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1 avril 2016

Jenůfa à la radio française 1947 - 1958

Premières auditions françaises de Jenůfa à la radio 1947 - 1958

On sait que, malgré les appuis de l’ambassadeur tchécoslovaque Štefan Osuský et de son collaborateur Miloš Šafránek et la décision finale de Jacques Rouché, alors directeur de l’Opéra de Paris, malgré quelques répétitions de Jenůfa, la situation politique européenne de la fin d’année 1938 et surtout du début 1939 anéantit le projet de création française de Jenůfa.

Pendant l’Occupation, on ne s’occupa pas cette pièce lyrique. La paix revenue et la république réinstallée, la vie culturelle et musicale entra dans une nouvelle ère. La radio se réorganisa avec deux chaînes nationales, le Programme national, le Programme parisien et auxquelles on adjoignit une troisième, Paris-Inter (à partir de 1947). Après les soubresauts des débuts, Wladimir Porché devint le Directeur général de la Radiodiffusion française (1). On confia au compositeur Henry Barraud la direction de la musique. C’est donc sous sa direction qu’en 1947, on décida de programmer une version de concert de Jenůfa et on en confia la diffusion au Programme National. Quarante ans après la création à Brno, trente ans après la première à l’Opéra National de Prague, cet opéra débarquait en France, même s’il fallait se contenter d’une version tronquée par l’absence d’une véritable représentation.

Suivant le lieu où l’on habitait, il fallait choisir la longueur d’ondes sur laquelle on pouvait capter les émissions du Programme national. Le vendredi 14 novembre 1947, à 20 h 35, pour la première audition française, les notes du xylophone symbolisant la roue du moulin donnèrent le signal du drame de Janáček. La Semaine radiophonique, hebdomadaire de présentation des programmes radiophoniques des stations françaises et étrangères, intitulait l’opéra sous son véritable titre, Jenůfa ou sa fille adoptive. Puisque la musique de Janáček, après le long tunnel des années d’occupation, demeurait inconnue, on fit une erreur (bien involontaire) sur le nom de la librettiste, Gabriela Preissova. La première lettre de son nom se transforma en F pour former le patronyme Freis, un peu différent de celui de la romancière morave. L’orchestre Radio-lyrique et les chœurs de la Radiodiffusion française furent conduits par le chef d’orchestre François Jaroshy dont les mérites se sont évanouis depuis. Soixante-dix ans plus tard, on ne le connait plus. Pourquoi fit-on appel à François Jaroshy ? Serait-ce parce qu’il avait dirigé à la radio en février de cette année 1947 le Concertino (2) de Janáček ? On peut le penser.


Parmi les chanteurs et chanteuses retenus, peu laissèrent une trace dans la mémoire des mélomanes actuels, à part Lucien Lovano, Joseph Peyron et peut-être aussi Nadine Sautereau et Claudine Verneuil. Pourtant, on choisit des habitués de l’Opéra de Paris comme Renée Gilly et Adine Yosif. La distribution complète comprenait, dans le rôle de Buryja, la grand-mère : Yvonne Corke ; dans celui de Laca : Gaston Rye-Jean ; Števa : Joseph Peyron ;  Kostelnička : Renée Gilly ; Jenůfa : Adine Yosif ; le meunier : Lucien Lovano ;  le maire : Charles Clavensy ; la femme du maire : Andrée Cuvillier ; leur fille Karolka : Nadine Sautereau ; une servante : Jacqueline Cauchard ; Barena, servante au moulin : Simone Léandri ; Jano, un jeune vacher : Claudine Verneuil.


