Dvořák, Valrose et période slave : liens réels ou imaginaires entre le compositeur et von Derwies
Période slave
Les biographes de Dvořák parlent volontiers d’une « période slave » embrassant les œuvres des années 1878-1881 : le compositeur livre ici des Duos moraves, sa Sérénade pour vents, trois Rhapsodies slaves, son Dixième Quatuor dit « Slave », une suite pour petit orchestre connue sous le nom de « Suite tchèque », son premier cahier de Danses slaves, un Concerto pour violon et sa Sixième Symphonie en ré majeur, parmi d’autres pièces. Un opéra sur un sujet russe, Dimitri, est également rattaché à la « période slave ».
Otakar Šourek avance les raisons de cet épanchement :
« L’idée de ce qu’il appartient à la famille slave lui est innée : et ce n’est pas seulement l’exigence de l’époque, mais surtout la voix de son instinct qui lui fait désigner certaines de ses œuvres comme “slaves” et qui lui fait choisir pour ses opéras des sujets mythologiques et historiques slaves. »
Au début de la décennie 1880, les effusions dvořákiennes changent de caractère. Le Trio op. 65, le Scherzo Capriccioso, la Septième Symphonie dans le ton grave de ré mineur dévoilent une facette différente du maître, moins souriante, parfois sévère. Est-ce à dire que Dvořák n’est plus lui-même ? Nul ne saurait l’affirmer. Son style évolue, comme c’est le cas pour les grands créateurs. Seul un maître de petite envergure pourrait se satisfaire de recettes à succès. S’il reste admirable, son art explore des voies nouvelles.
Une réserve s’impose. Si Dvořák a cultivé cette approche particulière pendant quelques années, comment appellerions-nous toutes ses autres périodes ? Leur donnerait-on le titre aussi périlleux qu’absurde de « périodes non slaves » ? L’artiste a composé pendant plus de quatre décennies, et cette parenthèse de quatre ou cinq années demeure relativement courte en comparaison. On peine à imaginer un créateur si attentif à « la voix de son instinct » (Šourek) aller contre lui-même pour s’affranchir de l’appel de sa « famille slave ».
L’histoire des deux compositions de l’opéra Le Roi et le charbonnier nous donne un indice. Une première version de 1871, quoiqu’influencée par Wagner et jugée par endroits « brillante » par Smetana, est rejetée par le Théâtre provisoire de Prague. En 1874, une deuxième adaptation — avec un livret identique à la virgule près et une musique entièrement nouvelle — est cette fois-ci jouée avec succès et acclamée par le public. Que s’est-il passé ? Après l’échec initial, Dvořák a pris note du goût ambiant pour le nationalisme, et a infléchi son art dans ce sens, comme le ferait tout créateur soucieux de se faire une place au soleil. L’objectif est atteint : la revue Dalibor proclame que cette musique « reflète dans une large mesure une physionomie purement tchèque. »
La leçon est retenue. Quand le maître commence à être reconnu, l’exotisme (réel ou imaginaire) est un fait porteur. Brahms, avec « ses » Danses hongroises, avait touché juste, et c’est fort habilement que l’éditeur Simrock conseille à Dvořák d’écrire ses propres danses — qui ne sauront être autre que slaves. Le Tchèque lui-même avait déjà expérimenté le succès de « l’exotisme » avec des Duos moraves à la musique inventée de la première à la dernière mesure. De la musique morave à Prague, ou de la musique slave à Paris ou à Vienne, l’effet est le même : enchanter l’auditeur avec l’illusion d’un pittoresque pétri de charme. Le bénéfice est double : en attisant l’intérêt du public étranger, Dvořák flatte l’attrait de ses compatriotes pour un nationalisme parfois exacerbé.
Šourek ajoute : la période slave est « caractérisée par le rapprochement de l’expression musicale de Dvořák de la musique populaire tchèque et par ses efforts de réaliser, dans sa musique instrumentale, la stylisation de danses et de chansons populaires tchèques ».
Cette stylisation allait précisément combler le goût d’un Russe fortuné partageant sa vie entre Nice et la Suisse.
Un baron russe à Nice
Dans le cadre de cet article ne seront retenus que les aspects de Valrose en rapport avec le sujet traité. Certains passages iront donc à l’essentiel — à regret, car l’histoire et riche et mérite qu’on s’y attarde. Nous conseillons vivement au lecteur l’ouvrage de Mme Dominique Laredo, somme sans équivalent sur Valrose et ses différents propriétaires (voir les sources), où il prendra connaissance de nombre d’informations passionnantes.
En 1867, Paul von Derwies achète un domaine de dix hectares à Nice, au lieu-dit le « Vallon des roses » ou « Vallaurosa », vallon venté. Il en a les moyens. Ce Russe né en 1826, devenu baron, a fait fortune dans la finance et possède le titre envié de Conseiller du tsar. Cet entrepreneur avisé ne s’est pas encore retiré des affaires. En 1869, il commence la construction de la ligne ferrée reliant Koursk à Kyïv en s’associant avec Karl von Mekk (1821-1876). La veuve de celui-ci, prénommée Nadia, tiendra un rôle déterminant dans la vie et la carrière musicale de Tchaïkovski.
