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12 janvier 2016

Boulez et Janáček


Boulez et Janáček

Alors que Pierre Boulez vient de disparaître le 5 janvier 2016, et que de nombreux hommages lui sont rendus, nous n’ajouterons pas un énième portrait d’un compositeur considérable et d’un grand chef d’orchestre, laissant cette tâche à ceux qui l’ont bien connu et qui ont travaillé de nombreuses années avec lui. Beaucoup plus modestement, nous nous attacherons à relater ce qu’apporta Pierre Boulez dans la découverte française de Janáček.

De 1950 jusqu’à 1980, combien de chefs d’orchestre français servirent le maître morave ? Bien peu. Saluons Charles Bruck, Jean Périsson, Serge Baudo. A la fin de cette période, Pierre Boulez ajouta son nom prestigieux à cette cohorte de chefs non moins valeureux.

Dès ses premières compositions et ses premières prises de paroles, Boulez se conduisit comme un agitateur d’idées, secouant la torpeur dans laquelle campait une grande partie du milieu musical français. L’un des instruments dont il se dota pour mener à bien sa tâche se dénommait Le Domaine musical.

Le Domaine musical tint une place particulière parmi les associations parisiennes de concerts de cette époque. Fondée donc en 1953 par un jeune musicien qui n'avait pas encore atteint la trentaine, avec l'appui de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, intégré à leur troupe en tant que directeur de la musique, cette structure musicale, soutenue par le mécénat privé et par de nombreux intellectuels, pendant ses vingt ans d'existence, agit comme un laboratoire dans lequel s'épanouissaient les tendances les plus modernes, ancrées pour la plupart dans la lignée des des trois Viennois - Schoenberg, Berg, Webern - et surtout du dernier nommé. Cette initiative se manifesta au long des saisons mettant ainsi le public en contact avec de jeunes créateurs audacieux. Contentons nous de citer les noms de Berio, Nono, Maderna, Pousseur, Stockhausen, Henze, Kagel, Barraqué, Méfano et Amy. En même temps, Boulez souligna la modernité des aînés encore méconnus, Varèse, Ives, Bartók.

Fort des certitudes que la fougue et l'enthousiasme de sa jeunesse lui dictaient, Pierre Boulez écrivit dans un article intitulé « Eventuellement » de La Revue Musicale : « affirmons, à notre tour, que tout musicien qui n'a pas ressenti - nous ne disons pas compris, mais bien ressenti - la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE (1). Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque (2) ». Un peu plus tard, en 1963, lors de la création de Wozzeck à Paris, Nicole Hirsch, rapportait dans l'Express ses propos tout aussi tranchés : « C'est le seul opéra du XXe siècle qui tienne le coup. L'opéra moderne naît avec Wozzeck qui est à la fois l'apothéose et la fin de l'opéra romantique. C'est Alban Berg qui a réalisé cette formule de Wagner, mettre la symphonie de Beethoven au théâtre (3)». Vingt ans plus tard, Boulez révisa son jugement en installant Janáček au côté de Berg. Dommage qu'il ne l'ait pas fait plus tôt. Mais ses préoccupations dans les années 50 étaient autres, comme d’ailleurs celles de la plupart des compositeurs français.

Comment expliquer, dans les années 50 et 60, cette attitude d'un compositeur et d'un chef de si grande valeur ? Si, au sortir de la guerre, le jeune Pierre Boulez analysait la situation musicale comme un désert qu'il était nécessaire de peupler, il choisit une colonie sérielle. Dans les années du Domaine musical, prisonnier d'un système de pensée musicale paraissant bien trop rigide à ses détracteurs, il n'infléchit guère ses choix. En 2003, Boulez confessa qu'au cours de ses études au Conservatoire, Janáček était totalement inconnu et que même Messiaen ne le connaissait pas. Aveu sincère, mais qui n'excuse pas complètement son attitude, toute partagée qu'elle fut par l'avant-garde européenne, tant à Paris qu'à Darmstadt et à Donaueschingen. La religion sérielle devait-elle être exclusive ? Oui, si l'on en croit les écrits de Boulez à cette époque et surtout les controverses que le musicien provoquait. Il est vrai que, jusqu'à 1950, la musique du maître morave ne pénétrait qu'au compte-goutte dans notre pays, et Varèse, par exemple, n’était guère plus connu. Ce compositeur avait l’avantage sur Janáček d’appartenir à un espace géographique et culturel dans lequel le monde musical français se mouvait tandis qu’au long des années 50 la musique de Janáček  se trouvait en partie prise en otage par la crise Est - Ouest et le jdanovisme qui sévissait encore dans les pays d’Europe centrale.