La soprano Adine Yosif, croquis de Marcelle Bialès
Renée Gilly dans Don Quichotte de Massenet en octobre 1947 ©Boris Lipnitzi/Roger/Viollet www.parisenimages.fr









On peut s’étendre un peu sur les interprètes des quatre rôles principaux de cet opéra. Du côté des hommes, le ténor Joseph Peyron (1912 - 1976) se glissa dans le rôle de Števa. Ce ténor qui appartint à la troupe de l’Opéra Comique se spécialisa dans l’opérette (Franz Lehar, Robert Planquette, Charles Lecocq, Jacques Offenbach) et se tourna quand même vers des rôles plus sérieux (Christophe Colomb de Milhaud, La Chartreuse de Parme de Sauguet, Combatimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi). Au ténor Gaston Rye-Jean (1900 - 1961) échut le rôle de Laca. Il avait débuté dans les années 30. Il fit surtout carrière, semble-t-il, dans les opéras de province, mais aussi à l’Opéra Comique. Du côté des femmes, on engagea Renée Gilly et Adine Yosif qui se produisaient à l’Opéra-Comique depuis deux ans. La soprano Renée Gilly s’était illustrée dans Lohengrin en 1937 et Carmen en 1938. Enest Ansermet l’engagea plus tard, en 1950, avec Lucien Lovano pour Le Château de Barbe-Bleue de Bela Bartók. Retirée de la scène, elle enseigna au Conservatoire national de musique jusqu’en 1976. Adine Yosif naquit en Roumanie en 1916. Son éducation musicale eut lieu dans son enfance en France où elle suivit ses parents. Pendant l’Occupation, elle fut engagée à l’Opéra d’Alger, par le Capitole de Toulouse et par d’autres opéras de province. Elle rejoignit la troupe de l’Opéra-Comique en 1945 où elle parut dans La Tosca, Madame Butterfly et plus tard dans des opéras de Wagner.
Gaston Rye-Jean en couverture de La Semaine radiophonique (1947)

Il y a tout lieu de penser qu’on avait repris la traduction en français du livret que Georges-André Block rédigea pour le projet de création de Jenůfa à l’Opéra de Paris en 1938 qui fut abandonné.

Les auditeurs qui consultèrent une revue de programmes radiophoniques, par exemple La Semaine radiophonique eurent leur attention attirée par la présence d’un article Jenufa ou la Fille adoptive occupant une colonne quasi complète de la rubrique «Cette semaine au micro» que les lecteurs trouvaient dans les toutes premières pages de l’hebdomadaire. Roger Blanchard (3) évoquait les « débuts difficiles » de Janáček. Comme le compositeur était peu connu, sa biographie restait incertaine. Le faire étudier au Conservatoire de Prague en place et lieu de l’Ecole d’Orgue de la même ville était imputable a une lecture trop rapide (4) du livre de Daniel Muller (5). La phrase suivante « Janáček est un peu le Moussorgsky de la Tchécoslovaquie »  situait mieux le musicien. Blanchard s’étendait ensuite sur le déroulement de l’opéra dont il distinguait les différentes péripéties se succédant au fil des trois actes. Enfin, il signalait les « pages à louer dans cette partition ». Le commentateur avait-il assisté à une représentation de Jenůfa ? Peut-être en Allemagne, mais cette probabilité apparaissait peu plausible. Avait-il entendu un enregistrement de cette œuvre lyrique ? Impossible. La première gravure (6) n‘arriva qu’en 1949, soit deux ans plus tard que l’émission de la radio française. Heureusement, il existait le livre de Daniel Muller, vieux de dix-sept ans, dans lequel l’auteur disséquait cet opéra (7) qu’il tenait pour le plus beau fruit de Janáček. Et les scènes que Roger Blanchard distinguait reprenaient celles que Daniel Muller avaient portées en avant dans son livre. Dans le premier acte, il notait la prière de Jenůfa, le chœur des conscrits, le quatuor chanté par Jenůfa, Laca, le meunier et la grand-mère (pages 29 et 30 du livre de Muller), le duo entre Jenůfa et Števa, les danses paysannes. «Tout le second acte est remarquable» affirmait le chroniqueur. Au troisième acte, il signalait le «crescendo musical et dramatique qui précède la terrible confession de Kostelnička» (à la page 37 du livre de Muller) et qualifiait la fin de l’opéra, «véritable apothéose». Et il citait Daniel Muller «l’artiste a su créer pour nous une atmosphère prodigieuse de bonheur supra-terrestre, la vision idéale d’une sorte d’empyrée où la souffrance est abolie, juste compensation des misères d’ici-bas (8)».