Valrose est achevé en 1870. Le domaine comporte un château avec salle de concert, transformée bientôt en salle de théâtre puis d’opéra (1878), un bâtiment de deux étages dit « Petit Château », un parc botanique luxuriant bordant un petit lac artificiel, et même une authentique isba, venue d’Ukraine par voie maritime.
Valrose, entrée du château, côté de Cimiez Extrait de « Château Valrose : À Monsieur Raymond Poincaré, Président de la République française », Giletta Éditeur Photo, 1920, Gilletta, Jean (1856-1933). Photographe (c) BNF Gallica |
Mais Nice est bon pour les hivernants. Pour la saison estivale, le baron et les siens rallient Lugano, en Suisse. Non loin, à Trevano, c’est un nouveau château qui voit le jour. Il possède comme celui de Nice une salle de théâtre. Une scène d’opéra y sera installée, à l’instar de son pendant français.
Le baron aime la musique, à la folie. Il est lui-même pianiste accompli et compositeur, publié chez Jurgenson, l’éditeur de Rimski-Korsakov et de Tchaïkovski. C’est dans la logique des choses qu’il emploie sa fortune à combler sa passion et à fonder un orchestre symphonique. Les musiciens joueront d’abord pour lui, son épouse et ses deux enfants : une loge est aménagée à cette fin exclusive — on peut encore la contempler, à Nice, côté jardin, richement décorée comme il sied au rang de son propriétaire. Deux visages apparaissent en médaillon sous la loge : ceux de Beethoven et de Rossini.
L’évocation de ces deux grands anciens ne doit pas laisser croire que le baron avait des goûts académiques. La musique qu’il fait donner emprunte aussi bien au passé qu’aux contemporains : de Beethoven à Bizet, la tradition savante est honorée à Valrose et Trevano. Ce Russe ne privilégie pas la musique de son pays, restant ouvert aux plus belles œuvres du répertoire international — parfois même signées par de parfaits inconnus. Il fera une exception pour Glinka, comme on le lira, ainsi que pour lui-même : pourquoi un amateur doué se priverait-il de donner à entendre sa musique, s’il en a les moyens ?
L’acoustique, pour parfaire le tableau, est excellente. Il faut dire que la fosse d’orchestre, selon les préceptes wagnériens, est située légèrement sous le niveau de la scène. La machinerie en bois est calquée sur le modèle de l’Opéra Garnier.
La critique s’enthousiasme pour cet orchestre et ces chœurs. Cette phalange d’élite, dit-on, a peu d’équivalents en Europe — autant dire, dans le monde.
Un observateur de 1874 s’extasie :
« Le programme porte : “à deux heures précises.” J’arrive à deux heures et demie. Aux abords des merveilleux, des splendides jardins de la villa Valrose s’alignent un nombre considérable de landaus, de victorias, de coupés, au milieu desquels quelques voitures de place, la mienne en tête, font triste figure.Me voici dans la salle du concert. Elle est comble. Pas un fauteuil, pas une stalle, pas une chaise de libre. On se place où on peut. Les premiers arrivés, parmi ceux qui n’ont pas de stalle ou de chaise numérotée, envahissent l’escalier qui fait face à l’orchestre et s’y échelonnent, formant une grappe de têtes humaines, entre deux haies d’arbustes et de verdure. Les autres restent debout et n’ont pas l’air de s’en trouver plus mal pour cela. »
Ceux qui ont l’honneur d’être les invités du baron prennent place dans les parterres. Un envoyé du Figaro s’en félicite :
« J’ai eu la bonne fortune d’assister à une troisième matinée musicale au château de Valrose dont les concerts sont très recherchés ici, car n’entre pas qui veut dans ce palais enchanté ; il n’y a que peu d’élus qui peuvent prononcer le Sésame ouvre-toi, aussi que d’envieux ils font ! »
C’est que le « nabab », M. von Dervies, « a un orchestre à lui et des chanteurs qui forment des chœurs admirables, ne craignant aucune rivalité. Rarement j’ai entendu une exécution plus finie, plus parfaite. »
L’apparat, comme la splendeur des interprètes, fascinent. On lit fin 1875 :
« Dans la loge du fastueux propriétaire de Valrose sont : M. le baron et Mme la baronne Von Derwies, Melles Von Derwies et leur jeune frère, un charmant petit bébé de sept ans. Leur entrée est saluée par le premier coup d’archet du chef de ce merveilleux orchestre qui peut être avantageusement comparé à celui de la chapelle impériale de Vienne ».
Les invités sont prestigieux : citons le Grand-Duc Nicolas et son fils Pierre, ou encore l’Archiduc Louis-Victor d’Autriche, frère de François-Joseph. La rumeur publique évoque le passage de la Reine Victoria et de l’Impératrice d’Autriche, Sissi, au château de Trevano.
