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1 mai 2016

Sérieuse et magnifique : la 2e Rhapsodie slave de Dvořák

Sérieuse et magnifique : la 2e Rhapsodie slave de Dvořák

Il est fréquent, ainsi que le fait Dr. Beveridge dans son article, de considérer les Rhapsodies hongroises de Franz Liszt comme modèle des trois Rhapsodies slaves d'Antonín Dvořák. De fait, quand le Tchèque compose son triptyque en 1878, les Rhapsodies de Liszt, dans leur version orchestrale (1), représentent alors l'unique exemple de recueil de ce genre de pièces (2). Le Tchèque Václav Jan Křtitel Tomášek  (1774-1850) a bien laissé six Rhapsodies, ce qui fait de lui un précurseur dans ce domaine, mais elles sont dédiées au piano seul, tout comme les deux Rhapsodies op. 79 (1879) de Johannes Brahms, pièces dont l’appellation est d'ailleurs trompeuse. Sa Rhapsodie avec alto, écrite dix ans plus tôt, n'appartient pas à un cycle, et il est de toute façon difficile d'admettre que cette œuvre atypique relève du genre initié par Tomášek.

Liszt serait donc l’inspirateur de Dvořák. Sans mettre en cause cette opinion largement partagée, notons cependant que jamais les Rhapsodies de Dvořák ne sonnent comme celles de Liszt, et, comme on le verra plus loin, n'épousent pas davantage leur "structure type" - grosso modo, une première partie lancinante et un finale exubérant (deux sections contrastées que l'usage a nommé selon les termes hongrois Lassan, lent, et Friska, rapide). Si modèle il y a, c'est bien davantage dans la volonté d'illustrer le genre par une série cohérente de pièces, et non dans leur langage musical. (3)


Franz Liszt et Antonín Dvořák (DR)
Franz Liszt et Antonín Dvořák (DR)


Les Rhapsodies slaves sont en vérité très différentes des Rhapsodies hongroises. On sait que le compositeur tchèque n'a vraisemblablement utilisé aucune mélodie du folklore pour créer les siennes. Il y a plus : elles ne présentent pas cet esprit jovial et très extérieur qui caractérise les friskas de Liszt. Si elles ont des passages exubérants et pleins d'entrain, ce trait de caractère ne suffit nullement à les caractériser. Le propos de Dvořák est autre. Son art de la composition est ici exacerbé, si bien que ces œuvres sont pétries de trouvailles heureuses qui s'enchaînent à un rythme soutenu. De là leur caractère somme toute déconcertant. Non seulement elles n'offrent pas les repères du "canon" lisztien, mais de surcroît elles abondent de péripéties - changements de tempo et de métrique, armures inattendues, fulgurances diverses dans l'orchestre - de sorte qu'elles sont délicates à appréhender dans leur tout : elles ne suivent pas une forme sonate ou de rondeau, ni d'aucune autre forme musicale préétablie. Leur schéma est au contraire celui d'une fantaisie exaltée, et cependant admirablement maîtrisée.

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La seconde Rhapsodie slave est en sol mineur, cette tonalité que Marc-Antoine Charpentier décrivait comme "sérieuse et magnifique" dans ses Règles de composition. (4) Et c'est bien un trait sérieux (dont le compositeur se souviendra peut-être pour son dernier poème symphonique, Píseň bohatýrská) qui lance l'Allegro ma non troppo, donnant son substrat à une courte exposition et à une marche triste des violoncelles (mesure 29, lettre A Moderato). Rupture mes. 41 (Allegro tempo I) : la métrique jusqu'alors de 3/4 passe en 2/4 et les violons s'emparent énergiquement du rythme, mais tout héroïsme s'éteint bien vite pour enchaîner (lettre B, mes. 58, Moderato, métrique en 4/4) sur un nouveau thème en forme de marche - qui, à notre surprise, n'est pas davantage développé et reste confiné à une cellule de 6 notes répétées par la petite harmonie ; et, à nouveau, le thème s'éteint dans le pianissimo des hautbois et des cordes.