Heureuse coïncidence ! Alors que dans les salles de concerts de l’Hexagone, comme sur les ondes françaises, le nom de Janáček brillait par son absence, ce vendredi 14 novembre 1947, on pouvait entendre, en se branchant sur l’émetteur de Munich, Kát’a Kabanová (9), opéra tout aussi inconnu en France que Jenůfa. Mais il fallait que l’auditeur choisisse l’un ou l’autre. Car malheureusement ces deux opéras se faisaient partiellement concurrence. En Allemagne, la diffusion débutait à 19 h 30, soit une bonne heure avant Paris. Pour une fois, l’alignement des astres se faisait au bénéfice du compositeur morave.


Quatre pleines années passèrent. Et en l’espace de quatre mois, deux diffusions radiophoniques d’ouvrages de Janáček ! Tout d’abord, le 11 février 1952, la Sinfonietta dirigée par Jascha Horenstein à la tête de l’Orchestre National sur la chaîne nationale. Et surtout le 27 juin, la deuxième exécution de Jenůfa toujours en version de concert. Comme on n’avait pas avancé dans la connaissance de ce compositeur, l’hebdomadaire La semaine radiophonique en date du 22 juin 1952 annonçait le titre de l’opéra dont le livret était toujours attribué à Gabriella Freiss tandis qu’on devait la musique à Leon Janaceck (10). Cette fois-ci, on confia l’orchestre radio-lyrique et les chœurs de la radio française à un chef qui s’était déjà signalé par son intérêt pour la musique de ses contemporains. Sortir des sentiers battus telle était la marque de Charles Bruck. «J’ai toujours eu l’horreur des programmes rabâchés. J’ai toujours essayé de rompre leur désespérante monotonie (11)» déclarait-il à Antoine Goléa. Détail qui a son importance, depuis 1949, il dirigeait l’orchestre de l’Opéra à Amsterdam.

Toujours est-il que c’est à Charles Bruck, en poste à l’étranger, qu’on demanda de mener à bien cette seconde exécution de Jenůfa. Il faut croire qu’on eut de la peine à décider un chef sur place. Penchons nous sur la distribution de cet opéra. On y remarque la présence de cinq interprètes déjà enrôlés en 1947, Joseph Peyron qui endossa de nouveau le rôle de Števa, Lucien Lovano, Claudine Verneuil, Simone Léandri et Andrée Cuvillier, qui reprirent les rôles qu’ils avaient tenus cinq ans auparavant, respectivement celui de Steva, du meunier, d’une servante et de Jano. Andrée Cuvillier glissa de celui de la femme du maire (tenu par Freda Betti) à celui de servante. Complétèrent la distribution André Vessières, (le maire), Geneviève Moizan, (Karolka), Denise Scharley, (Burja). Charles Bruck invita trois interprètes hollandais, le ténor Frans Vroon pour chanter Laca, la soprano Gré Brouwenstijn (12) pour le rôle titre et Lydie Van der Veen pour la marguillère. La Semaine radiophonique ne mentionne pas cette dernière, mais indique Hélène Bouvier sans toutefois lui attribuer de rôle, comme d’ailleurs à tous les autres interprètes qu’elle cite. Pourquoi Charles Bruck tint-il tant à ces trois interprètes néerlandais ? La raison est double. Il souhaitait tout d’abord une interprétation la plus adéquate possible. Ensuite et dans le prolongement de cette première exigence, ces trois interprètes avaient chanté et joué ces rôles sur la scène de l’Opéra d’Amsterdam sous l’une des meilleures et des plus idiomatiques baguettes qu’on puisse imaginer à l’époque, celle de Rafael Kubelik (13). Dans trois des quatre personnages principaux de l’opéra, ils pouvaient jouer un rôle d’entrainement positif vis-à-vis de leurs collègues français, si besoin s’en faisait sentir. Bruck essayait de mettre le maximum d’atouts de son côté pour sinon assurer le triomphe de cet opéra, du moins lui garantir une interprétation la plus juste possible. Bruck était coutumier de ce fait. Ses exigences incommodaient souvent les musiciens qui jouaient sous sa direction d’autant plus que, concentré sur sa tâche, il était plus qu’avare de compliments avec eux. Du côté du Poste National qui se chargeait de la diffusion, on avait demandé à José Bruyr (14) de s’occuper de la présentation de l’opéra. Ainsi, les auditeurs furent-ils guidés dans leur écoute de Jenůfa.

