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16 décembre 2015

Etrange cantate


L’étrange cantate

Sous ce titre étrange, un chroniqueur de Nantes le soir, Yves de Careil, rédigea en 1930 un étrange compte-rendu d’une œuvre musicale dont il n’avait pas entendu une seule note. Etrange, n’est-ce pas ? D’ailleurs le compositeur dont il était question était tout aussi étrange qu’étranger à commencer par son nom Vycpálek et à continuer par le titre de sa cantate Les fins dernières de l’homme (c’est du moins ainsi que l’on traduisit en France le titre original Kantáta o poslednich věcech člověka). En fait, avait-on déjà rencontré sa musique en France avant la première audition de cette cantate, le 16 février 1930 ? A deux ou trois reprises à Paris en 1927 et à Lyon en 1922 et 1923. Bien peu pour se faire une opinion à travers les quelques lignes relevées dans les pages de Comoedia si l’on habitait pas dans ces deux villes et donc si l’on n’avait pas pu entendre des bribes de sa musique. Avait-on rencontré son nom dans la presse française ? Oui, mais à de rares exceptions et à condition de s’intéresser de très près à la musique, y compris lorsqu’elle ne touchait pas directement notre pays. Roland-Manuel de retour du deuxième Festival de musique d’orchestre de la Société internationale de musique contemporaine donné à Prague écrivait que «on peut également beaucoup attendre de M. Vycpalek, qui affirme aux meilleurs endroits de sa Cantate sur les dernières choses de l’homme, une sensibilité musicale poignante, essentiellement slave au demeurant (1)». Quelques semaines plus tard, en consultant le programme du Festival de la Société internationale de musique contemporaine de Venise centré sur la musique de chambre, on pouvait retrouver le nom de Vycpálek pour Trois lieder au même concert où l’on entendit le Quatuor à cordes (La Sonate à Kreutzer) de Leoš Janáček. Une brève mention dans un numéro spécial Le Figaro en Tchécoslovaquie (2) signalait Vycpálek et sa cantate dont le titre était traduit différemment La Mort et l’Au-delà.

Voici donc ce qu’écrivait Yves de Careil dans Nantes le soir.
«On a donné dernièrement, chez Lamoureux, la première audition d’une œuvre du compositeur tchécoslovaque, Ladislav Vycpalek, qui a pour titre «Cantate des dernières choses de l’homme». Rien de moins folâtre, on le devine. Il s’agit, en effet, d’un dialogue entre le moribond et les héritiers, entre le corps et l’âme.
Le moribond demande :
Dites-moi ce que l’on donne
Quand il trépasse, au pauvre homme.
Les héritiers répondent :
Habit fait de toile blanche,
Etui fait de quatre planches,
Logis fait de bonne glaise
Pour y dormir à son aise…
Un nom gravé sur la pierre…
Et maintenant repose en paix…
Tache, tache, pauvre hère,
D’oublier, durant tes songes,
Ton passé lourd de mensonges,
Et tes remords et tes regrets.
Le moribond est un peu effrayé (on le serait à moins, n’est-ce pas ?) Alors un chœur de femmes annonce :
C’est nous la Mort, pour te servir
Allons, debout, il faut venir.

Quant à la musique, voici ce qu’en dit Florent Schmitt dans son feuilleton du Temps :
«L’orchestre, presque uniquement fait des cordes, est incurablement neutre et gris, sans couleur ni pittoresque. Aucun accent rythmique : les noires se suivent à pas comptés dans un quatre-temps immuable de symphonie-de-Franck. Véritable cortège de deuil que ces noires. Pour tout dire, c’est ennuyeux, morne, ajouterait Paul Morand, comme un chèque sans provision.»

Le commentateur ajoutait que Schmitt modérait sa critique en déclarant qu’il y avait dans cette cantate «comme une espèce de grandeur extra-humaine qui, si elle ne vous transporte pas, vous glace de respect (3)».

Cette chronique parue dans un journal nantais appelle plusieurs remarques. Bien que n’étant pas touché localement par ce concert - celui-ci, rappelons le se produisit à Paris - aux bords de Loire, on jetait un œil sur l’actualité musicale parisienne. Il est vrai que Florent Schmitt jouissait en ces années d’une influence assez considérable, à la fois en tant que compositeur et en tant que critique musical. A Nantes, où comme dans beaucoup d’autres villes de province, une riche saison musicale existait, on avait reçu à plusieurs reprises des ensembles tchèques, à commencer par le Quatuor Slovaque qu’on dénomma tchèque comme partout ailleurs. J’ai déjà fait part des sentiments nantais provoqués par les concerts qu’ils donnèrent à la salle Gigant (suivre le lien). L’article publié par Yves de Careil en 1930 démontre que certains mélomanes souhaitaient élargir leur horizon musical en ne le limitant pas aux seules gloires du passé. Il est insolite qu’un chroniqueur s’exprime sur une œuvre musicale qu’il n’a pas entendu. Et pour ce faire, qu’il convoque l’avis d’un autre musicien. Sans doute accordait-il des mérites aux propos de Florent Schmitt et à sa musique. Etonnamment, en 1938, Henry Bidou dans les colonnes du Temps usa d’un procédé presque identique. Le 19 novembre 1938, il consacra entièrement sa chronique à un opéra de Janáček qu’il n’avait pas vu sur une scène, mais comme il avait scrupuleusement étudié la partition de La Petite Renarde rusée (suivre le lien), celle-ci lui servit d’intermédiaire pour appréhender la pièce lyrique.  

On ne peut pas affirmer que, depuis cette première audition en 1930, la musique de  Vycpálek se soit imposée en France et que son nom se soit répandu. Il est vrai que le langage de Vycpálek (1882 - 1969), pourtant contemporain quasi exact de Stravinsky et de Bartók, n’égale en rien celui de ces deux compositeurs, ni celui de son aîné Janáček pas plus que celui de son cadet Martinů. Pourtant, cette cantate d’une durée assez conséquente (environ 45 minutes) qui a été enregistrée par un chef de l’envergure de celle de Karel Ančerl mérite malgré tout une écoute attentive.


Vycpálek au début de sa vie de compositeur, 
croqué par Marcelle Bialès

Dès la création française en 1930 de cette Cantate des fins dernières de l’homme (4), sa réception par Paul Le Flem fut nettement plus nuancée. Le compositeur doublé d’un critique consciencieux et ouvert tint longtemps une place primordiale dans le quotidien Comoedia.  Dès le lendemain de la création, il y rédigea une chronique assez développée. «Des chœurs, des soli, des développements orchestraux se partagent l’ouvrage que parcourent des chants populaires d’un sentiment très large». Il insista sur les chœurs qui interviennent à plusieurs reprises dans la cantate «Les chœurs sont remarquablement écrits. Ils utilisent surtout les procédés fugués ; ils révèlent une science profonde de l’écriture polyphonique, un grand instinct des voix». Qui mieux que le chef de chœurs des Chanteurs de Saint-Gervais pouvait embrasser cette partition et la place des chœurs ? Paul Le Flem qui dirigeait cet ensemble choral avait eu le temps de l’étudier, de la décortiquer sous tous les aspects pour préparer ses choristes qui intervinrent au cours de cette création. «Des passages purement symphoniques […] font, eux aussi, un large emploi de la fugue et du style en imitations. L’ingéniosité du musicien, son habileté contrapontique s’y donnent cours (5)»

L’œuvre est austère à plusieurs endroits, certes, mais ne reste pas constamment dans le ton «neutre et gris» qui avait marqué Florent Schmitt. Le Flem relevait un certain nombre d’aspects qui singularisaient cette cantate sans toutefois faire de son créateur l’un des porte-étendards de la musique tchèque des années 20. La fin de la cantate où les chœurs joignent leur force expressive à tous les pupitres de l’orchestre possède une certaine grandeur, bien loin du «neutre et gris», mais bien loin également du chatoiement, de la vigueur et de l’inventivité surprenante qu’insufflera Janáček dans sa Messe glagolitique cinq ans plus tard.

Merci à Michelle Bourhis, musicologue, de m’avoir transmis la critique d’Yves de Careil.

Joseph Colomb - novembre 2015

Notes : 

1. Le Figaro du 5 juin 1925.

2. Numéro spécial de 32 pages en date du 29 février 1928.

3. Nantes le soir, 29 mars 1930, page 22.

4. La composition de la Cantate date de 1921. En Tchécoslovaquie, en cette même année, Janáček composait Kat’á Kabanová.

5. Comoedia, 17 février 1930.

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