Pourtant, quelques interprètes français, dans l'entre-deux-guerres, avaient fréquenté le monde du compositeur morave. Un musicologue de la valeur de Marc Pincherle l'avait découvert et pouvait témoigner de sa richesse. Des chefs tchèques, tels Kubelik et Ančerl, des solistes tels Rudolf Firkušný et Josef Páleníček jouaient ses ouvrages. Ils étaient vraiment trop peu nombreux pour que leurs exécutions éveillent de la curiosité. Le livre de Daniel Muller, vingt ans après sa parution, ne jouissait pas du prestige que d’autres musicologues, plus cotés, auraient pu apporter à Janáček. Comme le regard de Boulez restait fixé sur la ligne d'horizon du dodécaphonisme, il ne pouvait pas, par un coup d'œil transversal ou un peu plus lointain, s'apercevoir de la présence de Janáček et d'autres « classiques contemporains (4) ». 

Dans les années du Domaine Musical, Pierre Boulez effectua un tri artistique,  distinguant les compositeurs d'un passé plus ou moins récent qui méritaient un coup de projecteur pour leur action moderniste dans l'époque dans laquelle ils  vivaient et rejetant les autres dans les oubliettes de l'histoire. Sans remonter trop loin, Debussy, Schoenberg, Berg, Webern, Stravinsky, Bartók et Varèse constituaient des jalons, des phares qui éclairaient l'avenir musical. Un peu plus tard, Pierre Boulez reconnut le rôle charnière que tenait Gustav Mahler, au tournant du XXe siècle, entre l'ancien temps musical et le nouveau. A la fin des années 1970, il jeta son regard et tendit l'oreille vers la Moravie d'où lui parvinrent quelques bribes lyriques qui l'interrogèrent. La conversion était en route. Fin février et début mars 1979, il dirigea à l'Opéra de Paris Lulu (5) d'Alban Berg avec Teresa Stratas et Yvonne Minton alors qu'en mai Claudio Abbado assura une reprise de Wozzeck. Parallèlement, avec l'Ensemble Intercontemporain il inaugura un cycle Berg (6) au cours duquel il confronta le compositeur autrichien à Stravinsky, puis au cours d'un second concert à Bartók enfin le 19 mars, au Théâtre d'Orsay, à… Janáček ! Issus de deux cultures différentes, séparés par une génération au moins, préoccupés par des poétiques distinctes, la rencontre s'avérait hasardeuse. Au delà des apparences qui montraient que tout séparait les deux compositeurs, Boulez trouvait une cohérence à travers deux œuvres phares du compositeur morave et du compositeur autrichien : la mise en perspective du Journal d'un disparu et de la Suite lyrique qu'il qualifiait dans son introduction de « journal intime » et « théâtre imaginaire ». Il avait mobilisé pour cette rencontre le ténor anglais Robert Tear que le piano d'Alain Planès accompagnait(7) et le Quatuor Alban Berg, le bien nommé. Boulez caractérisa Janáček d’une « culture locale et particularisante » en opposition à Alban Berg qui, lui, se nourrissait d'une « culture savante » puisée à la source viennoise, héritage de plusieurs siècles de musique élaborée. On risquait de considérer le compositeur morave comme un bon sauvage ! Cependant un tel concert, sous la houlette d’un Boulez qui imprimait une marque si forte dans la conscience musicale française, matérialisait un début de changement de la perception du compositeur morave chez les tenants de la musique moderne, débarrassés des oripeaux du passé.

Les Parisiens ne furent pas les seuls à assister à cette joute pacifique entre Alban Berg et Janáček. France Musique prit l'initiative de porter sur les ondes, au début de la soirée du 27 mars 1979, le contenu de ce concert auquel furent ajoutés quelques chœurs interprétés par les incontournables instituteurs moraves.

L’engagement de Boulez envers Janáček ne signa pas immédiatement l’adoption par le public français des ouvrages du compositeur de Brno.  Ce fut un indice avant-coureur qui ouvrit la voie, d’autant plus qu’Alain Planès, au début des années 1980 interpréta Dans les brumes un certain nombre de fois, aussi bien à Paris qu’à Limoges, Angoulême et dans d’autres villes et au cours du festival de musique naissant de La Roque d’Anthéron. Si bien que lorsque l’Opéra de Paris organisa un festival Janáček avec Kát'a Kabanová et De la maison des morts et plusieurs autres concerts de musique symphonique et de musique de chambre, le triomphe survint. Les esprits alors étaient mûrs, bien aidés par la prise de position antérieure de Pierre Boulez.

