En 1922, la Fédération des sections tchécoslovaques de l’Alliance Française, créa une nouvelle revue à l’intention de ses membres et de tous les lecteurs intéressés par les liens culturels et autres unissant la Tchécoslovaquie et la France. Cette Revue Française de Prague publia un numéro bimestriel jusqu’en 1938.
En 1923, dans le numéro double 8-9 de juillet à octobre, le pianiste et compositeur Václav Štěpán publia un article de quatorze pages sous le titre La musique tchèque dont on peut penser qu’il le rédigea soit en fin d’année 1922, soit au début de l’année suivante. J’en extrais les lignes ci-dessous qui concerne Janáček.
Janáček, professeur de composition au Conservatoire de Brno (1), fut naguère célèbre parmi les musiciens tchèques par l’étrangeté de ses ouvrages sur la théorie musicale (2). Ce n’est que dernièrement, à l’âge de 60 ans, qu’il a obtenu un succès inattendu avec Sa belle-fille (3). Cet opéra, dont le livret est en prose, s’oppose violemment à la conception wagnérienne : très moderne, bien qu’il fasse une grande place au chant - très original, malgré son caractère national et même régional : le caractère et la vie des Slovaques moraves (4), gens passionnés et ardents à l’excès, mais de nature simple et poétique, y sont vigoureusement décrits. Quand l’opéra tchèque sera joué à l’étranger, l’œuvre de Janáček sera sans doute parmi celles qui surprendront le plus et auront le plus de succès ! Encouragé, Janáček a continué à travailler et son originalité n’a fait que s’accuser dans ses nouvelles œuvres, par exemple, Le carnet d’un disparu (5), recueil de chansons, et l’opéra Kátia Kabanova.
![]() |
| Václav Štěpán et Leoš Janáček, montage de l’auteur d’après des photographies |
La liste des œuvres que cite Štěpán est très significative du degré de connaissance du monde musical pragois de la production de Janáček. En fait, le pianiste ne mentionne que trois œuvres : Jenůfa, Le carnet d’un disparu (la première pragoise eut lieu le 18 octobre 1921) et Kát’a Kabanová (créé dans la capitale le 30 novembre 1922). Pourtant, il assura les premières pragoises de la Sonate pour violon et piano et du cycle Dans les brumes le même jour (16 décembre 1922) en présence du compositeur et bizarrement il n’en parle pas dans son article. Deux autres ouvrages, au moins, avaient été révélés au public de la capitale tchèque, L’Enfant du violoneux en 1917, et les opéras Les Excursions de M. Broucek en 1920 ainsi que Kát'a Kabanová le 30 novembre 1922. Malgré toute la bienveillance qu’il manifestait envers Janáček, Štěpán se sentait plus proche de la musique de Vítězslav Novák. Ceci explique, au moins en partie, pourquoi il ne s’étendait pas sur les autres œuvres de Janáček. D’autre part, comme il envisageait l’ensemble de la musique tchèque, la place lui était comptée pour chacun des compositeurs.
En effet, au long des quatorze pages dont il disposait dans la revue, il divisa son étude en 6 parties. Après une introduction où il rappelait à ses lecteurs l’ancienneté de la création musicale dans les pays tchèques, il réservait trois pleines pages à Smetana, le fondateur de la musique tchèque moderne. En tant que continuateurs chronologiques de Smetana, Dvořák n’occupait que deux pages et Fibich une. Dans sa quatrième partie dans laquelle il examinait la période de transition, il examinait Janáček en quatorze lignes et Foerster en cinq lignes de plus. Il passait à sa cinquième partie, la «génération moderne» où Novák et Josef Suk recevaient un commentaire d’une page chacun. Enfin, il concluait par «quelques brèves remarques» pour distinguer six jeunes compositeurs dont Ostrčil et Vycpálek. Le lecteur qui prenait possession de cet article ne pouvait que reléguer Janáček à une place honorable, mais non proéminente dans la musique de son pays, position suggérée par la modeste surface tenue par le compositeur morave dans l’article de Štěpán. À plus forte raison, il lui était impossible de penser qu’après la révolution debussyste, les coups de butoir de Stravinsky, la révolution atonale de Schoenberg, la hardiesse de Bartók, les bouleversements apportés par les musiciens du «groupe des Six», ce compositeur tchèque apportait une pierre essentielle à la musique moderne.
