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9 juillet 2015

Maurice Chevalier et… Janáček


Maurice Chevalier et… Janáček !

Le titre a de quoi surprendre. Quel attelage inattendu ! Quoi de plus éloigné que ces deux personnalités ? Et pourtant, aussi insolite que cela puisse paraître, le hasard les a réunis sur une scène parisienne en 1930. Le premier en chair et en os, le second par musique interposée.

En novembre 1930, Maurice Lehmann, depuis peu directeur du Châtelet engage Maurice Chevalier pour deux semaines. Le chanteur français revient d’Hollywood où il a tourné sous la direction d'Ernst Lubitsch. Grande vedette, nul doute qu’il attirera les spectateurs dans la salle que dirige Lehmann.  Il lui concocte donc un accompagnement d’artistes destiné à mettre la salle en condition pour acclamer sa vedette lorsqu’elle entrera en scène. Un grand spectacle, une sorte de revue mêlant chants et danses, est imaginé comprenant une suite de saynètes mettant en scène des talents variés. Lehmann fait appel tout d’abord à deux chansonniers, René Dorin et Paul Colline. Plusieurs tableaux chorégraphiques se succèdent. Des danses orientales précèdent La Pendule animée (1) un tableau où l’on convoque des thèmes musicaux de Debussy et de Schmitt. Et pour terminer ces intermèdes dansés, le maître de ballet du Châtelet, Václav Veltchek(2), lui-même danseur, est allé chercher dans la musique de son pays natal, deux compositeurs, Smetana - deux ans auparavant, il a dansé les ballets de La Fiancée vendue lors de sa création française à l’Opéra-Comique - et Janáček. «Tout cela est joliment présenté par d’excellents artistes (3) vêtus de superbes costumes (4)». Les chansonniers reviennent sur scène pour chauffer un peu plus la salle avant que la vedette tant attendue, Maurice Chevalier, n’apparaisse pour un tour de chant d’une heure. «Du parterre à l’amphithéâtre, on acclame, on applaudit à tout rompre (5)»

Dans ce mélange des genres musicaux, on peut s’étonner de la présence de la musique de Janáček. Ce qui comptait avant tout, semble-t-il, c’était de sidérer les spectateurs par le côté brillant voire tapageur du spectacle. Les habits éblouissants et exotiques participaient à cet état des choses. Le public, qui n’avait pas beaucoup l’habitude de les admirer, devait être ébahi par les costumes chamarrés que portaient les danseurs. Le chorégraphe, né à Prague en 1896, avait saisi l’occasion de faire briller la musique de son pays (6). Quelle(s) danse(s) de Janáček choisit-il ? Nous n’en savons rien. Les divers journalistes qui rendirent compte de cette revue de chants et de danses ne citèrent pas de titre. On peut émettre une hypothèse sans garantie de sa réalité. En mai 1929, le Poste Parisien avait diffusé deux danses valaques quelques mois avant que l’Orchestre Pasdeloup en assure la création française au cours d’un concert le 28 décembre 1930. Le danseur tchèque connaissait probablement ces danses qu’il eut la possibilité d’entendre lors de l’un de ses séjours dans sa ville natale. Autres questions : qui assura la partie musicale ? Etait-ce un ensemble instrumental attaché au Châtelet ? Qui le dirigeait ? On est dans l’obligation de laisser les interrogations en suspens. Gageons simplement que si le maître de ballet était né sous d’autres cieux, on n’aurait pas vu de danses tchèques au cours de ces séances.

Rappelons que l’Orchestre Pasdeloup, toujours dirigé par Rhené-Bâton, reprit ces deux danses valaques auxquelles il en ajouta deux autres lors d’un concert le 1er mars 1931. Terminons enfin en indiquant que plusieurs stations radiophoniques françaises diffusèrent plusieurs fois jusqu’en 1939 des danses valaques de Janáček qui furent souvent rebaptisées danses bohémiennes, soit interprétées parfois par l’orchestre de la station, soit diffusées par l’intermédiaire d’un enregistrement discographique tchèque dirigé par Otakar Pařík datant de 1929 ou de celui d’Erich Kleiber, deux ans plus tard. Précisons enfin que ces danses valaques représentent en fait les Danses de Lachie, au nombre de six que Janáček avait composées en 1889 et qu’il parvint à éditer en 1928 lorsque sa notoriété acquise tardivement dans son pays le lui permit. Depuis 1924, à Brno et à Prague, plusieurs exécutions symphoniques de ces danses eurent lieu.

L’exécution d’une ou deux danses de Janáček n’apporta rien de plus à la façon dont généralement en France on le considérait à cette époque. Durant ces soirées, le public n’était pas spécialement venu pour les numéros qui accompagnaient Maurice Chevalier, mais d’abord pour voir et entendre la vedette de la chanson. J’ai déjà relevé l’incongruité du rapprochement Chevalier - Janáček, mais on pourrait faire la même remarque pour la proximité Chevalier - Debussy au cours de ce même spectacle !

Si ce voisinage saugrenu - il y a donc longtemps que le crossover a été inventé - n’apportait pas de gloire supplémentaire à Maurice Chevalier qui n’en avait pas besoin, sa présence, son succès, son nombreux public n’amenèrent, rien de plus à une connaissance plus fine de Janáček, pas plus qu’à celle de Debussy, dans cette cohabitation pour le moins extravagante.

Joseph Colomb - juin 2015

Notes :

1. Le compositeur qui a arrangé la musique de cette Pendule animée à partir de thèmes de Debussy et Schmitt n’est pas nommé.

2. Václav Veltchek (1896 - 1968) dansa dans le corps de ballet de l’Opéra-Comique de Paris de 1927 à 1930, devint maître de ballet du Châtelet de 1930 à 1938. Il s’exila au Brésil à cause de ses origines juives. A Rio de Janeiro, il fut chorégraphe.

3. Jane Fabrizi, Madeleine Vasty, Andréa Percin, Jane Holder jouèrent et chantèrent également dans quelques opérettes et comédies musicales dont Sidonie Panache sur un livret d’Albert Willemetz et une musique de Joseph Szulc qui tint l’affiche durant un an à partir de début décembre 1930. Les danses furent exécutées par Lydia Wisiakowa et Václav Veltchek. 

4. Fred Orthys, Le Matin du 14 novembre 1930.

5. ibid

6. Václav Veltchek et Lydia Wisiakowa étaient déjà intervenus lors d’un vrai concert de musique tchèque, le 25 mars 1927 au cours duquel la pianiste Yvonne Gauran et le violoniste Pierre Le Petit avaient créé en France la Sonate pour violon et piano de Janáček, à la Salle Pleyel.

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