La Semaine radiophonique dans un pavé en page 4 reprit le papier antérieur de Roger Blanchard. La rédaction le présenta sous une forme contractée et en changeant l’ordre des paragraphes. On y retrouve la même erreur concernant les études de Janáček au conservatoire de Prague. Malgré tout, les éventuels auditeurs, lecteurs de la revue, pouvaient prendre connaissance avec l’intrigue de ce drame et le suivre ainsi plus facilement. Les trois interprètes néerlandais avaient chanté Jenůfa dans la langue originale à Amsterdam, mais pas les chanteurs français lors de la création cinq ans plus tôt. En 1952, il est probable que l’on choisit la langue française et que la version d’André-Georges Block fut utilisée une deuxième fois.

Six années passèrent. Sur les ondes de la radio, on entendit quelques bribes de la musique de Janáček. Le 12 mai 1953, Armand Belaï à la tête de son orchestre joua la juvénile Suite pour cordes. Deux jours plus tard, Jascha Horenstein fit découvrir sur la Chaîne nationale le dernier opéra que Janáček ait écrit, De la Maison des morts. En 1954, rien. Et pourtant, c’était le centième anniversaire de la naissance du compositeur. Mais, comme il n’était pas connu, encore moins reconnu à sa juste valeur, il n’était pas pensable de lui décerner une ou plusieurs journées en guise de consécration, cela n’aurait pas été compris et cette idée n’effleura pas les esprits des dirigeants de la radio. En 1955, en provenance de Salzbourg, on eut droit à une exécution de la Sinfonietta par Rafael Kubelik. En 1957, Rudolf Firkusny joua la Sonate I.X.1905. En fin d’année, au cours d’un concert de musique tchèque, Charles Bruck avec un plateau d’exception dévoila la Messe glagolitique, première audition française de cette Messe atypique.

Et c’est encore à Charles Bruck que l’on dut la troisième exécution de Jenůfa. Et c’est encore un vendredi que la radio française diffusa cette version de concert, le 19 septembre 1958, à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition du compositeur. De nouveau Bruck s’entoura de six «vétérans», Denise Scharlay (Buryja), Lucien Lovano (le meunier), André Vessières (le maire), Freda Betti (sa femme), Nadine Sautereau (Karolka) et Jacqueline Cauchard qui reprit son rôle de servante de 1947. Il convoqua Rita Gorr pour se glisser dans le rôle de Kostelnička, Denise Monteil dans celui de Jenůfa et Jean Giraudeau (15) endossa celui de Števa et Marcel Huylbrock (16) celui de Laca. Il compléta sa distribution avec Claudine Collart (Jano) et Geneviève Aurel dans le petit rôle de Barena. Dans l’information diffusée par Radio Télévision Cinéma, l’ancêtre de l’actuel Télérama, on corrigea les erreurs des éditions précédentes. L’auteur de la pièce retrouvait presque son vrai patronyme, Gabriella Preiss (alors qu’en tchèque, c’est Preissova - il est vrai que le suffixe «ová» s’applique aux femmes mariées). Par contre, on se savait pas que le compositeur était le librettiste de son opéra. Enfin les auditeurs bénéficièrent d’un texte de liaison qu’un homme de radio, Jean Mourier, rédigea et que, certainement, il lut au micro. Cependant, les archives de l’INA consultées indiquent une distribution un peu différente de celle inscrite sur l’hebdomadaire de radio. Geneviève Moizan tenait le rôle de Jenůfa, Henri Legay celui de Števa, Agnès Disney celui de la femme du maire et Germaine Bonnet celui de la servante. Inexplicablement, le rôle de Kostelnička est absent. Qu’en penser ? Impossible de répondre. Si pour les personnages secondaires, on peut considérer qu’il n’y avait pas d’incidence fâcheuse de voir une interprète remplacée par une autre, il n’en était pas tout-à-fait de même pour les rôles principaux de Jenůfa et de Števa. Au dernier moment, Charles Bruck aurait-il demandé à Geneviève Moizan de remplacer Denise Monteil, de même pour Henri Legay à la place de Jean Giraudeau ? Contentons nous de poser la question sans pouvoir apporter de réponse.