Dans le paragraphe qu’il dédie à Janáček, il le centre sur Jenůfa et ne dit rien de Kát'a Kabanová auquel il a probablement assisté à Prague. Lucide, il pressent que Jenůfa par sa double apparence «très moderne […] très original» avec «son caractère régional» obtiendra le succès à l’étranger. Il avait vu juste puisque après la représentation de Cologne, fin 1918, portée par Otto Klemperer et la création berlinoise due à Erich Kleiber en 1924, un très grand nombre de maisons d’opéras allemandes s’emparèrent de cet opéra. Curieuse destinée pour Jenůfa, sa renommée et son succès viendront d’un pays et d’une culture dont Janáček avait toujours refusé la langue. Il est vrai qu’il visait plutôt celle de l’Empire austro-hongrois qui écrasait et la culture tchèque (et morave) et sa langue. A partir de 1918, date de l’indépendance de la Tchécoslovaquie, on ne vivait plus dans la même dépendance vis-à-vis de l’Autriche. Mais on ne peut douter de la réaction de Janáček s’il avait vécu assez longtemps pour connaître l’annexion de son pays par l’Allemagne nazie en 1939.
Malgré un lectorat un peu restreint, la Revue Française de Prague se signala comme l’un des premiers organes de presse français à distinguer la figure si originale de Janáček. Quant à Václav Štěpán, il continua son appropriation de la musique du compositeur morave. Les deux hommes se rencontrèrent lors du festival de la Société internationale de musique contemporaine organisé à Venise en 1925 et l’épouse de Václav, Ilona Štěpánová-Kurzová créa à Brno en 1926 le Concertino qu’elle rejoua la même année à Prague, à Berlin et lors du festival de la Société Internationale de Musique Contemporaine à Francfort en 1927.
Pas plus nombreux que les exécutions de sa musique, en 1923, les écrits signalant Janáček dans la presse de langue française se singularisaient donc par leur rareté et leur minceur. Ce n’est pas dans ces conditions que le compositeur morave pouvait commencer à frapper les oreilles et le cœur des mélomanes hexagonaux. Par rapport au concert organisé l'année précédente par La Revue musicale et qui examinait "le mouvement musical contemporain en Europe", alors que Janáček brillait par son absence, au moins cette article le citait-il. Malgré le succès rencontré par Jenůfa à Prague en 1916, confirmé au cours des représentations des années suivantes, la notoriété de Janáček ne s'était pas encore installée de façon nette dans le monde musical tchèque et, par conséquent, ne retentissait pas à l'étranger.
Pour en savoir plus sur le compositeur Václav Štěpán, cliquer ici.
Joseph Colomb - mars 2016
Notes :
1. En 1921, l’Ecole d’orgue, que créa Janáček en 1882 et qu’il dirigea durant presque 40 ans, se transforma en Conservatoire de musique.
2. En 1911, Janáček publia un Guide complet sur l’harmonie.
3. Sa belle-fille est la traduction de Její Pastorkyňa que l’on connaît depuis longtemps par le prénom de l’héroïne Jenůfa qui a finalement donné son nom à l’opéra de Janáček en Europe occidentale.
4. Il s’agit des habitants d’une région à l’extrême sud-est de la Moravie, appelée Slovácko.
5. Václav Štěpán tint la partie de piano le 10 décembre 1921 lors de la deuxième audition pragoise du Journal d’un disparu.
2. En 1911, Janáček publia un Guide complet sur l’harmonie.
3. Sa belle-fille est la traduction de Její Pastorkyňa que l’on connaît depuis longtemps par le prénom de l’héroïne Jenůfa qui a finalement donné son nom à l’opéra de Janáček en Europe occidentale.
4. Il s’agit des habitants d’une région à l’extrême sud-est de la Moravie, appelée Slovácko.
5. Václav Štěpán tint la partie de piano le 10 décembre 1921 lors de la deuxième audition pragoise du Journal d’un disparu.

Très intéressant; on découvre les notions de "variations symphoniques" et de "rhapsodies symphoniques". Les indications biographiques sont bienvenues, la leçon de musique genre "analyse de partition" est une excellente idée, seule demi critique: on aurait aimé pouvoir en entendre plus! (mais les illustrations sonores de l'analyse donnent déjà un bon aperçu de l'oeuvre). Merci pour ce site.
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimermerci pour votre commentaire. Je pense qu'il concerne l'article "Les Rhapsodies slaves de Dvořák : l'ombre de Beethoven ? " http://musicabohemica.blogspot.fr/2016/03/les-rhapsodies-slaves-de-dvorak-lombre.html
J'aurais aimé présenter l'intégralité de la Rhapsodie, mais il me serait difficile de partager une oeuvre inscrite au catalogue de maisons de disques (et je pense bien entendu à Forgotten Records). Mais vous trouverez sans aucun doute d'autres versions dans Youtube avec les mots clefs "Dvorak Slavonic Rhapsodie 1".
Bien à vous
Alain CF