Jenůfa, l’original (en traduction française)
En France, qui a lu un livre de Gabriela Preissová ? En dehors de nos concitoyens originaires de Bohême et de Moravie qui peuvent lire leur langue maternelle, personne. Aucun de ses ouvrages n’a été traduit en langue française jusqu’à présent.
Seul peut-être, le spectateur d’opéra a-t-il déjà rencontré le nom de cette écrivaine accolé à celui d’une œuvre lyrique, Jenůfa, de Leoš Janáček, maintenant que cet opéra s’est implanté sur les scènes de l’Hexagone, de Marseille à Lille, de Nantes à Strasbourg, de Bordeaux à Toulon en passant par Paris et bien d'autres villes. En effet, le compositeur morave utilisa la pièce de Gabriela Preissová, Její Pastorkyňa pour en faire son troisième opéra qui signa le succès de son auteur et qui signala au monde musical son langage à la fois si particulier et si mélodique. L’équivalent, dans un temps identique de Pelléas et Mélisande, dans un langage bien différent de celui de Debussy, mais qui, «opéra de la rupture» (1), tournait le dos et au wagnérisme et au vérisme.
Jusqu’à présent, on ne connaissait la prose de cette auteure qu’à travers l’adaptation qu’en avait réalisé Janáček pour son opéra cité ci-dessus. Depuis quelques semaines, on peut enfin avoir accès à l’original. Les éditions Le Jardin d’Essai viennent de publier la traduction française de cette pièce de théâtre. Une traduction due à Nicolas Derny qui y a ajouté une copieuse introduction et de nombreuses notes. Dans les 25 pages liminaires, le musicologue s’attache à tracer un portrait de cette écrivaine tchèque, à définir les caractéristiques de ses œuvres, à la situer dans le cadre d’un «réalisme et naturalisme tchèque» qui survient dans les années 1880 et à souligner l’utilisation de la langue tchèque dans ses écrits alors que l’allemand règne sur les relations sociales, commerciales et culturelles du pays. Enfin Nicolas Derny relève le penchant féministe et émancipateur de ses ouvrages, déjà présent dans Její Pastorkyňa.
Ne lisant pas la langue tchèque, je suis le plus mal placé pour juger la qualité de la traduction. Cependant la multiplicité des notes indique bien les problèmes qu’a dû résoudre Nicolas Derny. Comme Gabriela Preissova a parsemé ses dialogues de tournures locales qui varient évidemment d’une région à une autre de la Moravie, on imagine la difficulté d’en rendre compte dans la langue française. Par exemple, à la scène 2 du premier acte, le meunier déclare littéralement «il a bu le chapeau avec la caboche» ce que Nicolas Derny traduit par une formule équivalente en français «il aurait vendu sa plus belle chemise pour un verre» (note infrapaginale 70 du livre). A un autre endroit, le traducteur signale qu’une phrase de la pièce est «complètement écrite en valaque (2)» (note 91), pour signifier aux lecteurs son originalité (scène 7 de l’acte 1). Et l’on pourrait donner beaucoup d’autres exemples que le traducteur transcrit avec élégance.
Non seulement Gabriela Preissová inspira Janáček dans son ouvrage emblématique, Jenůfa, mais il utilisa avant ce dernier un autre de ses récits, Počátek románu, Commencement d’une romance, pour son deuxième opéra. Il se pencha un temps sur une autre pièce de Preissová, Gazdina roba, La Femme du fermier, entre 1904 et 1907 alors que Josef Bohuslav Foerster (3) avait déjà composé un opéra, Eva, à partir de cette même pièce, opéra créé à Prague en 1899. Gabriela Preissová influença donc le cours de la musique tchèque, et à travers le succès planétaire de Jenůfa le cours de la musique occidentale. Raison de plus de nous intéresser à cette écrivaine en attendant que d’autres écrits soient traduits en française, raison primordiale pour y accéder.
En attendant, Nicolas Derny nous offre une belle opportunité avec cette Její Pastorkyňa en français. On peut ainsi suivre facilement l’évolution des personnages de ce drame. On peut aussi s’apercevoir des différences existant entre la pièce de théâtre de Preissová et l’opéra de Janáček. C’est un sujet sur lequel je reviendrai un peu plus tard dans un autre article.
Joseph Colomb - juillet 2015
Notes :
- formule employée par Nicolas Derny en page 24 de son livre. En 2009, j'avais moi-même rédigé sur ce site un article intitulé "Jenůfa, opéra de la rupture"
- qui a rapport à la Valachie (Valašsko en morave). J’ai tenté de tracer les frontières de ces régions linguistiques dans une carte de Moravie. Cliquer ici.
- Josef Bohuslav Foerster (1849 - 1951) Voir l’article.
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