Janáček reçu par des compositeurs français (avant 1939)
Depuis la fin de la rédaction de mon livre Janáček en France en juin 2012 (édité en 2014), j’ai pu consulter des sources contenant les commentaires de Louis Aubert, Pierre-Octave Ferroud et Paul Le Flem sur Janáček. Cet article apporte donc un éclairage légèrement modifié sur les relations entre les compositeurs français et la musique de Janáček avant 1939.
Les contacts de Janáček avec les compositeurs français lors des festivals de la SIMC (Société Internationale de Musique Contemporaine) à Salzbourg, à Venise, à Prague, à Francfort furent, apparemment, inexistants. Il y côtoya pourtant la musique de Florent Schmitt (1), Ravel, Honegger, Milhaud, Poulenc, Koechlin présentée à Salzbourg en 1923. Si certains de ces compositeurs français se trouvaient effectivement à Salzbourg, au plus on se salua de part et d'autre et on en resta là. Dans une lettre (2) à la musicologue anglaise Rosa Newmarch (3), Janáček lui indiqua qu’il rencontra beaucoup de musiciens sans détailler la teneur et la fréquence des conversations qu’il eut avec eux. Poulenc qui assista au festival de la SIMC arriva après celui du 5 août au cours duquel la sonate pour violon et piano de Janáček fut jouée. La musique de Poulenc était bien trop éloignée du langage personnel de Janacek et réciproquement. Si la rencontre entre les deux hommes avait eu lieu, probablement ni l’un ni l’autre ne se seraient vraiment compris. Quant à Arthur Honegger, l’exécution de sa Sonate pour alto et piano intervint le lendemain, le 6 août. Le compositeur franco-suisse fit le voyage de Salzbourg, mais rien ne dit qu’il discuta avec Janáček, en tous cas il n’en parla pas à ses proches et son biographe Hary Halbreich dans son gros volume publié en 1992 n’en dit mot. Encore une occasion perdue pour une meilleure connaissance du compositeur morave par ses collègues français. Restant plutôt sur la réserve vis-à-vis de ses confrères d'autres pays, Janáček en portait lui-même une part de responsabilité, même si pour sa première sortie internationale, il sembla plus communicatif que de coutume. Comme aucun instrumentiste (4), aucun compositeur de notre pays ne fit le voyage de Brno (5), les liens entre Janáček et la France furent réduits à leur plus simple expression. Il manquait justement à Janáček l'équivalent français de la britannique Rosa Newmarch…
A Prague en 1924, Arthur Honegger, Florent Schmitt et Albert Roussel virent une de leurs œuvres jouée. Albert Roussel se déplaça au bord de la Vltava cette année-là où il devint pour un jour le correspondant de Comoedia. Il ne rencontra pas Janáček en personne, mais entendit un ou plusieurs de ses chœurs au cours d’un concert donné par la Chorale des instituteurs de Prague dirigée par Metod Doležil. Dans son article, il ne dit pas un mot de Kát’a Kabanová (6), opéra pourtant représenté à Prague le 28 mai, trois jours avant que débutent les concerts de musique symphonique du festival. Mais peut-être Albert Roussel n’était-il pas encore arrivé en Bohême ? Dans une lettre à Georges Jean-Aubry en date du 6 juin 1924, Roussel lui déclarait que seuls quatre Français se trouvaient à Prague pour ce festival, le chef Georges Martin Witkowski (7) et son épouse, Charles Stern et lui-même.
L’année suivante, toujours à Prague, ce fut au tour de Darius Milhaud et de Roland-Manuel d’être invités ; pour Milhaud des fragments symphoniques de Protée que Václav Talich se chargea de diriger le 19 mai, mais le compositeur français ne fit pas le voyage de la capitale tchécoslovaque. Par contre Roland-Manuel dont on joua Tempo di ballo fréquenta les salles de concert pragoises. Il éprouva le besoin de citer Prihody Lisky Bistrousky (La Petite Renarde rusée), de Janáček «admirable doyen de l’Ecole tchèque, plus jeune que les jeunes, et plus audacieux que pas un (8)».
A Venise en 1925, la France était représentée par Jacques Ibert, Maurice Ravel, et de nouveau par Arthur Honegger et Albert Roussel. Maurice Ravel, Albert Roussel et Honegger restèrent en France, quant à Ibert, je n’ai pas trouvé, jusqu’à présent, mention de son passage dans la ville des Doges (9). On y chanta aussi L’horizon chimérique de Gabriel Fauré disparu l’année précédente. Janáček présent à la plupart des concerts, dans son feuilleton Basta, évoqua des pièces de Schoenberg, de Stravinsky et quelques autres, mais parmi les compositeurs de l’Hexagone ne mentionna qu’Albert Roussel dont il releva le romantisme des quatre pièces intitulées Joueurs de flûte que le flûtiste Louis Fleury et son épouse au piano interprétèrent. Du côté français comme du côté morave, on s’ignora poliment.