Présage ou simplement hasard, quatre jours avant la diffusion de Jenůfa, France III  dans son émission «harmonies du matin» programma Trois danses moraviennes de Klement Slavický et la Danse des Lachs n° 1 (Starodávný I) soit la première des Danses de Lachie. Fait assez rare pour être signalé, deux auditions radiophoniques d’œuvres de Janáček dans la même semaine sur les ondes de la radio nationale. Plus troublant, la radio belge (émetteur de Bruxelles) programma le 14 septembre, cinq jours avant la radio française, une audition de Jenůfa. Les solistes, les chœurs et l’orchestre étaient dirigés par Jaroslav Krumbholc. Le Théâtre National de Prague, pas plus que les autres maisons d’opéra tchèques, n’afficha Jenůfa sous la direction de ce chef en 1958 ; d’autre part, Krumbholc n’avait pas encore enregistré cet opéra (il le grava en 1960 aux Pays-Bas lors du Festival de Hollande). Le livre très documenté Svět Janáčkovch oper (17) (Le Monde des opéras de Janáček) n’indique aucune représentation de Jenůfa sous la baguette de Krumbholc en 1958, ni d’ailleurs les années précédentes. Qu’en déduire ? Une fois encore, devant l’imprécision des sources on en est réduit à se poser des questions sans en trouver les réponses (18). N’empêche, en 1958, tout auditeur favorablement impressionné par l’audition d’une œuvre de Janáček avait la possibilité, très rare à cette époque, d’écouter deux versions de Jenůfa à quelques jours d’intervalle.

Comment fut reçue la création française de Jenůfa en 1947 ? Un tel événement à la radio française ne reçut pas de commentaires dans la presse, spécialisée ou non. Et dans les salles de concert, comme sur les ondes de la radio (19), on n’entendit pas plus souvent les œuvres de Janáček. Pour les radiodiffusions postérieures (1952 et 1958), on doit formuler le même constat que pour la première exécution française de Jenůfa. Puisqu’on ne connaissait pas ou si peu et la musique et le compositeur, les notices conçues dans les hebdomadaires radio eurent au moins le mérite de lever un coin du voile qui recouvrait Jenůfa jusqu’alors. Nul doute que plus d’un auditeur dut dresser l’oreille à cet opéra inédit lorsque des ondes radio les paroles et les mélodies leur parvinrent. Malgré l’éloignement temporel de chacune de ces radiodiffusions, elles donnèrent lieu à la formation d’un cercle d’auditeurs sensibles à cette musique, certes bien modeste en nombre, mais qui forma le premier groupe de mélomanes réceptifs aux opéras de Janáček.

