Pages

14 juin 2021

Janáček en Espagne

L’impact de la musique de Janáček en Europe


3. Janáček en Espagne 

Une reconnaissance tardive


1. Introduction

2. Janáček au Royaume Uni 

3. Janáček en Espagne (cet article)

4. Janáček en Allemagne

5. Janáček en France (à venir)


Il y a plus de trois ans, Robert Ferrer, jeune chef d’orchestre originaire d’Espagne proposait sur ce site un article inédit concernant les représentations de l’opéra Jenůfa en Espagne depuis la première incursion de cet opéra dans la péninsule  ibérique.


Très récemment il m’a communiqué le texte de sa copieuse thèse soutenue à Brno l’an dernier. Après une première recherche limitée à la diffusion en Espagne de Jenůfa, il étendit son champ d’exploration à l’ensemble des opéras de Janáček, thème de sa thèse. Rédigée en anglais avec des citations en langue tchèque, en langue espagnole et catalane ainsi qu’en français, le contenu de son investigation et de ses réflexions occupe près de 500 pages.



Page de titre de la thèse de Robert Ferrer

Robert Ferrer plaça sa thèse sous le patronage de deux très grands musicologues que, pour ma part, j’ai eu l’honneur de rencontrer trop brièvement. Hélas, les deux disparurent presque en même temps, en octobre 2018 pour John Tyrrell et en décembre de la même année pour Eva Drlíková. Britannique et tchèque, ces deux éminents musicologues ont inspecté tous les  aspects de la personnalité de Janáček, ont examiné en quoi ses œuvres apportaient un sang neuf dans le bouillonnement musical de son époque, ont parcouru le cheminement intellectuel, artistique et social du compositeur lors de ses contacts avec la musique populaire morave. Les livres, nombreux, qu’ils ont rédigés témoignent de leur intégrité dans leur geste critique.


Robert Ferrer, dans la première partie de sa thèse, recense très précisément l’introduction des œuvres du compositeur en Espagne en s’attachant essentiellement aux opéras de Janáček, sujet central de sa thèse qu’il bâtit sous le regard du musicologue Jiří Zahrádka, responsable des archives Janáček au Musée morave de Brno. De 1965 à 2018, le lecteur découvre que c’est d’abord Barcelone qui accueillit en premier chacun des opéras introduit en Espagne puisque le bâtiment de l’Opéra royal de Madrid était indisponible. Pour la plupart des chefs-d’œuvres de Janáček, on importa des  productions étrangères, tchèques (1), françaises, britanniques, allemandes, etc. parfois dans des scénographies de Robert Carsen en attendant que des artistes locaux trouvent l’opportunité et la force de les monter (première hispanique de Jenůfa à Barcelone en 1990). En 1965, Jenůfa débuta à Barcelone, en même temps que Rusalka, et trois ans après sa première française à Strasbourg. Dans les années suivantes, Le Liceu de Barcelone invita Leonie Rysanek et Anja Silja, sopranos unanimement reconnues pour leurs performances lyriques quand elles se coulaient dans les personnages de Kostelnička et Emilia Marty et plus tard le Teatro Real de Madrid s’assura la participation de Karita Mattila dans Kát'a Kabanová. La présence de ces chanteuses renommées, l’action de Stéphane Lissner facilitèrent le public catalan et espagnol avec le monde lyrique si singulier du maître morave. 


Après avoir décrit la lente diffusion de ces opéras sur le sol ibérique jusqu’en 1900, Robert Ferrer put déclarer que, durant la première décade du XXIe siècle, le monde lyrique ibérique succomba à la mode Janáček puisque six de ses opéras se succédèrent sur plusieurs des scènes du pays, dont quatre au Liceu catalan et les six au Teatro Real madrilène, ce dernier rattrapant son retard sur le théâtre barcelonais dans la diffusion des opéras janáčekiens.  Mode qu’un journal espagnol de l’époque distingua par la formule « l’heure de Janáček ». Enfin reconnu, le compositeur morave remplissait les salles. Après cette décade singulière, la recension des productions des opéras continua auxquelles le thésard ajouta Le Journal d’un disparu lorsqu’il se présentait dans une version scénique. De multiples notes, qui n’oublient pas de citer les sources de ces observations, enrichissent le texte ainsi qu’une vingtaine de belles photos en couleurs relatent un instant d’une représentation au Liceu ou sur une autre scène. Ces 150 premières pages regorgent d’informations. Sans surprises, les cinq opéras majeurs (Jenůfa, Kát'a Kabanová, La Petite Renarde rusée, L’Affaire Makropoulos, De la Maison des morts) trouvèrent assez rapidement leur public, mais Le Destin (Osud) et Šárka (2), première œuvre lyrique à avoir été composée par Janáček, bien avant Jenůfa, parurent respectivement à Madrid et à Séville. En plus de la capitale espagnole et Barcelone, plusieurs autres villes accueillirent un ou plusieurs opéras de Janáček : Málaga, Valladolid, Bilbao, Palma de Mallorca, Pamplona, Santander, Peralada, Avilès, León, Torrent (province de Valence), Jerez de la Frontera, ainsi que Las Palmas et Santa Cruz de Tenerife, pour les deux dernières des versions de concert de Jenůfa. Rien d’étonnant à ce que Jenůfa ait été jouée 52 fois depuis sa première audition en Espagne en 1965, cet opéra qui lança la renommée du compositeur en Tchécoslovaquie et assez rapidement ailleurs dans plusieurs pays européens assurait à une maison d’opéra une bonne fortune (3) à le monter.