Enfin à Francfort, en 1927, le seul représentant français s’appelait Raymond Petit (10). Une rencontre eut-elle lieu entre les deux musiciens ? Dans son courrier de l’époque, Janáček n’en fait pas mention. Cependant Raymond Petit se transforma en chroniqueur pour Le Ménestrel où il cita le Concertino de Janáček «plein d’une verve populaire, vigoureuse, jeune et drue (11)».
A Genève, en 1929, l'année suivant la disparition du compositeur, sa Messe glagolitique eut l’honneur de représenter la Tchécoslovaquie. Parmi les compositeurs français, des pièces de Marcel Delannoy, Manuel Rosenthal et Maurice Delage exprimaient les tendances présentes de la musique de l’Hexagone. Etant donnée la proximité de Genève, on peut penser qu’ils firent le voyage en Suisse, sinon tous les trois du moins l’un ou l’autre d’entre eux. Assistèrent-ils à l'exécution de la Messe morave ? Nous n'en savons rien. Aucun écrit de leur part ne nous est parvenu sur cette question à moins qu'il reste caché dans une correspondance privée.
A l’évidence, tous les compositeurs français dont le nom a été évoqué ont rencontré au moins le patronyme du compositeur morave, présent sur le programme d’un concert des festivals de musique contemporaine entre 1923 et 1929. Certains poussèrent peut-être la curiosité à s’informer sur lui, comme ils purent le faire vis-à-vis de compositeurs d’autres nations présents à ces festivals, mais ils restèrent discrets sur ce fait. En dehors de ces concerts internationaux, nous savons d'une façon certaine qu'Albert Roussel assista à l'exécution du quatuor n° 1, Sonate à Kreutzer par le Quatuor Zika, fin janvier 1931, lors d'une séance de l'AFEEA (12). Lui non plus ne s'exprima pas publiquement sur cette œuvre (13).
En 1928, Vincent d’Indy effectua un voyage en Europe centrale. Bien qu’âgé de 77 ans, le compositeur français, toujours aussi actif, s’efforçait de répondre à des invitations et saisissait ainsi l’occasion en pays étranger de confirmer la place remarquable qu’il tenait depuis la fin du XIXe siècle dans la musique française, bien qu'elle soit contestée très fortement par les "debussystes" et les nouvelles générations de compositeurs (le Groupe des Six en particulier). A Budapest, le 4 mai, à la tête d’un orchestre, il programma Istar, Wallenstein et le prélude de Fervaal et le 8 mai des œuvres de musique de chambre pour lesquelles il tint le piano. Il obtint un franc succès dans la capitale hongroise. Auparavant à Prague, les 21 et 28 avril, il dirigea Le Chant de la Cloche, légende dramatique en un prologue et sept tableaux composée entre 1879 et 1883. Cette œuvre nécessite un ténor, une soprano, un chœur duquel quelques chanteurs se dégagent pour faire vivre des personnages secondaires accompagnés par un orchestre fourni. En ce mois d’avril 1928, Janáček se rendit deux fois à Prague ; la première fois pour assister le 8 avril à la première pragoise de la Messe glagolitique, la deuxième fois, le 23 avril pour écouter la version piano de ses Danses de Lachie. Dès le lendemain, il visitait Kamila Stösslová à Pisek avant de revenir chez lui à Brno le jour suivant. Sur sa table de travail, les pages de son dernier opéra, De la maison des morts, l’attendaient. Présents tous les deux dans la capitale tchécoslovaque le 23 avril, d’Indy et Janáček ne se rencontrèrent pas. Un des aspects des compositions, le versant folklorique du compositeur de la Symphonie cévenole aurait pu intéresser le collecteur de musique populaire morave et le conduire à assister à la première présentation du Chant de la Cloche, mais Janáček ne se déplaça à Prague que deux jours plus tard. De son côté, dans sa correspondance, d’Indy ne souffla pas un mot des œuvres de musique tchèque qu’il aurait pu entendre lors de son séjour pragois en 1928 et au cours des deux précédents en 1925 et 1926. On ne sait donc pas s’il entendit une œuvre de Janáček et ce qu’il en pensa. S’ils s’étaient rencontrés, Janáček et d’Indy se seraient-ils compris ? Il est permis d’en douter. En dehors d’un intérêt commun pour la musique populaire, le rigide D’Indy aurait-il pu communiquer avec Janáček, électron libre musical morave ? Les extrêmes peuvent se rencontrer, mais très rarement. On ne voit pas trop comment un d’Indy, sourcilleux de la forme des compositions, aurait pu accepter la liberté du musicien morave.