Si on ne retient que les deux productions radiophoniques conduites par Charles Bruck dans les années 50, on constate qu’elles mobilisèrent une bonne dizaine des chanteurs français, membres pour la plupart de la troupe de l’Opéra de Paris, qui jouèrent un rôle important sur les scènes lyriques françaises dans la diffusion opératique de cette période.  D’autant plus que quelques-uns s’étaient déjà retrouvés ensemble pour la première exécution en version de concert du dernier opéra de Janáček, De la Maison des morts en 1953 (Jean Giraudeau, Lucien Lovano, Joseph Peyron, André Vessières). Participer à Jenůfa ne donnait probablement pas l’impression d’entrer dans une expérimentation extraordinaire et ne prenait pas le pas sur d’autres prises de rôle dans d’autres opéras encore peu joués (Œdipe d’Enesco, La Chartreuse de Parme de Sauguet, par exemple) et encore moins dans ceux dont la renommée remontait à plusieurs dizaine d’années et dans lesquels il était impératif de se trouver acteur. Néanmoins, ces interprètes vocaux pouvaient parler de Jenůfa en toute connaissance de cause. Dans le milieu musical, ils contribuèrent à la constitution d’un petit groupe d’artistes capables d’apprécier un peu ou beaucoup la musique du compositeur morave.

Lucien Lovano détenteur du rôle du meunier dans les 3 radiodiffusions
La version de concert d’un opéra n’est qu’un pis-aller, mais nécessaire en l’absence de représentation scénique si des décideurs et/ou des interprètes souhaitent apporter aux mélomanes une pièce lyrique encore inconnue dans l’attente d’une hypothétique production par une maison d’opéra. Le jeu scénique, la spatialisation des voix, l’expression corporelle, celle des visages, le symbolisme d’un décor, les couleurs des costumes alliés à la présence des musiciens, tous ces éléments concourent à un spectacle total d’une épaisseur quasi palpable qu’une transmission par disque ou radio ne peut traduire qu’imparfaitement et partiellement. Pourtant, à défaut d’assister à une version scénique, le recours a un média reste souvent la seule occasion d’approcher un nouvel opéra.
Parallèlement à ces deuxième et troisième diffusions, la radio française relaya l’actualité qui toucha les opéras de Janáček. En 1957, vint du Théâtre des Nations, en provenance du Komische Oper de Berlin, la révélation d’un opéra atypique du compositeur et d’une mise en scène innovatrice de Walter Felsenstein, La Petite Renarde rusée qu’on s’obstinait à considérer de sexe masculin, sans doute par la faute d’une traduction approximative. Pendant une dizaine de minutes, des échos de cette renarde retentirent sur l’antenne de Paris Inter le 25 mai 1957. Deux ans plus tard, toujours grâce au Théâtre des Nations, de Belgrade arriva Kát’a Kabanová. La Chaîne Nationale assura une radiodiffusion de l’intégralité de cet opéra, une première française, le 19 septembre 1959. L’appréciation de la critique et l’accueil que réserva le public à ces deux opéras, tout mesurés qu’ils furent - moins pour l’animal des bois que pour la jeune femme - œuvrèrent pourtant à élargir le cercle encore très modeste des mélomanes qui goûtèrent cette musique.


Il devint moins difficile de tenter une production scénique de Jenůfa. A Strasbourg, on saisit cette opportunité en 1962.


distributions successives de Jenůfa
rôle
1947
1952
1958
Buryja
Yvonne Corke
Denise Scharley
Denise Scharley
Laca
Gaston Rye-Jean
Frans Vroon
Marcel Huylbrock
Števa
Joseph Peyron
Joseph Peyron Jean Giraudeau
Jenůfa
Adine Yosif
Gré Brouwenstijn
Denise Monteil
Kostelnička
Renée Gilly
Lydie van der Veen
Rita Gorr
Le meunier
Lucien Lovano
Lucien Lovano Lucien Lovano
Le maire
Charles Clavensy André Vessières André Vessières
La femme du maire
Andrée Cuvillier
Freda Betti
Freda Betti
Karolka, leur fille
Nadine Sautereau
Geneviève Moizan
Nadine Sautereau
Une servante
Jacqueline Cauchard
Andrée Cuvillier Jacqueline Cauchard
Barena
Simone Léandri
Simone Léandri Geneviève Aurel
Jano
Claudine Verneuil
Claudine Verneuil Claudine Collart
chef d'orchestre
François Jaroshy
Charles Bruck
Charles Bruck

Joseph Colomb - février 2016

Notes :

* Jean Giraudeau et Denise Monteil ont peut-être été remplacés par Henri Legay et Geneviève Moizan.