Au début des années 80, pour bien montrer le modernisme de Janáček, Boulez cala son Capriccio entre la Sérénade opus 24 de Schoenberg, The Unanswered question (la Question sans réponse) de Charles Ives et Renard de Stravinsky, tous ouvrages des années 20 ou environ (8). Alain Planès de nouveau s'affronta avec la partie de piano du maître morave. L'Ensemble Intercontemporain assura la cohabitation de ces quatre ouvrages au Théâtre de la Ville, le 12 avril 1979. Il céda encore à ses charmes en fin d'année 1980, lorsqu'il dirigea au Théâtre de la Ville (9), le maître morave en compagnie de Stravinsky, Webern et Stockhausen. Les musiciens de l'Ensemble Intercontemporain jouèrent-ils Mládí ce soir-là ? J'incline à le penser bien que l'annonce du concert ne le précisait pas et que je n'ai pas retrouvé de compte-rendu.  Par contre, il est sûr que, le 2 mai 1985, il dirigea Mládí avec son Ensemble Intercontemporain. Jamais Pierre Boulez n'avait autant choyé le maître morave en si peu de temps. Malheureusement, cette lune de miel, si elle se prolongea quelque peu dans les mois suivants, sembla perdre de son attrait aux yeux du chef d'orchestre qui observa un long silence, durant une vingtaine d'années, avant de revenir à Janáček dans les années 2000.


Pierre Boulez
cliché aimablement communiqué par son auteur, Jean Radel

Les vues de Boulez sur la musique de Janáček  concordaient avec celles de Milan Kundera, sans qu’ils se soient concertés. Pierre Boulez se focalisa sur les œuvres de la dernière décennie de la vie du compositeur. Il marqua d’une empreinte particulière son interprétation de la Sinfonietta, du Capriccio et de la Messe glagolitique, ces trois ouvrages réunis dans un même concert parisien le 4 octobre 2003. 

La seconde exécution de la Messe se coula dans l'écrin de la basilique de Saint-Denis lors du Festival habituel du mois de juin en 2009. Le verbe impérieux et précis de Boulez portait toujours haut et loin. Sa stature de compositeur, de chef, de théoricien en imposait dans le monde musical français. Toujours aussi tranchant, mais d'une manière un peu plus souple que dans les années 50, Boulez hissait Janáček sur un pavois. Après en avoir été écarté pendant longtemps, ce compositeur solitaire et non-conformiste entrait dans le panthéon des compositeurs du XXème siècle, désigné par le grand maître de la musique contemporaine. Boulez prouva en 2007 que cette position se justifiait. La production De la Maison des morts qu'il dirigea à Aix-en-Provence (et ailleurs en Europe) connut un retentissement considérable, encore renforcé par la sortie ultérieure du DVD. 

Défricheur de territoires musicaux peu courus, Boulez contribua à imposer Janáček alors que le public français entamait la découverte de sa musique et s’apprêtait à l'apprécier de plus en plus. Sans lui, la reconnaissance du génie du maître morave par les mélomanes aurait sans doute tardé un peu plus.

Joseph Colomb - janvier 2016

Notes

1. En capitales dans le texte.

2. La Revue Musicale, n° 212, page 119, avril 1952.

3. L'Express, n° 650 du 28 novembre 1963, page 35.

4. suivant le terme utilisé par Boulez lui-même pour qualifier les créateurs du début du XXe siècle qui trouvaient grâce à son entendement.

5. Le dimanche 15 avril, conjointement sur France Musique et sur la chaîne de télévision A2, retransmission d'une représentation de Lulu ! Heureuse époque ! Heureux téléspectateurs !

6. La revue Harmonie, dans son numéro 146 du mois d'avril 1979 salua ces événements par un long article d'Harry Hallbreich (20 pages !) avec une bibliographie et un discographie qui ne recensait pas moins de 50 enregistrements de la musique de Berg !

7. la mezzo Anna Ringart chantait Zofka, la noire tzigane, tandis que Muriel Berger, Birgit Grenat et Martine Terrier formaient le chœur de femmes.

8. Précisons : The Unanswered question de Charles Ives date de 1906, Renard de Stravinsky de 1916/7, la Sérénade opus 24 de Schœnberg de 1923 et le Capriccio de 1926.

9. Le concert eut lieu le 8 décembre 1980 au moment où Jenůfa entrait pour la première fois à l'Opéra de Paris.


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