Entre octobre 1935 et mai 1936, un festival de musique tchèque fut monté par le ministre de Tchécoslovaquie en France, Štefan Osuský et de Miloš Šafránek, secrétaire de «l’ambassade». Au cours de ces cinq concerts, on donna des œuvres de Josef Suk, Vitězslav Novák, Vaclav Štepán, entre autres. Le 25 mars 1936, Le Journal d’un disparu eut droit à sa deuxième audition française par le ténor José de Trévi et la mezzo Germaine Cernay accompagnés par la pianiste Germaine Leroux. Tous ces concerts furent diffusés par Radio-Paris. Pour tenter de leur donner une plus grande audience, on engagea un certain nombre de compositeurs français dans un comité de patronage. On y trouva les noms d’Albert Roussel, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Jean Roger-Ducasse, Pierre-Octave Ferroud. Sauf le premier et le dernier cité, aucun des trois autres ne donna par des écrits publics un avis sur la musique de Janáček.
Certains compositeurs ajoutaient à leurs dons de composition la facilité de leur plume dans des tribunes de journaux spécialisés ou non. En dehors de celui de Florent Schmitt, les noms de Louis Aubert, Georges Dandelot, Gustave Bret, Paul Ladmirault, Paul Le Flem, Pierre-Octave Ferroud et Alfred Bruneau (14) actuellement ne nous évoquent rien de vraiment précis pour la plupart d’entre nous. De plus, leurs noms ne s'inscrivent que très rarement aux programmes des concerts d'un ensemble de chambre ou orchestral, pas plus qu'ils n'apparaissent sur ceux de solistes instrumentaux et vocaux. Le disque les ignore superbement sauf lorsqu'une association locale (bretonne, provençale) s'évertue à graver quelques-unes de leurs pièces sur des disques réservés à ses sociétaires et que le mélomane ordinaire a des difficultés à se procurer. Actuellement, en dehors de ces sept musiciens, seul le nom de Florent Schmitt suggère un compositeur qui joua un rôle important dans l’histoire de la musique française du XXe siècle avec en particulier son Psaume XLVII et sa Tragédie de Salomé. Pourtant les huit compositeurs, présents à un concert ou un autre où un ouvrage de Janáček était joué, évoquèrent furtivement et certains de manière plus développée la musique du compositeur de Brno. Il n'est pas indifférent d'en prendre connaissance.
Georges Dandelot apprécia modérément le quatuor n° 1 et un peu plus vivement la sonate pour violon et piano la qualifiant d'œuvre riche, équilibrée et composée. Le compositeur Paul Ladmirault, replié dans sa province, la Bretagne, resta de marbre devant ce quatuor, indéchiffrable pour son entendement. Gustave Bret, quant à lui, assista à la prestation de la Chorale des Institutrices de Prague dont il goûta la cohésion, l'harmonie, la sûreté et le sens de l'ensemble (15). Il réserva donc ses applaudissements aux exécutants et à son chef qui occultèrent, bien malgré eux, les ouvrages des compositeurs tchèques dont Bret ne releva aucun nom ni aucun titre. Alfred Bruneau, quant à lui, après son avis positif sur les Danses de Lachie, ajouta, visant Janáček « on lui garde un gré infini d’avoir supérieurement traduit la beauté frémissante de l’âme populaire et son opéra Jenufa, entièrement inspiré de la vie vie paysanne, compte encore de fervents admirateurs (16) ». Mais Bruneau, à qui il ne restait plus que quatre années de vie, ne rencontra plus jamais la musique du compositeur de Jenůfa.