Deux fois l’an, le train privé du baron convoie famille et employés d’un domaine à l’autre. Pas moins de trois voitures emportent les musiciens.
Beaucoup de ces interprètes viennent de Bohême. La presse pragoise s’en émerveille :
« Le Baron adore la compagnie des Tchèques, les musiciens les plus joyeux — comme il le dit — et les plus talentueux du monde, c’est pourquoi son chœur est composé uniquement de Tchèques. »
Quand von Derwies met à l’essai des chanteurs italiens, la tentative tourne au fiasco, et Dalibor se fait un plaisir de rapporter cette nouvelle en soulignant peu charitablement que les prétendants étaient « plutôt mauvais ».
Les Tchèques ne se comptent pas seulement parmi les voix. Ainsi, Hanuš Wihan, future basse du prestigieux Quatuor Tchèque et dédicataire du Concerto pour violoncelle de son ami Dvořák rejoint la formation pour la saison 1874-1875. Le nom de František Ondříček apparaît également : il aurait travaillé à Valrose en 1876-1877, se liant à cette occasion d’amitié avec le peintre Václav Brožík. Une source avance que le baron lui aurait proposé le poste de premier violon en 1878. Ondříček sera le créateur du Concerto pour violon de Dvořák. Nous croiserons plus loin d’autres artistes de Bohême.
Certains instrumentistes, curieusement, se retrouveront en lien avec le séjour américain de Dvořák (1892-95), tel le violoncelliste Victor Herbert qui débute à Trevano en 1880. Douze ans plus tard, il travaillera au Conservatoire de New York dirigé par le Tchèque. Son Deuxième Concerto pour cello incitera vraisemblablement Dvořák à écrire son opus 104, pierre angulaire du répertoire pour cet instrument.
L’on note également la présence de Charles Martin Loeffler, un élève de Joachim. L’homme devait faire carrière outre-Atlantique, si bien qu’on put le désigner un temps comme le représentant le plus capable (potent) des compositeurs américains — opinion que le redoutable Huneker crut bon d’user pour faire de l’ombre à Dvořák.
Quatre chefs d’orchestre se succèdent aux Concerts Derwies : à compter de 1873, Louis Balbi, Joseph Hasselmans, Karl Müller-Berghaus et Hans (Hanuš) Sitt, de Prague.
La programmation, note Le Ménestrel en 1877, est soutenue : « Pendant toute la saison d’hiver, les artistes de M. von Derwies donnent deux grands concerts par semaine. » En Suisse, ajoute Dalibor,
« la saison n’est pas aussi agréable et engageante qu’à Nice ; car à Lugano, les concerts en dehors du dimanche sont exclusivement réservés au baron et à sa famille ; ce n’est que le dimanche que l’entrée gratuite est autorisée à un public sélectionné ; tandis qu’à Nice sont invités à chaque concert les connaissances et les amis du baron de toutes les parties du monde, des hommes illustres, des écrivains, des artistes, des hommes distingués des cercles de l’aristocratie et de la ploutocratie. »
L’aventure s’achève en juin 1881. Le 17, von Derwies meurt subitement. La cause du décès n’est pas certaine, en dépit de l’attaque d’apoplexie avancée par la presse. Les circonstances étaient dramatiques : au traumatisme provoqué par l’assassinat du tsar, le 13 mars, était venue s’ajouter la perte de Vera, la fille tant aimée du baron, le 15 juin. Orphelins de leur cher mécène, l’orchestre et le chœur n’ont plus de raison d’être. Ainsi tomba définitivement le rideau sur la prestigieuse scène musicale du Vallon des Roses.
La trop brève existence des concerts de von Derwies recoupe, dans sa dernière partie, la « période slave » de Dvořák. Certains liens se retrouvent entre des œuvres du compositeur et l’exilé russe, d’autres restent à établir. Ouvrons les archives.
Une sérénade pour la Riviera ?
L’une des plus anciennes évocations de Valrose dans la presse tchèque remonte au 2 mai 1877. Le journal Národní listy informe ses lecteurs que Karel Kučera, responsable des chœurs du baron, se trouve à Prague, en quête de nouvelle musique. Il achète la partition de la Sérénade pour cordes de Dvořák. Ce défenseur de la musique nationale a déjà fait jouer à l’orchestre de von Derwies l’ouverture de l’opéra Libuše de Smetana et l’ouverture Othello de Fibich, précise le journal.
Kučera serait retourné à Nice avec la Sérénade dans ses bagages, avec certainement d’autres partitions. Quelques questions se posent néanmoins : en mai 1877, si la Sérénade op. 22 avait été jouée à Prague et à Brno — sous la direction de Leoš Janáček —, elle attendait encore son édition, qui ne viendra pas avant 1879. Kučera a-t-il acheté une copie manuscrite de la partition ? On peut l'imaginer.