Déjà à ce stade l'auditeur a de quoi être surpris : des thèmes non développés, et relents de marche aussitôt avortés, un orchestre qui semble accuser une impuissance à achever quoi que ce soit de concret. Dvořák a peut-être pris un malin plaisir à créer des fausses pistes pour mieux surprendre son public.

Tout paraît changer à la mesure 67 (Allegro) avec un retour en 3/4 : les violons s’emparent du thème initial pour sonner la révolte sur fond de trémolos (avec un surprenant et fugitif effet de dissonance). Un appel inattendu des cuivres, typique de l'art d'orchestrateur hors pair de Dvořák, exalte un peu plus ce passage épique (mes. 88) -, mais toujours en vain : la musique retombe dans une quiétude précaire ; nouvelle surprise quand, suite à un pont des trompettes (lettre C, 105, début de l'extrait 2 ci-dessous) le thème âpre du début emprunte les atours d'une valse, désavouée par une complainte tout en atermoiements des violons. L'incertitude tonale de ce passage se résout en un éclatant fortissimo (seconde 29) de tous les pupitres qui énoncent maintenant une danse pleine de vigueur, mais toujours menaçante, en dépit de l'intervention charmante de la harpe. Comme souvent chez Dvořák, la joie confine à l'affliction :  à notre insu, la danse devient tragédie. La timbale gronde sur la fuite effrénée des archets (à partir de la 1ère minute) et l'impitoyable motif de marche s'impose aux cuivres Moderato maestoso (lettre E, mes 182, 1'28 dans l'extrait) avant qu'une illumination salvatrice des violons n'énonce une rédemption inespérée.

Est-ce déjà l'esprit de la sévère 7e Symphonie ? Ce climax intense est suivi par un passage typiquement dvořákien, un moment de grâce privilégié. Le dialogue des violons et de la harpe (1'47) est à cet instant d'une indicible beauté.

Extrait 2

Et la plus grande partie de cette 2e Rhapsodie reste encore à venir ! Ces premières minutes ont brossé un paysage si varié et pour ainsi dire inouï - sans jamais verser dans l'incohérence cependant - que l'on s'interroge sur la façon dont Dvořák pourra encore enchérir.

La réponse vient avec un épisode de transition où s'invite un rythme qui rappelle, sans le citer exactement, le motif du destin de Beethoven (trois brèves - une longue, début de l'extrait 3 ci-dessous). Chacun se fera une opinion sur la vraisemblance de cette allusion - en gardant à l'esprit que d'autres évocations beethovéniennes sont peut-être aussi présentes (mais de façon plus évidente) dans les deux autres Rhapsodies slaves. Impression vite subjuguée par une éclatante danse (qui ne déparerait pas le cycle des Danses slaves de l'opus 46), lettre G, mes. 240, 1'13 dans l'extrait, bientôt étayée par un rythme syncopé.

Extrait 3

Reprise de la marche Grandioso (mes. 368) enchaînée cette fois-ci, non pas à un épisode plus serein promis par une transition en séquence où se répondent cordes et bois, mais à un Allegro feroce agité de tempêtes et emportements (début de l'extrait 4 ci-dessous), lui-même suivi par un Presto de la petite harmonie (seconde 30). Nous pourrions voir ici se dessiner la silhouette de deux grands compositeurs : Beethoven, encore, pour la fugace évocation du Scherzo de sa 9e Symphonie (écouter les secondes 33 et 34) ; et Berlioz, pour un singulier trait aux violons tout en notes piquées et liées (à partir de la seconde 41 ; écouter aussi les accords à partir de 2'12, suivis par l'intervention de la harpe et des cors chiuso pour un effet assez "fantastique").

Extrait 4


L'œuvre atteint ici un nouveau sommet de dramatisme. Où est donc l'esprit de l'aimable et euphorique rhapsodie lisztienne ? Ce passage évoque davantage quelque monumentale symphonie imaginaire que nul n'avait encore jamais envisagée, en attendant que Dvořák lui-même le fasse, quelques années plus tard.