Durant l’entre-deux-guerres, Florent Schmitt tint une place assez considérable dans le paysage musical français. Non seulement, plusieurs de ses œuvres figurèrent assez souvent aux concerts des grandes institutions parisiennes, mais il mit sa plume qu’il avait brillante et aigüe au service de ses idées. Maniant l’ironie avec maestria dans une prose tantôt mordante, tantôt agressive, souvent acerbe et ardente, son talent de polémiste attirait les regards sur ses chroniques qu’il destina au Temps de 1929 à 1939 après en avoir livrées auparavant dans d’autres journaux et revues. Florent Schmitt assista au concert de la Chorale des Institutrices tchèques en novembre 1930. Il fut le seul à s'étendre sur une non-audition, mais ses raisons valent la peine d'être soulignées. « Le programme annonçait une seconde œuvre de Janacek, Kaspar Rucky. Mais - douane ou censure - nous en fûmes privés, et je le regrette, car j'avais été mis en appétit par la description que M. Daniel Muller, dans son livre si joliment orné de gravures sur le musicien d'Hukvaldy, fait de ce poème avec son thème vaporeux de légende, en sextolets flottant mollement sur le chœur comme une écharpe de vieille dentelle (17) ». Florent Schmitt ne fut certainement pas le seul à ressentir de l'appétit après la lecture de ce livre de Daniel Muller. Excellente illustration que la prose d'un auteur pouvait aiguiller un auditeur jusqu'à l'œuvre musicale. Encore aurait-il fallu, dans le cas de Janáček et dans ce contexte précis des années 1930, que des interprètes consentent à se pencher sur ses ouvrages. Or, dans les années suivantes, les exécutions de ses œuvres n'encombrèrent pas les salles de concert. Florent Schmitt dirigea le conservatoire de musique de Lyon pendant trois ans, de 1921 à 1924. Pendant ces années, à la tête des Petits Concerts, et par ailleurs professeur à ce même conservatoire, Léon Vallas programma à plusieurs reprises des pièces de compositeurs tchèques dont le cycle Dans les brumes en février 1923. Schmitt assista-t-il à cette création ? Si oui, il ne le mentionna pas et sinon il semble bien que l'écho de cette exécution ne soit pas parvenu jusqu'à lui ou n’ait pas éveillé alors la moindre curiosité envers ce compositeur. En 1936, lors de la seconde exécution française du Journal d'un disparu, il regrettait les mauvaises conditions dans lesquelles elle s'était déroulée. Si bien qu'il ne devait baser son jugement sur le Journal bien plus en fonction de sa lecture du volume de Daniel Muller et des avis des interlocuteurs tchèques qu'il avait rencontrés lors de son déplacement à Prague au cours des années 30 que sur son audition présente. Rien de vraiment saillant dans les écrits de Schmitt ne signalait aux autres compositeurs français l'originalité de ce musicien morave. Mentionnons que Florent Schmitt ne se contenta pas d’admirer les voix des institutrices pragoises. Il leur dédia ainsi qu’à leur chef Metod Vymetal, six chœurs pour voix de femmes, essentiellement sur des poèmes (18) de Paul Fort et Cécile Sauvage, que les Concerts Colonne créèrent en février 1933. La connexion France-Tchécoslovaquie fonctionnait une fois encore à travers ces pièces.
Louis Aubert s’exprima par trois fois sur la musique de Janáček. Il assista à la création de la Sinfonietta. «Je ne crois pas cependant que ce soit par cette œuvre malhabile ou tout au moins inexperte que le nom de Janacek passerait à la postérité» prophétisa-t--il avant d’ajouter qu’il trouvait « infiniment mieux venues […] les courtes pages dans le sentiment populaire (19)» sans pourtant spécifier les titres de ces pièces. En 1929, comme beaucoup d’autres, Louis Aubert n’entendait la musique des compositeurs d’Europe centrale et donc celle Janáček qu’au travers d’un prisme exotique. L’année suivante, à l’image de beaucoup d’autres commentateurs, il goûta «l’extraordinaire qualité de timbre des contralti (20)» de la chorale des institutrices de Prague sans relever le nom d’aucun des compositeurs interprétés par ces chanteuses. Pour la dernière rencontre avec la musique de Janáček, Louis Aubert se montra nettement plus enthousiaste. «Son Journal d’un disparu[…] est tout brûlant d’un feu intérieur dont on ne peut s’empêcher de ressentir la chaleur. La mélancolie, le charme, le lyrisme, un vif sentiment dramatique se succèdent au long de ces pages dont la sincérité et l’élan s’imposent vigoureusement à l’auditeur». Cependant, son audition restait légèrement déformée par cet à priori exotique par lequel il ressentait la musique du maître de Brno. L’art de Janáček «représente magnifiquement les caractères ethniques (21)» de son peuple, écrivait-il même s’il nuançait en ajoutant qu’il atteignait d’autant mieux à l’universel qu’il était plus essentiellement ancré dans sa tradition nationale. Dans le grand mouvement d’émancipation culturelle et artistique qui correspondait aussi pour la plupart de ces peuples à un affranchissement politique (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie), on ne voulait retenir qu’une valorisation de leur folklore par les créateurs issus de ces pays et non leur génie propre qui pouvaient égaler ceux des grandes nations.