Valrose, façade principale du château Extrait de « Château Valrose : À Monsieur Raymond Poincaré, Président de la République française », Giletta Éditeur Photo, 1920, Gilletta, Jean (1856-1933). Photographe (c) BNF Gallica |
L’alternative serait que Kučera se soit procuré la réduction pour piano à quatre mains de l’opus 22, précisément éditée en 1877. On sait que le baron pratiquait à l’occasion le jeu à quatre mains, comme Bendl le rapportera quelques années plus tard à Dvořák. Cependant, le journal souligne bien qu’il s’agit de la « composition orchestrale la plus récente de Dvořák », laissant entendre que la partition achetée par Kučera était bien celle pour ensemble de cordes.
Quoi qu’il en soit, il reste concevable que la Sérénade de Dvořák a traversé la moitié de l’Europe en mai 1877 ou peu après. Une entrée au répertoire se profile à partir de la saison d’été en Suisse.
En août 1877, une nouvelle surprend les habitués de Valrose : von Derwies a décidé de donner congé à ses musiciens. La raison en est le conflit qui a éclaté en avril entre la Russie et la Turquie. Un homme attaché à sa patrie ne saurait se confier à l’insouciance de sa passion, quand gronde le canon.
Rendus à eux-mêmes, les musiciens s’arrangent en attendant le retour de jours meilleurs. Ainsi, nous explique Dominique Laredo, Karl Müller et son épouse organisent avec succès dix séances de musique de chambre à l’Hôtel d’York en novembre-décembre 1877. Peut-être en fut-il de même pour les interprètes de rang.
Avec la fin des hostilités, en avril 1878, l’orchestre renaît. Müller-Berghaus retrouve son estrade en juin et dirige de prestigieuses soirées lyriques à Lugano.
Et la Sérénade dans tout cela ? Aucune trace d’une exécution de l’opus 22 par l’ensemble de von Derwies n’est parvenue jusqu’à nous. Si elle a eu lieu, c’est à Nice, dans les tout derniers jours de la saison d’hiver 1876-1877, ou bien en Suisse, dans le château de Trevano.
Prenons pour hypothèse qu’elle a été jouée sous le mandat de Kučera. Il faut alors poser comme jalon de fin le 15 octobre 1878, date de son départ.
Les périodes possibles pour une exécution de l’opus 22 sont de fait réduites à deux intervalles :
Mai 1877 (achat de la partition par Kučera) — Septembre 1877 (dissolution de l’orchestre)
Avril 1878 (reconstitution de l’orchestre) — Octobre 1878 (Bendl remplace Kučera)
Comme on le voit, ce sont principalement des mois d’été, pendant lesquels l’orchestre était en Suisse. Et encore, si la saison d’hiver s’achève « la dernière semaine d’avril », comme l’indique une lettre de Karel Bendl, ou « le 15 mai », selon Dalibor en 1880, la fenêtre des possibles se referme.
Peu de place est laissée à l’éventualité d’une « première hors Pays Tchèques » de l’œuvre en France… Sauf à envisager que les musiciens éparpillés par la vacance forcée de six mois ont choisi de jouer « pour leur compte », comme l’avaient fait Müller-Berghaus et son épouse. La Sérénade aurait pu être donnée par des musiciens de Valrose, mais hors du cadre de Valrose, sans susciter l’intérêt de la presse locale. Il reste l’alternative de la version pour piano à quatre mains, même si cela contredit la nouvelle de Národní listy.
En vérité, une seule source indique que la Sérénade pour cordes a été donnée sous l’égide de Kučera, et elle est tardive : il s’agit du journal Dalibor du 10 mars 1880. Cependant, l’article ne mentionne pas quand et où l’œuvre fut présentée.
Le Nocturne op. 40 : une création mondiale en France… peut-être
L’article en question (mars 1880) crédite Kučera de l’introduction de deux autres titres dvořákiens auprès de la « chapelle de Valrose » : le Nocturne op. 40 et des Duos moraves.
Comme me l’a fait remarquer le Dr David Beveridge, la ligne chronologique offerte par le Thematický Katalog de Jarmil Burghauser (1996) n’est pas absolument fiable. La date « au plus tard » présentée pour les trois opus supposément introduits par Kučera à Nice devrait être octobre 1878, et non 1879. L’erreur provient d’une mauvaise interprétation de la nouvelle rapportée par Dalibor dans l’article cité. De plus, le catalogue thématique ne mentionne pas de source éclairant le contexte exact de ces concerts.
Plusieurs créations dvořákiennes ont une histoire complexe. Le Nocturne est de celles-là. Pensé tout d’abord en 1870 au sein du Quatuor à cordes numéro 4 en mi mineur, le mouvement est réutilisé dans le Quintette en sol majeur op. 77 pour deux violons, alto, violoncelle et contrebasse, en 1875. Plus tard — on ne sait pas quand — Dvořák décida de retirer ce mouvement d’une partition qui comportait déjà un Poco andante pour en faire une page indépendante : ce sera le Nocturne op. 40. Il peut être sous cette forme joué par un quintette de cordes, au besoin élargi à une petite formation. Dvořák révise sa partition au début de la décennie 1880 pour la dédier définitivement à un ensemble de cordes, ajoutant deux réductions : l’une pour violon et piano, l’autre pour piano à quatre mains.
