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24 septembre 2015

Janáček dans la Chronique du XXème siècle


Janáček dans la Chronique du XXème siècle

Par hasard, mes yeux sont tombés récemment sur un livre de taille confortable et d’une épaisseur assez considérable (1437 pages) intitulé Chronique du XXème siècle publié par JOL International Publishing (1). Immédiatement, j’ai voulu le feuilleter et vérifier si la musique était prise en considération au détour d’une page ou d’une autre.



Chaque année, mois après mois, les principaux événement politiques, sociaux, artistiques, scientifiques, internationaux et mondains sont listés et quelques-uns ont droit à un article un peu plus développé. Mais comme le précisent ses rédacteurs dans leur introduction «cette chronique ne prétend pas à être exhaustive ; elle n’a pas davantage l’ambition de distinguer l’essentiel de l’anecdotique». Cependant les imposantes dimensions de cet ouvrage laissent espérer des informations en grand nombre. 

Chaque mois examiné, étalé sur une page du volume, comprend un éphéméride avec pour chaque jour ou presque le signalement d’un événement survenu en France et dans le Monde sous forme de brève. Le corps de la page est occupé par cinq à six articles de quelques lignes rédigés d’une plume apparemment neutre. Parfois la chronique mensuelle déborde sur le verso au moyen de quatre ou cinq autres entrefilets à peine plus développés que le contenu du recto.




Du côté de la musique, en se limitant aux trente premières années du siècle, qu’est-ce qui a retenu l’attention des rédacteurs ? La première édition (2) de cette Chronique remonte à 1985, l’édition que j’ai consultée date de 1992. Quels faits musicaux  sont pris en compte ? Pas d’analyse, mais une sobre relation des sujets à coté de laquelle les dépêches actuelles de l’AFP semblent sorties de la plume d’un écrivain tant la prose des chroniqueurs de ce volume donne dans la concision, voire la sécheresse. On liste les noms des compositeurs disparus (Verdi en 1901, Hugo Wolf en 1903, Anton Dvorak (3) en 1904, Edvard Grieg trois ans plus tard, etc.), on retient quelques œuvres phares qui ont déclenché des polémiques (1902, Debussy déchaine les passions avec Pelléas et Mélisande, tandis que Le Sacre du printemps de Stravinsky crée le scandale en 1913). En 1924, la Chronique retient la Rhapsodie [in blue] de Gershwin, la reprise du festival de Bayreuth, et trois décès, d’abord celui du pianiste et compositeur Ferruccio Busoni, ensuite celui de Giacomo Puccini à Bruxelles et enfin celui de Gabriel Fauré en France. Et pour l’année 1928, quelles nouvelles ont frappé les rédacteurs ? Au nombre de trois dans un curieux mélange, la création du Boléro de Maurice Ravel, le départ pour Hollywood de Maurice Chevalier et le décès de Janáček souligné par un court article (quinze lignes) au verso de la page réservée au mois d’août 1928. L’annonce du décès de Janáček  partagea la page avec quatre autres articles dont deux touchaient également la musique : le prix Goethe à l’organiste et médecin Albert Schweitzer, et L’Opéra de quat’ sous de Bertoldt Brecht  mis en musique par Kurt Weill (ainsi que deux sujets sportifs, le cycliste belge Georges Ronsse champion du monde et un rapide compte-rendu des Jeux Olympiques d’Amsterdam). Rappelons que ces pages ont été écrites en 1992. Dans cet ouvrage très généraliste et non spécialisé dans les arts pas plus que dans la musique, comment appréhendait-on le compositeur disparu depuis plus de cinquante ans ? Voici donc l’intégralité de l’article.

12 août. Le compositeur tchèque Leos Janacek vient de mourir à Moravska-Ostrava, en Moravie, à l’ âge de soixante-quatorze ans. Il lui a fallu attendre la reprise, en 1926, de son opéra Jenufa, créé dix ans plus tôt à Vienne, pour qu’il soit reconnu dans son pays. Il connut alors un succès amplement justifié. Professeur de composition au conservatoire de Prague depuis 1919, considéré comme «le plus réaliste des romantiques», il utilisait souvent dans ses œuvres les thèmes folkloriques slaves.