Dans le comité de la société musicale Triton, Pierre-Octave Ferroud tenait une place sinon primordiale du moins majeure. Sa curiosité, sa volonté d'offrir une grande place à la musique contemporaine européenne dans les soirées du Triton donnèrent quelques chances à la musique de Janáček (sonate pour violon et piano, Journal d'un disparu). On sait qu'il visita l'Europe centrale à plusieurs reprises jusqu’au jour tragique de sa disparition en Hongrie (le 17 août 1936). Les autres initiateurs du Triton, Henry Barraud, Emmanuel Bondeville et Jean Rivier assistèrent probablement à ces concerts. Henry Barraud dans son livre Un compositeur aux commandes de la radio (22), il est vrai centré essentiellement sur son activité à la radio, ne fit cependant aucune allusion au compositeur morave. En novembre 1930, comme la plupart de ses collègues, Pierre-Octave Ferroud tomba sous le charme des voix des institutrices de Prague. Cependant, il crut opportun de citer les noms de deux compositeurs interprétés par les chanteuses tchèques. Albert Roussel pour son Madrigal aux Muses et Janáček pour son Belvédère. Quelques jours plus tard, il précisait que «le répertoire de la chorale tchécoslovaque n’est pas formé seulement de chansons populaires, mais de quantité d’œuvres que des musiciens modernes, notamment Leos Janacek, ont composé à leur intention (23), et dont les difficultés d’intonation et de rythme passent la commune mesure (24)». Le fait de relever un seul nom, celui de Janáček, parmi tous ceux que la chorale chantait démontrait l’impact que subit Ferroud à l’écoute de la musique de l’auteur de Jenůfa. Quelques semaines plus tard, Ferroud saluait la parution du livre de Daniel Muller «qui met à sa véritable place un musicien peu connu de nous et dont l’indépendance est désormais comme le panache blanc auquel se rallie la jeune école tchécoslovaque (25)». Par contre, en 1936, deux mots lui suffirent pour qualifier Le Journal d’un disparu de «naïveté inspirée (26)» sans développer plus sa pensée. Dommage. Sa mort prématurée durant l’été de cette année 1936 interrompit son compagnonnage avec le maître de Brno.
Des liens assez forts unissaient Pierre-Octave Ferroud à Francis Poulenc ; pourtant aucune lettre entre les deux compositeurs ne figure dans la correspondance de Poulenc. (27 ) Le compositeur du Concerto champêtre assista-t-il à certains concerts du Triton en dehors de celui où il accompagna au piano ses Cinq poèmes de Max Jacob ? (28) Bien qu’il privilégiât les soirées de la société La Sirène, lorsqu’il quittait sa demeure tourangelle pour se rendre à Paris, il jetait quand même un œil sur ceux de la société concurrente où d’assez nombreux compositeurs étrangers, dont Janáček, tenaient une place dans la programmation. Après s’être manqué à Salzbourg en 1923, à défaut de rencontrer le compositeur, Poulenc entendit-il parler de Janáček par son ami Pierre-Octave Ferroud, cheville ouvrière de Triton ? Rien, dans sa correspondance le laisse présager. D’autre part, les rares incursions françaises d’ouvrages du maître de Brno (Le Journal d’un disparu en 1922 et 1935, la Sinfonietta en 1929 à Paris, La Chorale des institutrices de Prague apportant le Belvédère en 1930 et La Piste du loup en 1937 à Paris) restèrent ignorées de Poulenc. Là encore, aucune mention dans son abondante correspondance. Les préoccupations de Poulenc et son monde musical étaient trop différents pour qu’il s’approche de celui de Janáček.
Paul Le Flem assista à quatre créations françaises d’ouvrages de Janáček. Il était présent lorsque Pierre Monteux dirigea la première de la Sinfonietta. Son compte-rendu commence par un satisfecit. «Les cinq morceaux de cette partition frappent surtout par la clarté d’une instrumentation judicieuse et équilibrée». S’il fut sensible à la fanfare introductive qui «a beaucoup de brillant», il ressentit «à la longue, une impression de monotonie». Il retint toutefois «l’ingéniosité de certaines alliances sonores, leur légèreté, leur éclat [qui] nous montrent un musicien extrêmement habile dans l’art de composer les timbres et d’en opposer les couleurs (29)». Réaction