Kučera ne pouvait avoir accès qu’à la version originellement écrite pour le quintette. À partir de là, les possibilités d’exécution de cette partition par les musiciens du baron rejoignent celles exposées pour la Sérénade : aucune trace dans la presse ou les correspondances de l’époque n’évoque ce qui serait une création mondiale. Peut-être a-t-elle eu lieu à Nice, dans le charmant Salon de Musique, ou Salon Bleu, du premier étage. Cette pièce surmontée d’un plafond en rotonde était propice à accueillir un petit ensemble, comme l’est un quintette de cordes. Cela aurait alors été une audition privée, ce qui expliquerait le silence des chroniqueurs.
Valrose, Salon Bleu Extrait de « Château Valrose : À Monsieur Raymond Poincaré, Président de la République française », Giletta Éditeur Photo, 1920, Gilletta, Jean (1856-1933). Photographe (c) BNF Gallica |
Ajoutons une nuance : on ne sait pas à quelle date Kučera s’est procuré le Nocturne. Bien sûr, il est séduisant de penser qu’il en prit possession en même temps que la Sérénade, en mai 1877. Les deux pages peuvent être jouées par un effectif identique et n’avaient pas encore été éditées. Il serait téméraire d’être catégorique : on ignore quand il commença à travailler pour Derwies, et il reste possible que le Nocturne ait été donné à Nice ou à Lugano lors d’une saison précédente — en tout cas après le début de l’année 1875, période où la partition fut achevée.
Les Duos moraves
La situation change avec les Duos moraves : en mai 1877, ils avaient été en partie édités, et, contrairement aux autres pièces mentionnées jusqu’ici, ces chants annoncent la période slave de Dvořák. L’on ne saurait en dire autant de la Sérénade, et encore moins du Nocturne et de sa mélodie infinie qui trouve son origine dans les « années de recherche » du maître. Le musicologue Hartmut Schick avance que le Quatrième Quatuor, où se situe la version originale du Nocturne, préfigure par endroits Schönberg, Debussy et Stravinski. Délicat de se l'imaginer, de la part d’un aimable folkloriste slavisant ! À vrai dire, il serait difficile à un auditeur non averti d’imaginer que la Sérénade et ce Nocturne sont issus de la même plume, tant leur langage musical s’oppose.
Quand Emanuel Starý publie une sélection de ces chants en 1876, Dvořák n’avait pas encore percé sur la scène européenne. Il faudra pour cela que l’artiste les envoie à l’automne 1877 au jury viennois qui récompensait les compositeurs « pauvres mais doués », que Brahms note leur qualité et recommande le Tchèque à son éditeur. Le reste « appartient à l’histoire » : le succès fulgurant des Duos moraves, et des œuvres suivantes, allait inscrire le nom de Dvořák dans les chroniques musicales par-delà les frontières.
On n’a pas d’indication précise sur la programmation de ces chants par les musiciens de von Derwies à l’instigation de Kučera. L’événement aurait été mémorable, en faisant entendre les Duos moraves avant leur vogue internationale, et en première audition hors des Pays Tchèques.
La version allemande des textes n’existait pas encore. En l’occurrence, la langue n’est pas une barrière : une bonne partie, voire la totalité, des choristes, on l’a dit, sont tchèques, formés à l’école de chant pragoise de František Pivoda (1824-1898). Outre Mlle Langer (ou Langrová), une soprano remarquée par la critique, l’on note la présence de l’altiste Zofia Spurná, des deux sœurs Ludikarová, de Mlles Knittlová, Eghartová, Prokopová, Součková et Štěpinová. Ajoutons, du côté des hommes, MM. Svoboda, Neuhauser, Havlůj, Prošek, Šolar, Krečman et le baryton Poldíček. Augustin Vyskočil, qui, nous dit sa nécrologie, fut « recueilli enfant par le baron Derwies à Nice, puis à Lugano », prendra la relève de Bendl et épousera Františka Ludikarová, une nièce de Pivoda.
On a davantage d’éléments sur de nouvelles programmations des Duos à Nice : dans une lettre de mars 1879, Bendl, qui a remplacé Kučera, annonce à son ami Dvořák qu’il va donner deux numéros des op. 29 et 32, « Slavíkovské pole » et « Voda a pláč », en ajoutant : « mais seulement avec le piano. Je n’ai pas eu le temps de m’occuper de l’instrumentation. » Cela nous enseigne que Bendl, alors compositeur estimé, orchestrait à l’occasion des lieder écrits pour voix et piano ! Et, à l’occasion, que ces Duos étaient chantés sous forme chorale. Cela ne contredirait pas l’observation d’un mélomane qui notait en 1881 que, à chaque concert, « deux pièces sont invariablement interprétées par le chœur ». Ce même observateur ajoute aussitôt : « généralement sans accompagnement », ce qui rend la partie de piano ou d’orchestre envisageable, sans que cela soit la coutume.
