Les Rhapsodies slaves de Dvořák : l'ombre de Beethoven ?
Dans son article sur les Variations symphoniques et les Rhapsodies slaves de Dvořák, Dr Beveridge énonce une étonnante assertion :
des allusions peut-être intentionnelles à des moments clefs de symphonies de Beethoven (à la 9e pour la 1e Rhapsodie, à la 5e pour la 3e Rhapsodie) n'ont pas été relevées, sans aucun doute pour la raison que le style général des Rhapsodies ne s'apparente jamais à celui de Beethoven.
J'ai écrit au Dr Beveridge pour lui demander des précisions sur ces "allusions" beethovéniennes. Il me répondit que dans la première, le passage Tempo di marcia (mesure 158) rappelle la marche du Finale de la 9e Symphonie de Beethoven, avec un ton de si bémol inattendu depuis la dominante en ré. Chez Dvořák comme chez Beethoven, ajouta-t-il, le rythme de la marche est donné seul quelques mesures avant la mélodie proprement dite, et les deux compositeurs utilisent triangle, cymbales et grosse caisse.
Pour surprenante qu'elle soit, la remarque de D. Beveridge est donc formellement exacte, et argumentée avec raison, comme nous le verrons avec l'extrait de la partition plus loin dans cet article.
Nous ne saurons sans doute jamais si cette allusion à Beethoven a été conçue comme telle par Dvořák. Cette étonnante analogie m'a incité à revisiter la première Rhapsodie slave avec un nouveau regard : et si le compositeur tchèque avait voulu saluer la mémoire de Beethoven, au-delà de ce passage Tempo di marcia ?
Nous ne saurons sans doute jamais si cette allusion à Beethoven a été conçue comme telle par Dvořák. Cette étonnante analogie m'a incité à revisiter la première Rhapsodie slave avec un nouveau regard : et si le compositeur tchèque avait voulu saluer la mémoire de Beethoven, au-delà de ce passage Tempo di marcia ?
Pour ce travail j'ai fait l'exercice d'examiner la partition dans le but de dénicher d'éventuelles autres allusions à Beethoven - peut-être, faute d'autres indices plaidant en faveur de cette hypothèse, fortuites et sans signification particulière.
L'article ci-dessous concerne la Première Rhapsodie.
Pour la deuxième Rhapsodie slave, cliquer ici.
... et ici pour la troisième Rhapsodie slave.
L'article ci-dessous concerne la Première Rhapsodie.
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La première Rhapsodie commence par un solo de timbales couvertes, qui énoncent un simple rythme :
Puis la mélodie est entonnée par la petite harmonie (mesure 9, à la 14e seconde dans l'extrait sonore) :
Un détail frappe d'emblée : mesures 12 et 13 (20e seconde et suivantes dans l'extrait sonore), Dvořák isole une cellule rythmique qui débute la mélodie à la suite de sa première note pour la confier au second hautbois et au second cor, appuyée par la timbale. Cette cellule de quatre notes reprend le célèbre rythme introductif de la 5e Symphonie de Beethoven : brève - brève - brève - longue. À ce stade, il ne s'agit peut-être que d'une coïncidence sans signification. Toujours est-il que nous retrouvons cette cellule aux bois et aux timbales avant un nouvel énoncé du thème (mes. 14, sec. 24) :
Ce thème "populaire" s'éteint doucement alors que revient la cellule de quatre notes, au second hautbois et aux violoncelles (mes. 33-34), puis par la petite harmonie (mes. 41-44) :
On l'entend dès lors à plusieurs reprises, par les différents pupitres. À titre d'exemple, voici la reprise Grandioso de la mélodie initiale (mes. 89) par tout l'orchestre. Le rythme noir-noir-noir-blanche apparaît, soit incorporé au thème dont il est issu (par exemple aux violons et au piccolo) soit de façon isolée (cors, timbales, cellos et basses) :
On l'entend dès lors à plusieurs reprises, par les différents pupitres. À titre d'exemple, voici la reprise Grandioso de la mélodie initiale (mes. 89) par tout l'orchestre. Le rythme noir-noir-noir-blanche apparaît, soit incorporé au thème dont il est issu (par exemple aux violons et au piccolo) soit de façon isolée (cors, timbales, cellos et basses) :
Le passage indiqué par le Dr Beveridge commence en fin de section C, mesure 154. Deux trompettes jouent une noire au premier temps pendant six mesures (l'accompagnement des autres pupitres s'arrête à la fin de la deuxième mesure, si bien que les trompettes jouent seules le reste de la portée) :
Ce passage est immédiatement suivi par le Tempo di marcia, marqué (mesures 158-161) par une alternance du jeu d'une fanfare en 2/4. Le premier temps est joué par les bassons, un trombone, la cymbale et la grosse caisse (pianissimo pour ces deux derniers instruments), auxquels répondent hautbois, cors et triangle au second temps. À la mesure 162, la clarinette entonne dans la tonalité de si la marche proprement dite. C'est donc ce passage qui représente, pour le musicologue américain, une possible allusion à la célèbre marche de la dernière symphonie de Beethoven :
La cellule rythmique "beethovénienne" revient plus loin au cœur d'un épisode aux accents tragiques - une longue transition crescendo vers un nouveau passage rapide. Cet épisode commence à la mesure 315 (lettre H) dont voici le début de la partition :
L'ensemble de ce passage (jusqu'à la mesure 344, lettre I) est parcouru par le rythme en question : nous en dénombrons 22 répétitions au fil des 30 mesures qu'il comprend ! Dans sa dernière partie, la lancinante progression des violons (mes. 329 et suivantes, cf. ci-dessous, et à partir de la 19e seconde dans l'extrait sonore) n'est pas sans évoquer le style de Beethoven si bien qu'il est permis de se demander si Dvořák n'a pas voulu faire écho ici à la transition entre le Scherzo et le Finale de la Symphonie du destin :
Les caractéristiques rythmiques déjà évoquées se retrouvent dans les sections suivantes, vivifiantes et exacerbées, de la Rhapsodie. Il reste à souligner que la toute dernière section (lettre M, mes. 460) laisse à nouveau s'épancher la cellule rythmique, répétée finalement pas moins de dix fois de suite aux flûtes (accompagnées de pupitres divers) dans un effet de délivrance souveraine (est-ce pourtant la simple évocation d'un chant d'oiseau ?), laissant à deux trompettes en sourdine et deux cors le soin d'entonner pianissimo l'incipit du premier thème. Voici les dernières mesures de cette étonnante Rhapsodie :
Volonté délibérée d'évoquer Beethoven ? L'hypothèse étonne : que viendrait faire le maître de Bonn dans une rhapsodie slave, lui qui n'a pas laissé de rhapsodie et n'était pas slave ?