bien différente que celle de Louis Aubert : Janáček était perçu comme un compositeur habile par l’un, malhabile par l’autre. Mi-figue, mi-raisin, la réaction de Paul Le Flem s’éloignait quand même de celle de la plupart de ses confrères qui n’entendirent que bizarrerie et trop de longueurs dans cette Sinfonietta. Lorsque la chorale des institutrices de Prague visita Paris, Paul Le Flem, qui avait vécu quelques années en Russie, ne fut pas étonné de «leurs étonnantes aptitudes chorales» comme celles des chorales slaves qu’il entendit à Moscou. Dans un long papier dressant des louanges à la phalange chorale, particulièrement aux voix graves qui le touchèrent, comme elles émurent Ferroud et d’autres commentateurs, il lista les compositeurs tchèques dont les institutrices pragoises chantèrent des chœurs «Aim, Blaha-Mikes, Kalik, Kunc, Kapral, Dvorak, Suk (30)» oubliant Janáček. Quelques jours plus tard, il lut le livre de Daniel Muller qui «attirera l’attention sur ce compositeur particulièrement sympathique» qui possédait un caractère indépendant, voire farouche, détaillait-il. Présent au Concert Pasdeloup, il retint la «vivacité allègre, sans lourdeur» des deux danses valaques qu’il rapprocha de la musique ukrainienne. Il en goûta «l’orchestration piquante et nette plutôt que pittoresque» qui convenait «parfaitement à l’alacrité incisive des thèmes (31)». On ne peut faire grief à Le Flem de confondre les musiques d’Europe centrale et orientale et de les enfermer dans un même moule, bien que, contrairement à beaucoup d’autres, il pouvait se prévaloir d’une connaissance relativement marquée de ces musiques que son séjour en Russie lui avait fait approcher. En France, on ne souhaitait entendre, semble-t-il, que la musique, très typée, très marquée, d’un peuple à travers celle d’un compositeur qui s’y était abreuvé, mais qui avait su avant tout se forger un langage très personnel et qu’il était possible à chacun de comprendre, qu’il soit originaire d’Europe centrale ou d’ailleurs. Au début de l’année 1931, Le Flem entendit trois ouvrages tchèques que le Quatuor de Prague - ex Quatuor Zika (32) - joua dans cet ordre, Dvořák, Janáček, Novák. «Plus fantaisiste, plus variée dans ses dessins mélodiques, dans ses contours rythmiques apparaît le Quatuor (33) de Janacek. L’imagination se donne ici libre cours. Elle se complaît dans les extrêmes, opposant une mélancolie subite à une alègre (sic) et humoristique pétulance. Les moyens harmoniques sont plus neufs et concourent, presque toujours, à de piquants effets de sonorité». Le compositeur français faisait montre d’une ouverture d’esprit peu communément rencontrée chez ses collègues, qu’ils soient musiciens ou journalistes. Il précisait que «le succès de cet excellent groupement a été fort vif (34)» indiquant par là une bonne réception par le public de ces trois quatuors que les auditeurs n’avaient pas eu souvent l’occasion de rencontrer. Paul Le Flem eut l’insigne mérite d’entendre une deuxième fois ce Quatuor au concert de la Société Nationale le 30 janvier 1931. Comment Le Flem reçut Le Journal d’un disparu ? On ne le sait pas puisqu’il n’écrivit rien sur ce sujet dans Comoedia en mars 1936.
Sans montrer un enthousiasme délirant, Paul Le Flem ne rejetait pourtant pas ces musiques de Janáček qu’il découvrait, comme ses confrères. Il les acceptait volontiers faisant preuve d’une belle largeur d’esprit à des innovations qu’elles surgissent de son pays ou qu’elles viennent d’ailleurs. Sa bienveillance détonnait plutôt dans le milieu musical de l’entre-deux-guerres. Le Flem et Ferroud et dans une moindre mesure Aubert et Schmitt, eurent l’intuition que ce Janáček, tout tchèque qu’il était, portait en lui une indépendance et une force particulière et qu’il ne pouvait pas être réduit au rang d’un musicien exprimant seulement la musique de son ethnie. Le livre de Daniel Muller les avait renforcés dans ce sentiment. A défaut d’avoir découvert une bonne partie de sa production musicale, qui aurait pu confirmer leur prémonition initiale, ils en restèrent à cette première impression qui ne concernait qu'une part de la vérité.
