquis, dans le scherzo, quand les bois chantent une simple mélodie qu'accompagnent les trilles des cordes !
Ce sens du rythme est développé au maximum. Les sujets eux-mêmes sont exprimés sous des formes rythmiques inédites. Le dernier mouvement est caractérisé à certains endroits par un swing barbare qui laisse fortement présager la joie primitive d'une race sauvage.
La manière dont les thèmes sont utilisés et développés est également étonnamment originale. Ils sont métamorphosés par tous les moyens imaginables. Le premier sujet traverse toute l'œuvre. Il est entendu d'une manière rappelant la fin de l'adagio. Les violoncelles le suggèrent dans le scherzo. Dans le dernier mouvement, il est entonné par les cuivres rageurs.
Les sujets sont entendus augmentés, diminués, contractés, changés de toutes les façons.
Bref, c'est une belle œuvre et la plus grande contribution à la littérature de la musique symphonique que nous ayons vue depuis quelque temps.
L'interprétation sous la direction d'Anton Seidl était des plus poétiques. À sa fin, le compositeur a été vivement sollicité. Il s'est incliné à plusieurs reprises et les applaudissements ont crépité.
Même après qu'il eut quitté sa loge pour emprunter le couloir, les applaudissements continuèrent, si bien qu'il revint saluer depuis sa loge. Quelle ovation ce fut alors ! Les musiciens, dirigés par M. Seidl, joignirent leurs applaudissements à ceux de l'assistance.
Le Dr Dvorak occupait une loge avec Mme Jeannette M. Thurber, la fondatrice du National Conservatory of America, dont il est le directeur, et Miss Adele Margalies, la pianiste. Dans la même loge se trouvaient Mme Dvorak, sa fille Otilla, M. Maurice Arnold Strothotte et M. Harry Worthington Loomis, deux de ses élèves compositeurs. (5)
L'orchestre a joué la musique du "Songe d'une nuit d'été", et Henri Marteau a joué le concerto pour violon de Brahms avec une cadence originale de lui-même.
DANS LE PUBLIC NOMBREUX.
Dans l'assistance on nota la présence de : Dr. Willard Parker, William Rockefeller, Mrs. Joseph W. Drexel, Mr. Elkan Naumburg, Dr. Ogden Doremus, Mr. and Mrs. E. Francis Hyde, Mrs. H. McKay Twombly, Mr. Frederic P. Olcott, Mr. George S. Bowdoin, Mr. Richard Hoffman, Mr. Fernand von Inten, Mr. Frank Thompson, Mrs. Clark, Mrs. Ludington, C. B. Foote, Mrs. Herring, Mrs. W. E. Roosevelt, Mr. Vernon H. Brown, Mrs. W. S. Gurnee, Mrs. Henry J. Andrews, Mrs. J. Seligman, Mr. and Mrs. Robert Nathan, Mrs. Frances G. Shaw, Mr. J. Sinclair, Mr. W. C. Schermerhorn, Miss Annie L. Langdon, Miss Elizabeth Demsen, Mrs. Henry W. Poor, Mrs. William D. Sloane, Miss Helen Parish, Mrs. F. H. Van Arsdale, the Misses White, Mr. D. B. Van Emburg, Mrs. J. J. Duncan, Mr. F. C. Havemayer, Mrs. S. F. Lergett, Mr. Spencer Aldrich, Mrs. J. H. Aldrich, Mrs. Jacob Wendell, Mrs. Samuel Thorne, Mr. S. P. Probasco, Mr. C. R. Lowell, Mr. Oscar B. Weber, Mrs. R. Delafield, Mrs. R. H. Townsend, Mrs. W. W. Sherman, Mr. D. H. Derby, Mrs. E. A. Brinckerhoff, Mrs. L. F. Wickham, Miss Mary D. Van Winkle, Mrs. A. H. Joline, Mrs. H. Acker, Mrs. F. L. Leland, Mrs. J. T. Leavitt, Mr. C. T. Bliss, Mrs. W. P. Draper, Mr. Washington Wilson, Mrs. S. S. Mitchell, Mrs. E. S. Anchincloss, Dr. Markoe, Mrs. John Harper and Mrs. W. Sutton.
Notes
(1) Le visage rayonnant de joie, texte original : radiant with happiness. Difficile à croire quand on connaît l'anxiété qui s'emparait du compositeur en de telles circonstances. La suite de l'article témoigne de cette appréhension, quand Dvořák doit se faire violence pour répondre aux acclamations qui lui sont adressées.
(2) Il s'agit en réalité d'un Largo.
(3) La pensée n'est pas nouvelle : le même journal la présentait quelques jours plus tôt.
(4) Même idée que la note précédente. En réalité, aucune certitude n'existe sur l'influence d'une musique amérindienne.
(5) D'autres sources indiquent que le compositeur et Mrs Thurber partageaient des loges voisines. On reconnaît le nom d'Adèle Margulies sous le nom "Margalies".
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