Danses slaves
À l’instar des Duos moraves, les Danses slaves sont programmées à plusieurs reprises.
« J’avoue sans détour que c’est moi qui vous ai chaudement recommandé comme compositeur au Baron, et j’ai même joué les “Danses slaves” à quatre mains avec lui. Je les ai également commandées sans plus tarder dans leur version orchestrale. Quand elles ont été données, elles ont beaucoup plu, de sorte que le Baron m’a remercié d’avoir enrichi ses programmes avec de tels numéros. »
Ce passage d’une lettre de Bendl au compositeur suggère que le baron ne connaissait pas le nom de Dvořák avant que Bendl ne lui en parle. Petite fanfaronnade destinée à avantager son image auprès de son ami ? Ou étonnante réalité : aucune des pages portées au crédit de l’entremise de Kučera n’avait donc été donnée ? Le brouillard de l’ignorance et les sources lacunaires nous empêchent d’y voir clair avant l’année 1879.
L’accueil favorable de von Derwies doit peut-être à des raisons extra-musicales. Le Russe d’origine roturière a pu être sensible au destin d’un compositeur issu d’une famille démunie et parvenant à force de travail à se hisser au plus haut niveau. Bendl lui a peut-être parlé des années misérables de Dvořák, quand l’argent ne rentrait pas et que l’artiste inconnu peinait à nourrir les siens. Il a pu lui raconter comment lui, Bendl, offrait généreusement l’accès à sa bibliothèque de partitions, quand son ami sans le sou voulait assouvir sa soif de musique. Le baron est attentif au monde qui l’entoure. Il dépense des sommes immenses dans des œuvres de charité. Cet homme au visage fermé, surnommé « le masque de fer », pensait aux déshérités. Et le devenir d’un artiste « pauvre mais doué » a pu piquer sa curiosité.
Paul von Derwies (domaine public) |
Le 17 janvier 1879 — cette fois-ci, l’événement est attesté par la presse — Müller-Berghaus dirige une sélection de l’opus 46 dans la salle du château de Nice. L’expérience plut : le baron et les siens purent entendre de nouveau des Danses slaves lors des deux saisons suivantes, y compris pendant l’hiver 1880-1881, avec le nouveau chef Hans (Hanuš) Sitt, qui conduit les numéros 2 et 3.
Cette première française anticipe l’introduction parisienne des Danses,
le 8 janvier 1882 par les Concerts Lamoureux. Du moins pour la version orchestrale, car une sélection pour piano à quatre mains avait retenti dans les premiers mois de 1880 dans les salons de la maison Pleyel, sous les doigts de Mmes Montigny et Viardot. Paul Taffanel, Camille Saint-Saëns et Benjamin Godard étaient dans l’assistance, nous dit la Revue et Gazette Musicale de Paris.
Rhapsodies slaves
L’opus le plus emblématique dans ce contexte est bien entendu celui des trois Rhapsodies slaves, car Dvořák a décidé de les dédier au baron après le succès rencontré dans les Danses en janvier 1879. Le maître prend soin d’en demander au préalable la permission au dédicataire. La lettre date du 5 février de cette année, l’original étant en allemand :
Cher Monsieur le Baron !Je vous prie très sincèrement de m’excuser si je prends la liberté de vous adresser quelques mots. On m’a fait savoir que mes « Danses slaves » ont été interprétées par votre orchestre aussi célèbre qu’excellent. Je me sens donc obligé de vous exprimer, Monsieur le Baron, mes remerciements les plus sincères pour l’attention que vous avez portée à mon œuvre ; et à cette occasion, je me permets de prier Votre Altesse de bien vouloir accepter la dédicace de mes nouvelles « Rhapsodies slaves », qui vont paraître prochainement à Berlin.Dans l’espoir que ma requête ne restera pas lettre morte auprès de Votre Altesse, je vous prie d’agréer l’expression de ma considération distinguée.Anton Dvořák
« L’attention portée à mon œuvre » : en parlant des Danses depuis peu introduites à Nice et, par la même occasion, en France, Dvořák n’aborde pas les autres pages supposément conseillées par Kučera. Il y a de quoi s’y perdre. On peine à croire que personne ne lui avait rapporté l’événement — si d’aventure elles avaient réellement été jouées.
Le baron accepte la dédicace et c’est avec la mention « Dem Baron Herrn Paul von Dervies zugeeignet » [Dédié au baron Paul von Derwies] que la partition est imprimée. Les trois numéros entrent au répertoire de l’ensemble et sont présentés au concert à Nice et Lugano. Les Rhapsodies 2 et 3 sont données en première audition française — pour la dernière, quelques semaines seulement avant que Gustave Lelong la dirige aux Concerts Populaires d’Angers. Aucun indice de l’exécution de la première par les Concerts Derwies, sauf à Lugano.