1. Wladimir Porché resta Directeur général de la Radiodiffusion jusqu’en 1957.

2. Je n’ai pas retrouvé le nom du pianiste. C’est dans le cadre du Club d’essai de la radio qu’eut lieu cette interprétation.

3. Roger Blanchard (1919 - 2011), compositeur, musicologue, chef de chœurs, connu par son activité au service de la musique ancienne qu’il servit avec un ensemble de musiciens qui portait son nom.

4. En page 12 du livre de Muller, il est écrit «Admis sans difficulté à l’école d’orgue de Prague» (l’équivalent d’un Conservatoire)…

5. En octobre 1930, aux Editions Rieder, dans la collection Maîtres de la musique ancienne et moderne, parut le livre de Daniel Muller, intitulé sobrement JANÁČEK, sixième volume de la collection dirigée par le musicologue André Cœuroy.

6. De 1949 date le premier enregistrement de Jenůfa (opéra dans son intégralité). L’orchestre de Cologne conduit par Richard Kraus accompagnait les chanteurs qui s’exprimaient en allemand.

7. De la page 29 à la page 56 de son livre, Daniel Muller étudiait Jenůfa en 8 points. Le livre comprenait 84 pages de texte. On voit donc que l’auteur considérait Jenůfa comme opéra central de la production du compositeur.

8. La citation se trouve à la page 56 du livre de Daniel Muller.

9. Kát’a Kabanová était donné à l’Opéra bavarois.

10. Pendant longtemps dans la presse française, la graphie du compositeur fut approximative. Elle n’était pas due à une succession de coquilles malencontreuses, mais essentiellement à une méconnaissance du musicien.

11. Dans l’hebdomadaire Radio-Cinéma du 10 mars 1953. Remarquons au passage que Charles Bruck et Antoine Goléa sont nés tous les deux en Roumanie.

12.  Gré Brouwenstijn (1915 - 1999) soprano néerlandaise fut attachée à l’Opéra d’Amsterdam en 1946. Elle se produisit en Grande Bretagne, à Berlin, à Bayreuth.En 1959 sous la direction de Lovro von Matacic, elle est Jenůfa à Chicago. En 1960, lors du Festival de Hollande annuel, elle chanta une nouvelle fois Jenůfa sous la direction de Jaroslav Krumholc. La production fut enregistrée. On en découvre les échos dans un coffret de 2 CD édité par Opera Depot.

13. Le 15 juin 1951, l’Opéra d’Amsterdam donna la création hollandaise de Jenůfa.

14. José Bruyr (1889 - 1980) né en Belgique. Musicographe, il est très connu pour ses livres sur des compositeurs et pour sa participation à la mythique émission de radio dirigée par Armand Panigel, La tribune des critiques de disques.

15. Jean Giraudeau (1916 - 1995), ténor. Au cours des années 50, il sera un «pensionnaire» aussi bien à l’Opéra-Comique qu’à l’Opéra Garnier. Il fera partie de la distribution de la version de concert De la Maison des morts en 1954 sous la direction de Jascha Horenstein.

16. Marcel Huylbrock (1921 - , ténor belge, interpréta le rôle de Tikhon dans la première française de Kát’a Kabanová à Paris en février 1968 que dirigea Jean Périsson.

17. Svět Janáčkovch oper, édité par le Musée morave, le Centre Leoš Janáček et la ville de Brno en 1998, rédigé par Svatava Příbáňovà et Zuzana Ledererová-Protivová, introduction d’Alena Němcová.

18. Le n° 452 de Radio Télévision Cinéma n’indique aucun nom d’interprète, pas plus que celui de l’orchestre et du lieu de la représentation.

19. La patiente recension de Jana Dostrasilova dans les archives de l’INA, qu’elle m’a aimablement transmise, ne signale pas de radiodiffusions de Janáček de 1947 jusqu’en 1952.

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