Il convient de nuancer cette première impression. "Slave" était, en l'occurrence, à la fois une évidence (Dvořák était un Slave) et une étiquette destinée à séduire un certain public. En vérité, aucun air populaire slave (ni d'aucune autre culture) n'apparaît dans les Rhapsodies de Dvořák : il en a inventé toutes les mélodies. L'intérêt de Dvořák pour Beethoven est relativement bien documenté, et il est courant de trouver des allusions au compositeur allemand dans plusieurs des œuvres du Tchèque (par exemples, les Symphonies 1 et 9, l'ouverture Mon pays natal ou maintes pages de sa musique de chambre).
La possibilité d'un clin d’œil n'est donc pas aussi saugrenue qu'on pourrait l'imaginer a priori. L'on remarquera avec raison que la cellule rythmique brève-brève-brève-longue est relativement courante dans la littérature musicale (et on trouvera des exemples en remontant bien avant que Beethoven n'écrive sa 5e Symphonie, comme chez Haydn avec la Symphonie n. 73) et qu'il serait abusif de conclure quoi que ce soit de la simple présence de ce rythme particulier. Il n'en reste pas moins que l'usage répété et insistant de cette formule, issue d'une mélodie entièrement inventée et peut-être imaginée à cette fin, conjugué avec son emploi dans des passages de tension ne saurait à mon sens suffire à lever définitivement le doute.
Alain Chotil-Fani, 27 mars 2016 - rév. 20 avril 2016
Alain CF
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Volonté délibérée d'évoquer Beethoven ? L'hypothèse étonne : que viendrait faire le maître de Bonn dans une rhapsodie slave, lui qui n'a pas laissé de rhapsodie et n'était pas slave ?
Il convient de nuancer cette première impression. "Slave" était, en l'occurrence, à la fois une évidence (Dvořák était un Slave) et une étiquette destinée à séduire un certain public. En vérité, aucun air populaire slave (ni d'aucune autre culture) n'apparaît dans les Rhapsodies de Dvořák : il en a inventé toutes les mélodies. L'intérêt de Dvořák pour Beethoven est relativement bien documenté, et il est courant de trouver des allusions au compositeur allemand dans plusieurs des œuvres du Tchèque (par exemples, les Symphonies 1 et 9, l'ouverture Mon pays natal ou maintes pages de sa musique de chambre).
La possibilité d'un clin d’œil n'est donc pas aussi saugrenue qu'on pourrait l'imaginer a priori. L'on remarquera avec raison que la cellule rythmique brève-brève-brève-longue est relativement courante dans la littérature musicale (et on trouvera des exemples en remontant bien avant que Beethoven n'écrive sa 5e Symphonie, comme chez Haydn avec la Symphonie n. 73) et qu'il serait abusif de conclure quoi que ce soit de la simple présence de ce rythme particulier. Il n'en reste pas moins que l'usage répété et insistant de cette formule, issue d'une mélodie entièrement inventée et peut-être imaginée à cette fin, conjugué avec son emploi dans des passages de tension ne saurait à mon sens suffire à lever définitivement le doute.
Alain Chotil-Fani, 27 mars 2016 - rév. 20 avril 2016
Remerciements
Les extraits sonores utilisés pour illustrer cet article proviennent d'une version historique de Karel Šejna avec la Philharmonie Tchèque. Cet enregistrement m'a été gracieusement fourni par Alain Deguernel, fondateur de l'indispensable Forgotten Records. Les lecteurs de ce site connaissent déjà l'exceptionnel travail de restauration et de redécouverte patiemment réalisé par A. Deguernel : qu'il en soit, ainsi que pour son aide désintéressée, mille fois remercié.Alain CF








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