Pages

26 novembre 2015

Les ouvertures de Dvořák

Les ouvertures de Dvořák

Dr Beveridge nous a aimablement transmis le texte qu'il a rédigé pour un enregistrement d'ouvertures d'Antonín Dvořák. En voici une traduction exclusive pour MusicaBohemica.

*
**

Les ouvertures occupent une place importante dans la vaste production du compositeur tchèque Antonín Dvořák. Une ouverture est une page symphonique, comparable en durée et en forme au premier mouvement d'une symphonie, et destinée à préluder à un opéra ou à une pièce déclamée ; dans certains cas, elle ne fait qu'imiter un tel projet, de sorte que l'auditeur puisse s'imaginer une intrigue théâtrale qui en réalité ne lui succède pas. Dvořák écrivit pas moins de treize ouvertures. Huit d'entre elles (de 1871 à 1902) précédent l'exécution de ses opéras : en effet, parmi ses douze œuvres de ce genre, seules trois ne possèdent pas, et n'ont jamais possédé, d'introduction orchestrale assez substantielle pour être qualifiée d'ouverture.

Il existe en outre les œuvres présentées dans cet enregistrement : cinq ouvertures, datant des années centrales de la période créatrice de Dvořák. Leur progression dans le temps est intéressante. Elles évoluent vers toujours plus d'autonomie, de sorte qu'elles finissent par suggérer une oeuvre scénique ou une histoire, au lieu de la précéder. Ainsi, la première d'entre elles, Mon Pays natal (1882), fut écrite à l'origine pour introduire une pièce parlée. C'est bien dans cette circonstance qu'on la joua pour la première fois, avant que la pièce ne sombre dans l'oubli pour ne laisser survivre que son ouverture. L'Ouverture hussite de 1883 devait précéder une oeuvre déclamée qui ne fut jamais achevée. Les ouvertures Dans la nature, Carnaval et Othello des années 1891-92 furent conçues dès l'origine en tant qu’œuvres de concert. Pour les deux premières, “l'intrigue” n'est spécifiée que par le titre alors que pour la dernière (inspirée par Shakespeare) Dvořák écrivit des indications sur la partition manuscrite en référence à quelques épisodes bien identifiés de cette pièce. La suite logique de cette série devait venir avec les cinq poèmes symphoniques de 1896-97 : des œuvres orchestrales qui ne sont plus l'anticipation d'un drame mais incarnent elles-mêmes le drame.

Mon pays natal fut commandé par la direction du Théâtre Provisoire de Prague comme musique d'accompagnement d'une pièce de F. F. Šamberk. Cette oeuvre comportait aussi des entractes et des passages conçus pour être joués pendant la déclamation. La pièce de théâtre, Josef Kajetán Tyl, retrace des épisodes de la vie réelle du rôle titre, une figure majeure de la littérature tchèque. Dvořák débute son ouverture avec les premières notes de l'une des mélodies favorites de Tyl, le chant populaire tchèque “Tout caquette dans notre basse-cour” qui devient ensuite, après l'introduction lente, le premier thème de la section principale de l'ouverture, jouée rapidement. Mais nous entendons aussi un chant patriotique dont le texte est dû à Tyl en personne, “Où est ma maison ?”, un chant sur une musique de František Škroup qui était déjà alors adopté par les Tchèques (vivant dans l'Empire austro-hongrois) comme hymne officieux, et actuel hymne national de la République Tchèque. Des éléments de la musique de Škroup apparaissent aussi dans l'introduction de l'ouverture ; la chanson entière, avec un rythme modifié, devient ensuite le second thème lyrique de l'Allegro, délicatement joué par la clarinette, pour être restituée de façon exaltante dans un climax de tout l'orchestre.


Statue catholique à Telč, cité conquise par les Hussites en 1423 (photo Alain CF)


L'Ouverture hussite est à plusieurs égards analogue. Elle fut commandée par F. A. Šubert pour servir d'introduction à une trilogie de pièces qu'il envisageait d'écrire sur l'histoire du réformateur religieux Jan Hus (Jean Huss), brûlé vif pour le péché d'hérésie en 1415, et les guerres qui en découlèrent entre ses partisans et les représentants de l'Eglise Catholique, avant que le Pape n'accordât aux Tchèques le droit de pratiquer leur religion selon les enseignements de Hus. Šubert ne dépassa pas le premier acte dans l'écriture de sa trilogie, mais l'ouverture, donnée en première audition l'année 1883 pour l'ouverture du Théâtre National de Prague (désormais plus un théâtre “provisoire”), fit grosse impression. Comme Mon pays natal, elle se fonde sur les mélodies de deux chants traditionnels tchèques, ici des chants religieux du Moyen-Âge. Le début de l'oeuvre est un choral noble et empli de dévotion imaginé par Dvořák. Mais après seulement huit mesures s'impose un sombre mode mineur traversé par d'inquiétantes prémonitions des luttes à venir, avec la citation d'une brève phrase d'un plain-chant suppliant Wenceslas, saint patron des Tchèques, de “prier Dieu pour nous” ; puis avec la répétition de quatre notes sévères inaugurant le début de l'hymne de guerre hussite “Nous, les guerriers de Dieu”. L'entrée des cordes cite de manière plus apaisée le chant de St Wenceslas. Au fil de l'ouverture ces deux mélodies (et d'autres inventées par Dvořák) s'entrelacent, l'hymne guerrier déferlant en vagues de plus en plus terrifiantes dans la section centrale avant de mener l'oeuvre à son finale jubilatoire.