Si l’on veut profiter de l’intégralité du texte de Robert Ferrer, il est indispensable de maîtriser plusieurs langues comme je l’ai indiqué plus haut. En effet, l’énumération des productions opératiques est complétée par bon nombre de compte-rendus de la presse espagnole, tant générale que musicale, voire de revues de pays étrangers, telles Opéra International, Opéra magazine et Diapason, pour la France par exemple, ainsi que des ressources digitales sur internet. 


La dernière partie de la thèse contient les sources nombreuses que consulta Robert Ferrer. Et les futurs chercheurs le remercieront d’avoir dressé de manière scrupuleuse des tableaux, et notamment un particulier des pages 382 à 415 dans lequel chaque production est détaillée (lieu, date, existence d’une coproduction, noms des acteurs - chef d’orchestre, metteur en scène, décorateur, costumier, interprètes vocaux et le rôle que chacun endossa). Sur onze pages, des affiches et des couvertures de brochures éditées par les maisons d’opéra concernées apportent un complément d’information bienvenu. Tout compte fait, difficile d’être plus complet. Rien n’a échappé à la prospection de Robert Ferrer qui a dirigé, comme le chef d’orchestre qu’il est, avec harmonie et soucieux de l’ensemble de ses informations ainsi que des éléments précis (interprètes, metteur en scène, directeur d’opéra) qui apportèrent une dynamique à la diffusion des pièces lyriques de Janáček. Ainsi tout y est, comme dans un orchestre,  le plus petit détail a son importance, une fois que l’essentiel des événements et la cohérence dans le propos sont au rendez-vous. En Espagne, le chemin de la musique de Janáček a été tracé et de bien belle façon par Robert Ferrer. Une œuvre ignorée pendant de longues années, aux antipodes de la culture hispanique, a pu quand même toucher la sensibilité de mélomanes lorsqu’elle a été révélée, malgré le retard apporté à sa diffusion. A l’issue d’un labeur de six années, Robert Ferrer, par l’ensemble des sources dévoilées et par la convergence des forces musicales qui travaillèrent à offrir un opéra du compositeur morave au public ibérique, signe la belle aventure opératique d’une musique que l’on a pensé longtemps réservée à son pays d’origine démontrant une fois de plus la force d’une expression musicale remuant d’autres publics qui finalement la firent leur.


Enfin en mai 2019, Robert Ferrer participa à Lisbonne à un colloque international sur le thème « la presse périodique comme source en musicologie » dans lequel il exposa quelle place avait pris Leoš Janáček dans la presse musicale espagnole. C’est dire, si déjà il avait affuté ses arguments pour expliquer qu’après une si longue absence de ses ouvrages, le milieu musical et les mélomanes espagnols avaient enfin compris la force du langage lyrique de ce compositeur morave. Reconnaissance espagnole tardive ? A peine plus tardive que la reconnaissance française (4) !


Le chef d'orchestre Robert Ferrer
auteur de la thèse

Joseph Colomb - juin 2021


Notes :


1. En 1965, l’Opéra de Brno présenta Jenůfa le 21 janvier dans le Gran Teatre del Liceu en Catalogne. Le chef František Jílek,  Libuse Domaninská dans le rôle-titre et Nadezna Kniplová emmenaient leurs collègues des autres rôles au triomphe à Barcelone pour une première espagnole.


2.  Osud et Šárka n’ont pas été montés en France. Des versions de concert ont révélé ces deux opéras en 1995, à Paris pour le premier et en 2001 à Lyon pour le second.

3.  Et pourtant, la première parisienne de Jenůfa en 1980, dirigée par Charles Mackerras, chef qui fréquentait Janáček depuis longtemps, ne réussit pas à imposer ce chef-d’œuvre.


4.  Ce n’est vraiment qu’à partir de 1988, suite à un festival lancé par l’Opéra de Paris agglutinant d’autres opérations (musique symphonique, musique de chambre, musique vocale, pièces pianistiques) dans une dizaines d’autres villes que le génie musical de Janáček commença à être reconnu en France.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire