L'impact de la musique de Janáček en Europe
Janáček en Allemagne
1. Introduction
4. Janáček en Allemagne (cet article)
5. Janáček en France (à venir)
Contrairement à la France, l’Allemagne ouvrit très tôt et durablement les portes de ses salles de concerts et en particulier des théâtres d’opéras à la musique de Janáček. Bien aidés par la traduction en allemand de Max Brod, cinq de ses opéras furent créés peu de temps après la première tchèque (entre 1 et 3 ans). Kát'a Kabanová à Cologne le 8 décembre 1922 par Otto Klemperer, La Petite Renarde rusée le 13 février 1927 à Mayence, L’Affaire Makropoulos à Francfort, le 14 février 1929 par Josef Krips et De la Maison des morts le 14 décembre 1930 à Mannheim. Par contre, les Voyages de M. Brouček attendirent Joseph Keilberth et le 19 novembre 1959 pour leur première incursion sur le sol allemand à Munich. Quant à Jenůfa, la création pragoise en 1916 donna le signe de la reconnaissance du génie de Janáček et marqua le début du succès du compositeur dans son propre pays. Deux ans plus tard, Otto Klemperer le monta à Cologne avant qu’Erich Kleiber ne le mène au triomphe à Berlin, le 17 mai 1926. Un autre grand chef, Bruno Walter, s’illustra par la première allemande de Taras Bulba à Leipzig, le 25 octobre 1928. La Sinfonietta bénéficia des soins répétés d’Otto Klemperer le 9 décembre 1926 à Wiesbaden et le 29 septembre 1927 à Berlin tandis que Fritz Busch la conduisit le 16 mars 1928 dans la même ville. Alexandre Zemlinsky dirigea la première de la Messe glagolitique, le 28 février 1929, toujours à Berlin. Une date doit être retenue, un premier festival d’œuvres de Janáček : quatre ouvrages différents joués le même jour, le 8 décembre 1926, dans le même lieu, la Singakademie. Les Berlinois y entendirent la Sonate pour violon, le Quatuor n° 1 Sonate à Kreutzer, Mládí et le Concertino. Quelques mois après sa constitution par Ferdinand Vach, la Chorale des Instituteurs moraves effectua un périple en Allemagne en 1906 où elle retourna en 1927, égrainant des chœurs pour voix masculines. D’autres œuvres pénétrèrent en Allemagne lors de tournées de musiciens tchèques, ainsi le chœur Kaspar Rucky en 1921 par la Chorale des Institutrices de Prague dirigée par Method Dolezil, Le Journal d’un disparu, le 21 septembre 1922, chanté par son créateur Karel Zavřel accompagné par Felix Petyrek, le cycle Dans les brumes dispensé par les doigts de Václav Štěpán à Berlin en 1922 et en 1926 par ceux d’Ilona Štěpánová-Kurzová (épouse de Václav Štěpán). Cette interprète en qui Janáček plaçait toute sa confiance, tint la partie de piano de la Sonate pour violon et du Concertino lors du concert berlinois du 8 décembre 1926. Mentionnons encore le pianiste Vladimir Ambros, qui étudia à Brno à l’Ecole d’Orgue de Janáček. Lors de ses études complémentaires à Francfort, le 20 septembre 1912, il révéla les pièces du cycle Sur un sentier recouvert.
De la disparition de Janáček jusqu’en 1939, Jenůfa connut 21 productions, Kát'a Kabanová 1 seule à Aix-la-Chapelle (après une représentation à Berlin en 1926) et aucune sous le IIIe Reich, La Petite Renarde rusée suite à sa création à Mayence en 1927 resta cloitrée dans sa forêt morave et De la Maison des morts se produisit dans 4 maisons d’opéra en 1930 et 1931. Pendant le IIIe Reich, pour Jenůfa, le nom du traducteur juif, Max Brod, disparut des affiches. Ainsi la nouvelle politique culturelle nazie écrivait l’histoire par la négation de la réalité. Mais Jenůfa continua à jouir du succès qui l’accompagnait depuis une dizaine d’années. Pourtant, cet opéra aurait du subir les foudres des nazis au pouvoir. Comment accepter que l’héroïne, mère du bébé pardonne l’infanticide à sa mère adoptive, ce qui choquait les dirigeants politiques épris de "pureté" ? Cependant, difficile de couper les ailes de la célébrité d’un tel opéra. Il y avait le dogme et le principe de réalité. Ce dernier, dû au retentissement de l’opéra, prit le dessus d’autant plus que les spectateurs applaudissaient les scènes folkloriques (scène des recrues du premier acte). La période du nazisme ne troubla que très peu la diffusion de Jenůfa ; en dehors des années 1933 et 1934 pendant lesquelles on ne monta pas l’opéra, de 1935 à 1939, chaque année connut une ou deux voir cinq productions (en 1939). A Halle, à Görlitz, à Dessau, Aix-la-Chapelle, Fribourg, etc. chaque chef d’orchestre, généralement directeur de la maison