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26 avril 2016

La musique tchèque vue de France 1921

La musique tchécoslovaque vue de France en 1921

Au sortir de la Grande Guerre, alors que la vie avec ses déchirures reprenait en France, comment prenait-on connaissance des courants musicaux qui s’exprimaient dans d’autres pays d’Europe, tout aussi touchés que dans l’Hexagone par les ravages et les conséquences de la guerre ? Et pour ce qui nous concerne, comment prenait-on conscience des mouvements qui survenaient dans un petit pays d’Europe centrale dont on avait fêté l’acte de naissance fin 1918 ? Après une éclipse de trois cents ans, dominés par la culture germanique qu’imposa l’Empire austro-hongrois à tous les peuples qui le composaient, les Tchèques, Moraves, Slovaques unis dans le nouvel état, la Tchécoslovaquie, lançaient la renaissance de leur culture. Depuis plusieurs années, des liens existaient entre la France et les pays tchèques, portés par un petit nombre de personnalités des deux pays. Le nouvel état dès sa constitution voulut se faire connaître officiellement. Six mois après sa création, il délégua ses meilleurs musiciens en Grande Bretagne et en France pour faire mieux connaître son propre art musical.

C’est ainsi qu’en juin 1919, Paris reçut la visite de l’orchestre du Théâtre national de Prague et de deux chorales d’instituteurs, celle de Prague et celle de Moravie. Le 5 juin, à la Salle Gaveau, on entendit Maryčka Magdónova, une seconde fois après la création française en 1908.

Quelques années avant cette tournée, sur les pages d’un numéro spécial de la luxueuse Revue musicale en 1913, la musique tchèque s’étalait avec Smetana et Dvořák en vedettes. De Janáček, aucune allusion. A Prague, il n’était pas connu. A Paris également. Les choses changeaient-elles au début des années 20 ?

 


La France Nouvelle, organe de l’Union Française qui souhaitait «unir les forces et les compétences françaises - agricoles, industrielles, commerciales, financières, scientifiques, littéraires et artistiques en vue, publiée pour la première fois en février 1917 trouva son rythme de croisière avec 12 numéros par an. En juillet 1921, l’homme de lettres Camille Mauclair (1) décrivit en 7 pages l’art tchécoslovaque. Après avoir examiné les arts picturaux, il en vint à un survol de l’art musical tchécoslovaque. Ayant annexé Gluck à la sphère tchèque, il cita quelques compositeurs de l’époque baroque et du début du XIXe siècle. Bien sûr, il s’attacha à Smetana, «un génie, […] le créateur du mouvement musical tchèque moderne» tout en déplorant que «c’est à peine si quelques fragments symphoniques sont connus en France». Ce fut au tour de Dvořák de passer sur la sellette, auteur de 8 opéras dont Dimitri et Russalka , «cinq symphonies (2)[…] neuf quatuors» etc. Au troisième maître musical tchèque, Fibich  (3)«totalement ignoré en France», un court paragraphe était dédié. Le chroniqueur citait quelques autres compositeurs, Skuherský, Rozkošný, Bendl, Blodek, Kovařovic (4). Enfin parmi les compositeurs vivants, il en distinguait quatre, Foerster, Novák, Nedbal et Josef Suk. Depuis cinq ans, Jenůfa triomphait à Prague. Ce n’était pas suffisant pour que l’on reconnaisse l’importance de Janáček, sa voix particulière et le chemin moderne qu’il empruntait. Une fois encore, Prague dictait ses choix. A Paris, on relayait ces préférences. Et comme en France on n’avait reçu sa musique que par trois fois, sans avoir été impressionné le moins du monde, on passait le compositeur sous silence, emboitant le pas aux orientations du monde musical de la capitale tchécoslovaque et à l’indifférence de la quasi totalité de ses élites vis-à-vis de Janáček, comme Mauclair le transmettait dans son article. 




Camille Mauclair, vers 1925 @Henri  Martinie/Roger-Viollet www.parisenimages.fr

En 1921, la musique de Janáček restait cantonnée à Brno et à la Moravie. Les encore rares incursions de quelques-unes de ses œuvres à Prague, malgré le succès éclatant de Jenůfa n’ébranlaient pas suffisamment le monde musical. La personnalité de Janáček et son langage musical étaient trop éloignés de celui de ses confrères tchèques. Quant à sa connaissance à l’étranger, après quelques essais en Allemagne et en Yougoslavie, il fallut attendre l’année 1924 et la création berlinoise de Jenůfa pour qu’enfin on s’intéresse à la musique de Janáček dans les pays germaniques. En France, on attendit bien plus longtemps.

Joseph Colomb - avril 2016

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Notes
1. Camille Mauclair (1872 - 1945) homme de lettres, critique d’art. Ses centres d’intérêt étaient multiples. Après avoir accompagné le mouvement artistique novateur, il s’en détourna peu à peu jusqu’à se réfugier dans une défense des traditions artistiques qui le mena à la collaboration avec l’occupant pendant la guerre de 1939-1945. En 1914, il fit paraître  à la Librairie Fischbacher une Histoire de la musique européenne en 310 pages.

2. A cette période, on ne connaissait que 5 des 9 symphonies de Dvořák. Le fait que Mauclair ne cite pas expressément la Symphonie du Nouveau Monde signifie que celle-ci, malgré quelques auditions en France, n’avait pas encore marqué les esprits.

3. Insuffisamment rigoureux, Mauclair induit ses lecteurs en erreur lorsqu’il note les bornes chronologiques de la vie de Fibich à 1850 et à 1902 alors que ce dernier disparut en 1900.

4. La présence de Kovařovic dans cette liste est un affront à la musique moderne lorsqu’on examine actuellement cet inventaire datant de presque cent ans et quand on sait sa tenace opposition à Jenůfa pendant une douzaine d'années.

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