Les deux dernières Rhapsodies comportent une partie de harpe. L’instrument fut certainement tenu par Kamil Šollar, engagé auprès du baron de 1874 et qui devait, après la dissolution de l’orchestre, s’installer à Nice pour y faire carrière. Il deviendra au XXe siècle un chef de chorale respecté, lauréat de prestigieuses récompenses.
Valrose, salle de concert Extrait de « Château Valrose : À Monsieur Raymond Poincaré, Président de la République française », Giletta Éditeur Photo, 1920, Gilletta, Jean (1856-1933). Photographe (c) BNF Gallica |
Ici s’achève l’histoire incomplète et hélas frustrante des créations dvořákiennes par les musiciens de von Derwies. Lors de son unique voyage en Russie, en mars 1890, Dvořák inscrira la première Rhapsodie à son concert de Moscou.
D’autres œuvres, cependant, pourraient être rattachées à ce sujet. Le baron était ouvert à l’art de son temps. Il fait jouer la symphonie Roma de Bizet, le Beau Danube bleu de Johann Strauss II, la Danse macabre de Saint-Saëns, des Danses hongroises de Brahms, une symphonie de Lassen, le Cortège de Bacchus de Léo Delibes, plusieurs pages de Max Bruch, des extraits de la Symphonie romantique de Joncières — sans parler de pièces symphoniques de Wagner, toujours vivant à cette époque. Ambroise Thomas se rend même à Valrose pour entendre des fragments orchestraux de sa tragédie lyrique Mignon. Il y avait sans aucun doute une place pour une nouvelle partition de Dvořák.
Oui, mais laquelle ? Dans la suite, j’ai choisi d’examiner la genèse de trois œuvres emblématiques de la période slave, et commencées avant l’arrêt brutal des Concerts Derwies
Concerto pour violon op. 53
Fin janvier 1879. Les Danses slaves ont enflammé la critique et l’audience de Nice. Dvořák, reconnaissant, dédie les Rhapsodies au baron. L’orchestre de von Derwies brille par son excellence qui lui vaut la visite des plus grandes sommités musicales. Le contact est établi entre le compositeur et le noble russe. Les planètes sont alignées : quel auteur, à la place de Dvořák, ne serait pas tenté d’écrire une œuvre propre à s’imposer naturellement dans les programmes de von Derwies ? Après tout, Othello de Fibich, le prélude de Libuše de Smetana, et peut-être une ouverture d’un musicien plus obscur, V. Pojmann, ont eu les faveurs du maître du lieu, sans parler des pages chorales de Bendl. La place est prête pour une nouveauté qui pourrait de nouveau séduire le richissime mélomane.
L’origine du Concerto est assez bien connue : Simrock suggère à Dvořák d’écrire une telle pièce, le compositeur accepte l’idée et écrit une première partition entre juillet et septembre 1879. Une nouvelle version voit le jour en avril et mai 1880, certainement en raison des critiques de Joachim, à qui l’œuvre est dédiée. D’autres révisions devaient encore suivre, que nous ne détaillerons pas ici, pour revenir à l’origine. Dans la lettre de Simrock, datée du 27 janvier 1879, la commande prend la forme d’une question : « Pourriez-vous m’écrire un concerto pour violon plein d’originalité et de mélodies chantantes, pour de bons violonistes ? »
L’idée était dans l’air. Quatre jours plus tard, le violoniste Karel Halíř lui réclame à son tour un concerto qu’il voudrait être le premier à interpréter.
Halíř, déjà un artiste accompli, remplacera le renommé César Thomson à Nice, au seuil de la saison 1880-1881. Le journal Dalibor publie des lignes exaltées :
« La place de premier concertiste a également été donnée à notre compatriote K. Halíř, qui a été immédiatement engagé par le chef d’orchestre Sitt pour remplacer Thompson [sic], qui entreprendra une tournée de concerts en France.Je dois dire que c’est un grand honneur pour notre compatriote d’être devenu violon solo de notre orchestre, dans lequel siègent au violon un certain nombre de concertistes accomplis, et je dois vous avouer franchement que notre compatriote est tout à fait digne de ce poste ; non seulement il a succédé à son illustre prédécesseur, mais il le surpasse dans son interprétation. Ici à Nice, il nous a surpris lors du deuxième concert avec une charmante interprétation de la Méditation de Bach et un concerto de Bazzini, dans lequel il s’est révélé être un violoniste d’un talent extraordinaire, d’une technique merveilleuse et d’une très belle interprétation, de sorte qu’après son concert il a reçu de longs applaudissements de la part du public, principalement russe, et nous espérons qu’il deviendra l’un des favoris du public. Comme vous pouvez le constater, nous tenons bon ici, comme il se doit, courageusement comme une colonie musicale tchèque. Je ne dois pas oublier de remercier M. le baron Derwies pour le fait qu’il honore les artistes tchèques, les respecte et en parle partout avec fierté. »
En dépit de son excellence, Halíř reste dans l’ombre de Joachim, son ancien maître. Dvořák et Joachim avaient sympathisé l’année précédente, et le virtuose austro-hongrois mettait un point d’honneur à défendre la musique de chambre du Tchèque sur la scène internationale. Le dédicataire du Concerto, et son premier interprète, ne pouvait être que Joachim, l’ami de Brahms et de Simrock. Halíř comprendra.