La première phrase qui se contente de relever la date et le lieu de décès de Janáček est exacte. Une lecture rapide de la deuxième phrase pourrait laisser penser à une coquille touchant la date de 1926. En fait, ici tout est faux. L’opéra Jenůfa n’a pas été créé à Vienne en 1916, mais à Brno en 1904 et la reprise évoquée par le chroniqueur correspond à la première à Prague en 1916, lui ouvrant la reconnaissance dans les pays tchèques, tandis que la création viennoise de cet opéra intervenait en 1918. Le fait de «compulser archives et journaux», comme le revendiquent les auteurs de cette Chronique ne suffit pas à rendre une copie exempte d’erreurs (4). Ce texte symbolise la méconnaissance de Janáček de la part des journalistes français.  D’ailleurs, la presse quotidienne et hebdomadaire, les revues spécialisées ou non ne brillèrent pas vraiment par leur science, sauf d’heureuses exceptions, lorsque l’Opéra de Paris accueillit pour la première fois Jenůfa en décembre 1980, 64 ans ans après la création pragoise, 54 ans après la création berlinoise et 18 ans après la première française à Strasbourg.

Peut-on en une phrase qualifier l’apport d’un compositeur ? Effectivement, il s’agit d’une mission impossible. N’exigeons pas du contenu d’un court article une profondeur impossible à tenir en si peu de lignes. Pour finir, on peut simplement se demander, sans pouvoir apporter de réponse satisfaisante, pourquoi les chroniqueurs ont retenu le nom de Janáček pour illustrer un peu plus en détail le mois d’août 1928. Un début de reconnaissance - encore bien timide - avait commencé à se faire jour en France envers Janáček à partir de 1979 avec le signal envoyé par Pierre Boulez à l’occasion du cycle Berg au cours duquel il le confronta avec Janáček (5). Même si l’entrée à demi-ratée de Jenůfa (6) à l’Opéra de Paris en 1980 n’avait pas amplifié le mouvement, les enregistrements remarquables et remarqués des principaux opéras (7) de Janáček par Charles Mackerras (8) imposaient peu à peu la musique du compositeur morave. Les rédacteurs de la Chronique du XXème siècle durent probablement être sensibles à ce mouvement en faveur de Janáček. Regrettons par contre qu’ils ne nous apprennent rien. Dommage ! Heureusement, les temps ont bien changé depuis, même si la France reste à la traîne par rapport à la Grande-Bretagne, par exemple.

Cette Chronique du XXème siècle (9) illustre de manière significative l’état du public, du milieu musical en général et de celui de l’édition française sous toutes ses formes (livres, revues, presse) à la fin des années 1980 vis-à-vis de la musique de Janáček.

Joseph Colomb - septembre 2015

Notes : 

1. J’avoue mon ignorance sur cet éditeur.

2. Dans cette première édition que je n’ai pu consulter, l’article Janáček dont il est question un peu plus bas existait-il déjà ? Je ne peux répondre.

3. C’est le prénom germanisé du compositeur qui a été retenu. Quant aux accents diacritiques, ils sont ignorés.

4. La presse française de l’époque ne releva ni la création pragoise de Jenůfa en 1916, encore moins celle de Brno en 1904, pas plus que la création viennoise de 1918. Ce n’est donc pas sur cette presse que les rédacteurs de la Chronique s’appuyèrent pour écrire leur article. Par conséquent, les sources qu’ils consultèrent étaient défectueuses.

5. Le 19 mars 1979, Pierre Boulez choisit Le Journal d’un disparu chanté par le ténor britannique Robert Tear accompagné au piano par Alain Planès, début pour le pianiste français d’un long et fructueux cheminement avec la musique de Janáček dans les salles hexagonales et au disque.

6. Du 14 novembre au 10 décembre, l’Opéra de Paris réserva huit représentations à Jenůfa, malheureusement dans une version française qui desservit l’œuvre, malgré la direction de Charles Mackerras.

7. En l’espace de 6 ans (de 1976 à 1982) Charles Mackerras enregistra avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne les cinq principaux opéras de Janáček avec des solistes prestigieux, Elisabeth Söderstrom dans les rôles-titres pour trois d’entre eux, Naděžda Kniplová, Eva Randová, Lucia Popp, entre autres.

8. Voir le livre en anglais édité par Nigel Simeone et John Tyrrell.

9. Ce livre n’est plus disponible en librairie. On peut vraisemblablement le trouver chez les bouquinistes.

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