d’opéra locale, se chargea de son exécution sous surveillance plus ou moins lâche du pouvoir politique. Les autorités nazies ne contrôlèrent rien à Bonn en 1938 puisque l’un des leurs, le chef Gustave Classens, tenait la baguette. Comme l’écrit Elise Petit dans son livre Musique et politique en Allemagne, du IIIe Reich à l’aube de la guerre froide, (1) « l’impossibilité d’une politique musicale cohérente » se manifestait aussi à travers les productions de l’opéra de Janáček. Sous l’effet combiné et souvent opposé d’Alfred Rosenberg et de Joseph Goebbels, on aboutit à l’exposition de 1938 Entartete Musik qui rejeta toute musique moderne et non allemande. Jenůfa, l’opéra de Janáček ne souffrit pourtant pas trop des querelles entre les diverses tendances qui se faisaient jour dans le parti nazi. Des musiciens nazis dirigeaient Jenůfa ici et là en Allemagne. D’autre part, ses quelques scènes folkloriques pouvaient l’apparenter aux consignes idéologiques des puissants de l’époque qui, pour la plupart, se réfugiaient dans la mise en avant des gloires allemandes du passé et de la musique populaire qu’elle soit authentique ou non pourvu qu’elle plaise au plus grand nombre, ainsi que du refus « de la dégénérescence dans l’art », formule vague, mais bien commode pour écarter les musiciens qui refusaient ce « nouvel ordre » artistique. Nombre de chefs d’orchestre allemands qui n’avaient pas répondu favorablement aux appels des gouvernants nazis dirigèrent Jenůfa sans trop d’encombre.
La seconde guerre mondiale ne paralysa pas immédiatement la diffusion allemande de Janáček. En 1940, pas moins de dix productions se répartirent de Göttingen à Dusseldorf en passant par Hambourg et six autres villes, ainsi que Schwerin où le nazi Hans Gahlenbeck officiait. En 1941, sept nouvelles villes montèrent cet opéra. On en compta encore quatre en 1942, dont la réalisation berlinoise échut au nazi Johannes Schüler. Mais sitôt que la situation intérieure, due aux revers sur les champs de bataille, s’aggrava, de trois exécutions en 1943, elles se réduisirent à une seule en 1944, à Dresde, sous la baguette encore d'un nazi, Karl Elmendorff.
La paix revenue, le succès de Jenůfa (et des autres opéras) s’amplifia puisque, jusqu’en 1980, en République Fédérale Allemande, 46 villes accueillirent au moins une fois un opéra de Janáček tandis que 33 villes de République Démocratique Allemande reçurent là encore au moins une fois un opéra du compositeur morave. La carte ci-dessous concernant la seule Jenůfa est suffisamment démonstrative. Quelle différence avec la réception française de cette époque ! En dehors de Jenůfa, dont l’aspect folklorique plaisait tant aux spectateurs et sur lequel nombre de metteurs en scène germaniques insistèrent longtemps, les autres opéras participaient à la fête. Surtout depuis 1956 où La Petite Renarde rusée montée à Berlin par Walter Felsenstein et l’année suivante L’Affaire Makropoulos à Düsseldorf, relancèrent l’intérêt pour les opéras de Janáček autres que Jenůfa. Un peu plus de cinquante de villes montèrent qui Kát'a Kabanová, qui La Petite Renarde rusée, qui L’Affaire Makropoulos ou De la Maison des morts. Dresde, Hanovre et Düsseldorf affichèrent ces quatre opéras. A Hagen et à Munich, on montra deux fois Kát'a Kabanová à un peu plus plus de vingt ans d’intervalle, on fit de même à Leipzig pour La Petite Renarde rusée. Après Jenůfa, Kát'a Kabanová et La Petite Renarde rusée bénéficièrent le plus de l’enthousiasme germanique puisque on consacra à l’un et l’autre plus de 30 productions différentes. Il faut mentionner l’existence rare, en dehors de la Tchécoslovaquie, d’un cycle Janáček à Düsseldorf et Douisbourg au cours de la saison 1977/1978.
représentations de Jenůfa dans les villes allemandes entre 1946 et 1980 |
Depuis 1980 jusqu’en 2010, pour ne s’en tenir qu'aux seuls opéras, il ne se passa pas une seule année sans qu’une maison d’opéra allemande ne représente ou Jenůfa, Kát'a Kabanová, La Petite Renarde rusée, L’Affaire Makropoulos ou De la Maison des morts. En 1986, Jenůfa fréquenta même cinq maisons d’opéra différentes, de Leipzig à Berlin en passant par Stuttgart, Karlsruhe et Hanovre. Plus tard, en 2000, on résolut L’Affaire Makropoulos dans quatre villes aussi bien dans la Rhur qu’à Hambourg. Du nord au sud et de l’est à l’ouest du pays, pratiquement toutes les maisons d’opéra allemandes montèrent un ou plusieurs opéras de Janáček.
On ne se cantonna pas aux opéras célèbres. Les Excursions de M. Brouček furent reçues en 1965 à Erfurt et à Münster, en 1969 à Berlin. Si cet opéra ne bénéficia pas d’un engouement comparable à celui dont jouissaient Jenůfa et Kát'a Kabanová, par exemple, plusieurs autres villes le reçurent jusqu’en 2008 date où il fut aperçu à Mannheim. Encore plus rarement joué, même dans les pays tchèques, Le Destin, fut créé à Stuttgart, en 1958, la même année que les Tchèques le découvrirent à Brno. Depuis, on l’entendit à Brème, Douisbourg, Dresde, Darmstadt et Cassel. Quant au tout premier opéra composé par Janáček, Šarka, si on attendit 2001 pour l’entendre à Giessen, on ne se limita pas à une version de concert comme dans quelques autres pays, mais on fournit bel et bien une production complète.
Dans le secteur de l’édition musicologique ou destinée au grand public, l’Allemagne tirait son épingle du jeu depuis longtemps. Soit par le nombre de traductions (Jaroslav Šeda, Jaroslav Vogel, Jan Racek, Milena Cernohorská, Michael Ewans) qui parurent en Allemagne presque en même temps que dans la langue originale de leur pays d’origine, soit par la rédaction en langue germanique de biographies et d’études musicologiques (Tibor Kneif, Kurt Honolka, Ernst Hilmars). Cette liste d’auteurs, assez éloquente, ne décompte pas ceux qui se manifestèrent après 1990. Le fait d’accueillir la version allemande du fameux livre de Jaroslav Vogel (3) dès sa parution à Prague donna l’occasion aux mélomanes amoureux de la musique de Janáček d’enrichir considérablement leurs connaissances sur le compositeur. Quant aux musicologues, un tel livre affutait leurs arguments pour tenir tête aux contradicteurs.
Des quatre pays retenus, la France, l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Allemagne, ce dernier est celui qui manifesta le plus d’attention à la musique de Janáček. Déjà, du vivant du compositeur, la plupart de ses opéras et des autres œuvres de ses dernières années triomphantes virent une création en Allemagne. Et très tôt, le succès arriva. Un succès qui ne se démentira pas. Rien que pour Jenůfa, la fréquentation du public germanique dépassait et de très loin celle des publics des autres pays, égalant celle du pays natal du compositeur.
Des créateurs éminents se frottèrent à quelques-unes de ses pièces lyriques. témoin Walter Felsenstein pour La Petite Renarde rusée dont la mise en scène de 1956 ne passa pas inaperçue, bien au contraire. Et une cinquantaine d’années plus tard, elle conserve son caractère mythique. A aucun moment, on ne sentit le public se détourner de ses opéras qui jouissent depuis longtemps d’une popularité sans égale que bien des responsables de maisons d’opéras d’autres pays auraient pu envier à juste titre à leurs collègues allemands. Parmi les grands chefs allemands, une pléiade battit la mesure pour un opéra du compositeur morave. Des noms célèbres ont été relevés du vivant du maître. Après la seconde guerre mondiale, de grandes baguettes prirent la relève : Josef Keilberth, Karl Böhm, Leopold Ludwig (2), Carl Bamberger, Ferdinand Leitner, Kurt Masur, Rudolf Kempe, Klaus Tennstedt, Marek Janowski, Christian Thielemann, pour n’en mentionner que quelques-uns. Même si l’on ne compte pas des vedettes médiatiques comme Herbert von Karajan et d’autres grands chefs, tels Eugen Jochum, Carl Schuricht et Günter Wand parmi les serviteurs des opéras de Janáček, la liste de ceux qui l’ont soutenu montre bien qu’une grande partie des musiciens allemands ont estimé le compositeur morave. Depuis bien plus longtemps que partout ailleurs, en Allemagne, on a considéré Janáček comme un représentant essentiel de la musique moderne (4) et on a apprécié grandement et ses opéras et ses principales autres œuvres et on continue à le priser au XXIe siècle..
Joseph Colomb - juillet 2021
Notes :
1. Elise Petit, Musique et politique en Allemagne, du IIIe Reich à l’aube de la guerre froide, PUPS, 2018
2. Très curieusement, des chefs d’orchestre comme Karl Böhm et Leopold Ludwig, inscrits au parti nazi pendant le IIIe Reich, s’ils dirigèrent Jenůfa après guerre, ne le firent pas sous le régime nazi.
3. Jaroslav Vogel, Leoš Janáček, Leben und werk, Artia, Prague, 1958.
4. Même pendant la période nazie (1933 - 1945), la musique de Janáček ne gênait pas trop les autorités, du moins ils ne manifestaient pas ouvertement ce refus de musique moderne, à l'opposé des obligations qu'ils imposaient aux musiciens vivants. Pour gérer ces contradictions, les dirigeants nazis se rabattaient sur des ouvrages (par exemple Jenůfa) dans lesquels des senteurs folkloriques fleurissaient pour fermer les oreilles par ailleurs sur les audaces musicales et dramatiques qu’ordinairement ils n’acceptaient pas. Après la fin de la guerre, les dogmes nazies n’ayant plus cours officiellement, des musicologues, interprètes et compositeurs retrouvèrent leur libre arbitre.
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