Ré-exposé Tempo I (lettre N, mes. 530) de la danse au rythme de valse à la sévérité soulignée par le contre-chant des basses, encore assombrie par le retour du premier thème (mes. 559) qui meurt dans un dialogue entre bois et harpe (non sans que ne s'invite encore l'ombre de Berlioz). Flûtes et violons s'emparent alors d'un thème apaisé qui laisse présager la fin de l'œuvre. Dvořák n'allait pourtant pas reproduire son procédé de la 1ère Rhapsodie : un Presto (extrait 5) mené par une strette des hautbois lance un finale tout en contrepoints pour emporter la coda dans un tourbillon d'allégresse.

Extrait 5



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Un examen de la partition nous montre que cette pièce d'une durée d'environ 13 minutes ne comporte pas moins de 18 sections, sans aucune reprise. Il fallait l'art d'un très grand compositeur pour réussir à écrire une page cohérente et à ce point multiple. Un regard sur le monde musical de 1878 nous prouve combien ces Rhapsodies slaves étaient novatrices. L'on imagine l'effet que l'exécution de cette 2e Rhapsodie eut sur son dédicataire, le baron Paul von Derwies (Dervies), dans la belle ville de Nice. L'œuvre dut plaire, puisqu'elle fut programmée trois fois en quelques mois - événement exceptionnel pour cette époque en ce qui concerne la musique de Dvořák. Seule la mort prématurée du baron devait mettre fin à l'existence des concerts Derwies et, peut-être, à une possibilité pour le compositeur tchèque de mieux se faire connaître en France.

Les Rhapsodies slaves restent aujourd'hui un peu à part. Elles souffrent sans doute du voisinage, au catalogue de Dvořák, d’œuvres sans commune mesure plus connues et appréciées. Et la référence habituelle au cycle de Liszt ne leur rend pas service. Si leur propos commun et très général est celui, classique, d'une progression de l'ombre vers la lumière, les Rhapsodies de Dvořák nous parlent bien au-delà d'un contraste convenu et somme toute bien naïf entre Lamento et Trionfo. Aussi faudrait-il enfin les considérer comme des pièces symphoniques uniques en leur genre, tout en invention, lumières et tragédies - autrement dit, de tout ce que Dvořák fut capable d'offrir au monde musical.

Alain Chotil-Fani, 1er mai 2016


Notes

(1) Liszt écrit ses dernières Rhapsodies dans les années 1880, mais pour piano uniquement. Les Rhapsodies symphoniques de Liszt datent des années 1850 pour les plus tardives, et leur orchestration n'est pas toujours due à Liszt en personne.

(2) Nous laissons de côté les éventuels cycles de Rhapsodies orchestrales qui n'ont pas dépassé le phénomène de mode, et aujourd'hui bien oubliés.

(3) La Rhapsodie Norvégienne d'Edouard Lalo (1879, donc contemporaine des Rhapsodies slaves) comporte deux mouvements Andantino - Allegretto puis Presto qui épousent le modèle lisztien.


Remerciements

Nous ne comptons plus les mémorables rééditions proposées par Forgotten Records, mais c'est avec une joie toute particulière que nous saluons la parution récente d'un CD donnant à écouter Karel Šejna avec la Philharmonie Tchèque. Nous y trouvons les trois Rhapsodies slaves (dont nous avons pris quelques extraits pour illustrer cette série d'articles) et une version rare de Husitská, ou Ouverture Hussite, de Dvořák.

Šejna était un chef d'une inspiration lumineuse, et l'on peut regretter que son legs discographique ait été trop éclipsé par celui de Karel Ančerl, cet autre chef d'exception alors titulaire de la Philharmonie, qui devait réenregistrer en stéréo plusieurs pages symphoniques de Dvořák (mais, curieusement, pas les Rhapsodies).



Toute notre gratitude va, une nouvelle fois, au fondateur et animateur de Forgotten Records, Alain Deguernel.

Alain CF





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