Proclamer que le nom de Janáček demeurait inconnu de ses confrères français ne correspond pas à la réalité. Pour autant, la plupart de ceux-ci n'eurent aucune possibilité d'écouter un de ses ouvrages. Pour les rares qui bénéficièrent de cet avantage, une audition ne suffit pas à les convaincre de la qualité de cette musique. Aucun d’eux n’eut l’opportunité d’entendre plusieurs œuvres représentatives des différentes catégories dont son catalogue était constitué (opéras, chœurs, musique de chambre, musique orchestrale, pièces pour piano, etc.). D’autant plus qu’entre 1922 (création française du Journal d’un disparu qui ne toucha aucun compositeur français) et 1939, la diffusion de la musique de Janáček dépassa rarement plus d’un ouvrage par an et qu’aucun de ses opéras, pas même Jenůfa, ne franchit les portes d’une de nos maisons d’opéra. Il leur était donc très difficile de saisir l’extraordinaire originalité de la musique de cet artiste qui ne s’abreuva à aucun des courants artistiques qui fructifiaient dans ce premier quart du XXe siècle. Ils devaient se rabattre sur une connaissance livresque qu'offrait le livre de Daniel Muller. Janáček et ses opus ressemblaient à l'Arlésienne qu'on ne rencontre jamais. Un autre compositeur, Gustave Samazeuilh annonça bien dans les colonnes du Monde illustré la mise en répétitions de Jenůfa, mais puisqu’elles furent abandonnées, ce qu’on pourrait considérer comme un début d’intérêt pour le compositeur morave s’arrêta là. Quant aux opinions positives que Paul Le Flem et Pierre-Octave Ferroud (et à un moindre degré celles de Louis Aubert, de Florent Schmitt et de Jacques Ibert) répandirent dans leurs chroniques, elles influencèrent très peu leurs lecteurs. Pas plus que les papiers de quelques journalistes comme Henry Prunières, Robert Brussel et Michel-Léon Hirsch, pourtant réceptifs de la musique de Janáček. A de rares exceptions près, les auditeurs d’un même lieu ne purent entendre de nouveau un ouvrage que ces chroniqueurs avaient plutôt distingué. Aucune franche approbation du public ne déclencha un mouvement enthousiaste après une audition d’un ouvrage de Janáček. Il était trop tôt. Les polémiques, controverses et batailles musicales que se livraient différents cercles et courants esthétiques en France et plus simplement les préoccupations artistiques hexagonales ne concernaient pas la voie qu’avait empruntée le maître morave. D’autre part, des acteurs essentiels de la vie musicale de cette décennie, Maurice Ravel, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Charles Koechlin, Olivier Messiaen restèrent muets vis-à-vis du maître de Brno. Contrairement à Schœnberg et à Bartók qui vinrent en France et rencontrèrent plusieurs compositeurs, musiciens, musicologues et autres artistes, assurant ainsi un début de reconnaissance par leurs pairs, Janáček, malgré son attirance pour la langue et la culture française, ne visita jamais ni la capitale ni une autre ville ou région. A partir de 1925, il aurait pu compter sur l’attitude clémente de Romain Rolland, d’Henry Prunières et probablement de quelques autres musiciens. Et comme il ne reçut pas d’invitation de la part d’un de ses confrères français, il ne força pas non plus le destin. L’homme et sa musique restèrent quasiment ignorés de la part du milieu musical hexagonal et du public. Malaisé dans ces conditions de mettre sur orbite sa musique échappant aux modes en vigueur dans cet entre-deux-guerres.
Dans un numéro spécial du Figaro du 29 février 1928 consacré à la Tchécoslovaquie, Vitězslav Novák déclarait, en parlant de la musique moderne étrangère à son pays « en général, elle ne nous convient pas». On pourrait, sans trop se tromper, retourner cette affirmation en la plaçant dans la bouche de la majorité des compositeurs français de l’époque quand ils examinaient la musique tchèque et donc celle de Janáček.
Joseph Colomb - octobre 2015 (mise à jour janvier 2016)
Notes :
1. Florent Schmitt écrivit deux chroniques en 1930 et 1936 sur des concerts où il entendit un ouvrage de Janáček. A aucun moment, il ne fit part d'une rencontre avec le compositeur morave au cours du festival de la SIMC à Salzbourg.
2. Lettre du 13 août 1923.
3. Rosa Newmarch, (1857 - 1940) musicologue britannique, s’intéressa à la musique russe, puis à la musique tchécoslovaque dont celle de Janáček. Elle organisa un festival de ses œuvres à Londres en 1926 où elle invita le compositeur. Elle promut également la musique de Sibelius en Grande Bretagne.
4. Plusieurs interprètes français furent engagés en Tchécoslovaquie, mais ils se cantonnèrent la plupart du temps à Prague où Janáček comptait encore de rudes adversaires. Notons cependant le récital que la pianiste Blanche Selva donna à Brno le 24 octobre 1919 auquel Janáček assista.
5. Le seul à avoir rencontré le compositeur morave chez lui, à Brno, fut le musicologue Marc Pincherle. Dans ses écrits ultérieurs, il se souviendra de cette entrevue et sera l'un des premiers à défendre ses ouvrages. Voir l'article relatant la rencontre de Marc Pincherle avec Janáček.
6. En 1924, Romain Rolland présent à Prague assista à la représentation de Kát’a Kabanová.
7. Georges Martin Witkowski dirigea le 31 mai la Bacchanale extraite de la suite Antoine et Cléopatre de Florent Schmitt et Pacific 231 d’Arthur Honegger, et le 2 juin la symphonie n° 2 en si bémol, opus 23 d’Albert Roussel. Les autres chefs qui conduisirent au cours des trois concerts de musique symphonique (31 mai, 1er et 2 juin) furent Václav Talich, Fritz Reiner, Alfred Casella, Rudolf Schulz-Dornburg et Gregor Fitelberg.