Les trois ouvertures de 1891-92 sont très différentes sur plusieurs plans. Dvořák les a composées de sa propre initiative, avec des mélodies entièrement de son invention. Elles ne sont en aucun cas prévues pour être jouées avant une oeuvre théâtrale, et leur programme, plutôt que tchèque, est bien international. Dvořák voulait à l'origine que ces trois ouvertures soient jouées ensemble comme une oeuvre à part entière. Une même mélodie les relie entre elles : il s'agit du thème principal de la première, déguisée dans le thème principal de la deuxième et seulement plus explicite dans la section centrale contemplative, alors qu'elle retrouve un rôle important dans la troisième. D'un ami de Dvořák nous savons que ce thème représente le compositeur lui-même, apparemment dans ses réponses aux différentes situations imaginées. Dvořák hésita beaucoup sur les titres à donner à ces ouvertures. Il choisit assez rapidement Nature, Vie et Amour, titres auxquels il ajouta ensuite Carnaval et Othello entre parenthèses pour les deux dernières. Alors qu'il préparait la publication de ces œuvres, il décida de donner pour uniques titres ceux qu'il avait mis entre parenthèses, et il est vrai qu'ils paraissent correspondre en tout point au contenu musical. A l'occasion de leur publication il admit aussi que chacune d'entre elles, après tout, pouvait être exécutée séparément.

Si la Symphonie pastorale de Beethoven invite à partager les „joyeux“ sentiments d'une arrivée à la campagne, avec l'ouverture de Dvořák Dans la nature ces sentiments deviennent extatiques : l'attitude du compositeur envers la nature touchait à la dévotion. Quoi qu'il en soit, les deux auteurs choisirent de privilégier l'expression des passions à celle des descriptions. Tous deux, cependant, imitèrent le chant des oiseaux, qui passionnait tant Dvořák.

Dvořák, certes pas un adepte de la foule, se sentit certainement moins en terrain connu avec les festivités de Carnaval (entendu au sens de la période de carnaval précédant le Carême). Il sut cependant en dépeindre l'exubérant tourbillon de gaieté avec une verve admirable. Et dans le délicat interlude – une retraite momentanée de l'action, comme si le protagoniste avait rejoint le calme refuge d'une forêt ou une prairie, peut-être avec sa bien-aimée – nous écoutons son thème empreint d'une immense émotion.

Pour le moins curieux est le choix de la tragédie Othello comme source d'inspiration de la dernière ouverture de la trilogie, surtout quand on se rappelle que le projet original était de représenter “l'amour” (l'amour a toujours figuré en bonne place et de façon explicite dans la devise de Dvořák “Dieu , Amour, Patrie”). Il en résulta cependant une œuvre d’une très grande force et à la beauté subjuguante. Plusieurs fois, que ce soit dans le passé ou dans des œuvres à venir, Dvořák a su monter combien il était capable d'exprimer douleur et lutte angoissée. Mais aucune autre page d'importance ne possède comme ici une fin tragique où nul “rai de lumière” ne vient éclairer les ténèbres. Les annotations programmatiques sur la partition manuscrite, confinées à la seconde partie de l'ouverture, se réfèrent à Othello et Desdémone “dans une douce étreinte, enivrante de béatitude” pour un passage où les échelles chromatiques ascendantes répondent à des accords prolongés haletants, et en effet enivrants, jusqu'à une progression évoquant la musique du “sommeil magique” de Wagner. Mais la jalousie injustifiée d'Othello – anticipée dès les premières mesures – croît en vagues successives, si bien qu'il finisse par étrangler Desdémone, sur de véhéments et dissonants accords de tout l'orchestre alors que, seuls, violoncelles et contrebasses font s'écouler des cris d'angoisse. Il regrette presque aussitôt son acte et prie, la musique rappelant l'ouverture en forme de prière. Nous entendons un écho de “l’enivrante étreinte” quand il l'embrasse pour la dernière fois, puis sa colère resurgit, cette fois-ci contre lui-même, pour s'achever avec les furieuses pages de son suicide.

Les cinq ouvertures de cet enregistrement sont orchestrées avec richesse et ardeur, réclamant des palettes d'instruments souvent plus étendues que celles des symphonies de maturité, parfois même faisant usage de procédés particuliers. Pour leur couleur orchestrale, la richesse de leur contenu poétique, aussi bien que pour la pure invention musicale et la maîtrise de leur forme, ces ouvertures représentent des joyaux brillant d'un feu particulier dans le trésor du legs artistique de Dvořák.

Dr David Beveridge
Traduction Alain Chotil-Fani, novembre 2015

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire