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28 mai 2024

Bartoš philologue morave

František Bartoš par William Ritter

Dans les salons de l’Hôtel de ville à Paris, un ensemble choral venant de Moravie, interpréta pour la première fois en France, Maryčka Magdónova, baptisée pour la circonstance d’un patronyme La fille du mineur, un chœur d’un compositeur inconnu dans notre pays, Leoš Janáček. C’était le 23 avril 1908. N’était pas plus connu, František Bartoš,  philologue, autre morave qui joua un rôle majeur dans cette province tchèque. Les deux hommes, le musicien et l’homme de lettres, collaborèrent pendant plusieurs années. Un troisième homme, suisse celui-là, qui commençait à explorer les richesses culturelles de ce pays qui deviendra plus tard la Tchécoslovaquie, s’adressa au Mercure de France à qui il livra une lecture d’un livre tchèque Z pameti a zivota Fr. Bartose à l’intérieur d’une rubrique intitulée Lettres tchèques débutant en page 354 de la livraison du 16 juillet 1908 de la très ancienne revue Mercure de France. Un peu plus de deux mois après la première et modeste incursion française de quelques uns de ses chœurs, un article paraissait où le lecteur parisien découvrait le nom de Janáček. Il  n’apprenait rien sur lui, compositeur inconnu jusque là, sauf pour celui ou celle qui avait pu écouter un ou deux de ses chœurs exécutés au cours de la récente tournée parisienne par la Chorale des Instituteurs moraves . 


Voici donc ce qu’écrivit William Ritter :

« M. Josef Bartocha raconte, en un petit livre fort simple et sans prétention, mais pas toujours en bon ordre, puisque les mêmes citations reviennent deux et même trois fois, ses Souvenirs sur František Bartoš, le célèbre folkloriste morave. Il était né le 16 mars 1837, à Mladcová, hameau près de Zlín, dans les Carpathes blanches, versant morave, et mourut dans son endroit natal le 11 juin 1906. Jamais vie ne fut plus méritoire, jamais labeur ne fit plus fécond, et jamais vie ne se passa mieux d’événements pour être l’une des plus intéressantes qui se puisse lire. Années d’études charmantes à Olomouc, fort pénibles à Vienne, où il fallait vivre avec dix florins par mois ; carrière de professeur suppléant à Strážnice, Olomouc et Těšín, de professeur et directeur de gymnase (2) à Brno ; puis toute la série des grands travaux philologiques et les menues aventures qui se rattachent à la composition de ces immenses ouvrages : la Dialectologie morave et le Dictionnaire des dialectes moraves, qui contient plus de 25 000 mots et tournures absolument particulier au margraviat. L’amour que Bartoš portait à sa langue fit de lui l’un des premiers puristes tchèques, sans cesse parti en guerre contre ce tchèque du journalisme courant, et surtout sa syntaxe, dont il disait que c’est tantôt de l’allemand, tantôt du latin tchéquisés, mais du tchèque, point. Afin de mettre entre les mains de la jeunesse quelques échantillons de tchèque parfaitement pur, il écrivit les Aventures de Václav Vratislav de Mitrovicë, un précis de l’histoire de la littérature tchèque, et des livres d’école admirablement bien faits. Il consacrait ses vacances à la chasse aux vocables locaux et c’est à ce propos que son biographe nous rapporte les plus amusantes anecdotes, surtout sur l’art avec lequel Bartoš amenait de fil en aiguille son interlocuteur à placer, dans les réponses à ses questions, tous les mots spéciaux dont le vieux magister soupçonnait, flairait l’existence. Il a découvert ainsi des particularités linguistiques fort intéressantes et parfois amusantes. Ici tel village dit : je vais à la maison, avec l’emploi du datif au lieu du locatif ; là le verbe usameit, qui à proprement parler signifierait se comporter en mâle (« mâler » si le mot existait) s’emploie pour toute activité laborieuse : écrire une lettre serait « mâler une lettre » ; « mâler  un champ », le labourer, etc., etc. »


Après avoir expliqué les résultats du travail de Bartoš à propos de la langue morave, Ritter en vint à un autre aspect des études du philologue, celui de l’examen des chansons traditionnelles moraves.


« Bartoš, pour obtenir des textes locaux, ne reculait devant aucune peine. Il était en correspondance avec tous les régents (3) de Moravie. Ceux-ci imposaient à leurs élèves des devoirs de composition comme de raconter tel ou tel fait local. Toutes les copies rassemblées étaient envoyées à Bartoš qui, dans ces naïfs récits d’enfants, trouvait une riche moisson de mots du crû. Il avait publié une anthologie des chansons tchécoslovaques, puis cent autres encore, un recueil de chants patriotiques sous le titre Vlast (Patrie), un autre des chansons d’amour sous celui de Vesna (Printemps). En 1889, un nouveau recueil de chansons nationales moraves en contient 1017 avec déjà une introduction de Janáček ; en 1901, il en édite encore 2057, pour lesquelles le musicien Leoš Janáček rédigea une étude sur les caractéristiques du chant populaire morave étalée sur 136 pages. Son livre de lectures du foyer domestique eut un écoulement énorme et plut aux paysans à tel point que de tous côtés lui en venaient des remerciements de tous genres. Bartoš était devenu sur ses vieux jours l’un des personnages les plus populaires de Moravie. En 1892, il avait réuni ses articles sur le folklore, sous le titre le Peuple morave, et publié une importante monographie sur les noces moraves. A la demande formelle de l’archiduchesse Stéfanie, il avait collaboré au volume consacré au Margraviat (4), dans la grande publication officielle de l’Empire : l’Autriche-Hongrie en description et en images. Menacé d’urémie dès 1902, on le met au régime et on voudrait lui interdire le travail. Il n’en veut pas en entendre parler et mourra à la peine. »


Il ne restait à Ritter qu’à conclure en insistant sur ses travaux langagiers.


« Et c’est ainsi que le nom de Bartoš clôt le siècle des véritable architectes qui ont réédifié la langue tchèque condamnée à mourir et véritablement disparue de la circulation pendant plus de deux cents ans. Que cela donne confiance au slovaque qui, lui, n’a jamais pu disparaître. Il n’y a plus de politique qui puisse condamner aucune langue à mort à une époque où même les langues dûment exécutées ressuscitent. Souhaitons seulement aux Slovaques un Bartoš.

William Ritter »



František Bartoš

Cet article de William Ritter constitue à la fois un hommage à Bartoš et un éloge à ce philologue aussi modeste qu’infatigable quant à redresser les torts que la puissance politique, économique et culturelle des Autrichiens ont causé au peuple tchèque, à sa culture et sa langue.


Leoš Janáček avait côtoyé Bartoš à plusieurs reprises avant de devenir professeur dans ce lycée de Brno dont son aîné était directeur. Très vite, entraîné par son supérieur hiérarchique, le compositeur rejoignit son équipe de collecteurs. Il amena avec lui les enseignants déjà de son entourage qui travaillaient dans ce domaine. Tous profitèrent de la science langagière de Bartoš tandis que ce dernier bénéficiait des compétences musicales de Janáček. Le travail n’en devint que plus profond pour les deux hommes. 


Esthète fin de siècle qui voyagea longtemps en Europe centrale et y séjourna plusieurs années, Ritter apparaissait bien placé pour informer ses lecteurs des avancées des deux hommes, Bartoš et Janáček, représentatifs de la culture morave et acteurs de sa résurgence. Il avait vingt-et-un an lorsqu’il se rendit à Prague alors capitale d’une province de l’Autriche-Hongrie. En tant qu’écrivain, peintre et mélomane, il s’intéressa à la littérature, à la culture et à la musique des régions d’Europe centrale. Depuis 1909, il devint un contributeur régulier à Hudební revue. Ritter collabora un temps, vers 1912, avec le Club des Amis de l’art de Brno dont Janáček était un membre actif, sans rencontrer le musicien à cette époque. Douze ans plus tard, Ritter proposa au compositeur un de ses écrits, un livret pour un futur opéra. Mais cette proposition ne se concrétisa pas. Suite à un article que Ritter publia dans la presse dans lequel il signalait la force, la beauté, et l’originalité de la Messe glagolitique, le 19 juillet 1928, l’écrivain et le compositeur échangèrent assez longuement leurs points de vue sur l’art tchèque. A peine un mois plus tard, le compositeur décédait. 


Cet article de William Ritter plaçait en avant les qualités de František Bartoš et ses réalisations sur un plan linguistique tout autant que culturel. Alors qu’en 1908, le nom de Janáček n’avait pratiquement pas franchi la frontière française, il l’accolait à celui de Bartoš qui, lui non plus, n’était pas connu dans notre pays. Les quelques succès obtenus par Janáček étaient restés cantonnés à Brno et dans la région morave, mais n’avaient que très peu touché Prague. Les rares slavophiles français qui s’intéressaient aux pays tchèques regardaient plutôt Prague que la Moravie. La notoriété qui avaient marqué certains compositeurs à Prague parvenait très amoindrie à Paris. Quant aux créateurs musicaux des autres régions tchèques, comme ils étaient ignorés à Prague, ils étaient inconnus à Paris.

 

Cependant le portrait que Ritter dressait de Bartoš pouvait attirer aussi l’attention sur son collègue musicien. C’était un long chemin que la musique de Janáček avait à parcourir et qui n’était pas aisé, tant et si bien qu’en 1928, vingt ans plus tard après cet article du Mercure de France, le nom et les ouvrages du compositeur avaient peu marqué les esprits de ce côté du Rhin. Ses compositions y avaient encore été très peu jouées. La parution du livre de Daniel Muller  en 1930 lança le tout début d’une reconnaissance qui mit pourtant plus de cinquante ans à marquer les esprits et le cœur des mélomanes…


Joseph Colomb - mai 2024


Notes

  1. Mercure de France en 1908 ignorait les caractères diacritiques. Je les ai réintégrés pour tous les noms de lieux et les patronymes.
  2. directeur de lycée. Dans les pays d’Europe centrale, le gymnase correspond approximativement à notre lycée français.
  3. régent : maître d’école.
  4. Margraviat en Europe centrale est un équivalent de Marquisat. Il s’agit ici de la Moravie.

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