8. Le Figaro du 5 juin 1925
9. Véronique Ibert Péréal, petite-fille du compositeur, confirme que ni l'agenda de son grand-père pour le mois d'août 1925, ni sa correspondance de ce même mois ne contiennent un indice signalant un voyage à Venise. Jacques Ibert (voir le site) ne s'est exprimé plus tard sur la musique de Janáček que par un seul papier dans le quotidien Marianne du 1er avril 1936. A l’écoute du Journal d’un disparu, il ressentit «une tendresse et une pudeur de sentiment profondément émouvante».
10. Raymond Petit, en plus de ses activités de compositeur, dès 1926 assistait le musicologue Henry Prunières en tant que secrétaire-trésorier de l’Association des Concerts de La Revue Musicale.
11. Le Ménestrel du 29 juillet 1927.
12. AFEEA : Association Française d’Expansion et d’Echanges Artistiques.
13. Le Centre international Albert Roussel par l’intermédiaire d’un message de Damien Top - que je remercie pour son aide - confirme l’absence de rencontre entre Roussel et Janáček et d’autres écrits du compositeur français sur la musique de son homologue tchèque.
14. Florent Schmitt (1870 - 1958) - Voir le livre très documenté de Catherine Lorent, Bleu Nuit éditeur, 2012.
Louis Aubert (1877 - 1968) né en Bretagne, compositeur influencé aussi bien par Fauré, Debussy que Ravel.
Georges Dandelot (1895 - 1975) compositeur français. Son père animait les concerts Dandelot. Il fut professeur à l’Ecole Normale de musique dès 1919, année de sa création par son oncle Auguste Mangeot et par Alfred Cortot.
Gustave Bret (1875 - 1969) organiste et compositeur né en Provence.
Paul Ladmirault (1977 - 1944) compositeur ancré en Bretagne.
Paul Le Flem (1881 - 1984) compositeur influencé par la Bretagne où il vécut longtemps, critique musical, chef de chœur des Chanteurs de Saint-Gervais.
Pierre-Octave Ferroud (1900 - 1936) compositeur né à Lyon.
Alfred Bruneau (1857 - 1934) surtout connu comme compositeur d’opéras sur des textes de Zola.
15. L'Intransigeant du 25 novembre 1930, article de Gustave Bret. Gustave Bret, présent au concert Pasdeloup au cours duquel Rhené Bâton donna deux danses valaques en première audition, n’en parla pas dans un autre papier en date du 7 mars 1931.
16. Le Matin, 29 décembre 1930.
17. Le Temps, 6 décembre 1930.
18. Deux poèmes sont dus à un certain Yks qui cache probablement le compositeur lui-même dont on connait le goût de l’humour. Comme Satie avant lui, il lui arrivait de titrer certains de ses ouvrages d’un nom ironique comme la Suite sans esprit de suite.
19. Paris-Soir du 29/5/1929.
20. Le Journal, du 25 novembre 1930.
21. Le Journal 31 mars 1936.
22. Henry Barraud, Myriam Chimènes, Karine Le Bail, Un compositeur aux commandes de la radio, Fayard, 2010.
23. Ferroud se trompe, mais on peut l’excuser vu l’inexistence, à l’époque, des études biographiques sur Janáček (en dehors du livre de Daniel Muller). En fait, Janáček ne composa pas pour la Chorale des institutrices de Prague, mais pour celle des institutrices moraves que Ferdinand Vach monta dès le début de la guerre 1914-1914 alors qu'un bon nombre des éléments de sa chorale d’instituteurs étaient mobilisés et donc indisponibles pour son ensemble masculin.
24. Paris-Soir 11 décembre 1930
25. Paris-Soir 27 janvier 1931.
26. Paris-Soir 31 mars 1936.
27. Francis Poulenc, Correspondance 1910-1963, réunie, choisie, présentée et annotée par Myriam Chimènes, Fayard, 1994.
28. C’était en mars 1939. Janáček avait disparu des programmes du Triton depuis trois ans. Auparavant, Francis Poulenc accompagna la soprano Suzanne Peignot dans des mélodies de Debussy au cours d’une séance du Triton le 7 décembre 1934.
29. Comoedia 27 mai 1929.
30. Comoedia 24 novembre 1930.
31. Comoedia 29 décembre 1930.
32. Le Quatuor Zika donna ce quatuor en 1925 à Venise lors du festival de la Société Internationale de Musique Contemporaine auquel Janáček assista.
33. Il s’agit du premier quatuor de Janáček, composé en 1923, qu’il dénomma Sonate à Kreutzer.
34. Comoedia 29 janvier 1931.
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