Cela étant dit, quand Dvořák commence la composition, en juillet, il ne pouvait pas ignorer l’appel de son compatriote. Entre-temps, von Derwies est devenu le dédicataire des Rhapsodies. Le Concerto a-t-il pu être influencé par la perspective ténue de le faire jouer à Valrose ou Lugano, par l’entremise de Karel Halíř ? Après tout, rien ne s’oppose à ce que la partition soit de nature à flatter les goûts du baron. La dédicace à Joachim n’est pas un obstacle : lui-même avait honoré de sa présence les Concerts Derwies en 1878.
On peut se demander si Dvořák avait la Valrose-Chapelle et son patron en tête quand il inventait les magnifiques mélodies de son opus 53, dans la même veine que les Danses qui avaient enchanté le mélomane russe. En vérité, ce scénario est très peu vraisemblable. L’article de Dalibor explique que le nouveau chef de Valrose, Hans Sitt, a appelé Halíř en remplacement de Thomson. Cela nous mène au début de l’automne 1880. La partition de Dvořák était déjà en chantier, depuis plus d’une année, sans avoir été influencée par l’idée de la faire jouer par Halíř dans le sud de la France ou en Suisse.
L’œuvre ne sera achevée qu’en 1882. Halíř refusera de la donner, consacrant son art au Concerto de Tchaïkovski puis à celui de Sibelius, qu’il présentera en première mondiale. Quand Joachim approuve enfin cette dernière version, il avait arrêté sa carrière de soliste. S’il interprète le Concerto, c’est bien tard, et fort loin de Nice. En juin 1891, reporte Le Ménestrel, Joachim joue l’opus 53 lors du 28e congrès de l’Association des musiciens allemands de Berlin.
L’ouverture de Vanda
Les pages de Smetana supposément jouées pour le baron relèvent toutes de la tradition historique et légendaire. Si Vyšehrad et Vltava apparaissent au programme des concerts de Trevano en 1880, l’on ne trouve nulle trace de l’ouverture de La Fiancée vendue, pourtant son œuvre scénique la plus populaire, ou des danses symphoniques tirées de l’opéra ; pas davantage d’extraits des Deux veuves, du Secret ou du Baiser.
Dvořák, lui aussi, a écrit en 1875 un opéra slave, fabuleux et héroïque : il s’agit de Vanda, ou Wanda, l’histoire tragique d’une princesse polonaise. En août 1879, il compose une ouverture pour ce drame lyrique déjà ancien. L’idée surprend : mais il est vrai que l’opéra original n’avait qu’une brève introduction orchestrale, et que le projet d’une nouvelle production sur la scène pragoise se profilait.
Peut-être y a-t-il une autre raison à la création de cette ouverture : on a souvent considéré Vanda comme étant une réponse à la Libuše smetanienne. Les deux héroïnes slaves, polonaise chez Dvořák, tchèque chez son prédécesseur, chantent la légende épique des pays slaves, et toutes deux cadrent parfaitement au contexte musical qu’appréciait le baron. Si von Derwies a goûté le prélude de Libuše, pourquoi n’accueillerait-il pas avec ferveur celui de Vanda ? Et si la nouvelle plaît, ne faudrait-il pas envisager de monter l’opéra à Valrose ? L'hypothèse pu être imaginée. Elle ne se concrétisa jamais, et rien n’indique au-delà de ces considérations que Dvořák écrivit l’ouverture en ayant l’orchestre de von Derwies en tête.
Nul n’ignore le fait. Von Derwies vénère l’opéra. Pour magnifier le 3e acte de Un bal masqué, de Verdi, il demande à Václav Brožík — encore un Tchèque ! — de peindre une somptueuse fresque. Plus tard, Brožík livrera un célèbre portrait de son ami Ondříček. Quand il sera anobli par François-Joseph, le peintre se fera connaître comme « Brožík von Valrose ».
Verdi est loin d’être le seul auteur lyrique à l’honneur. Gounod, Meyerbeer, Rossini, Félicien David, Donizetti, Glinka, Massenet, Bizet (Djamileh), et même le méconnu Salvatore Auteri-Manzocchi apparaissent au fil des productions scéniques. Le baron fait exécuter son propre opéra, La Contessa di Lascari, et passe commande à Karel Bendl d’une œuvre lyrique originale : Gina, sur un livret du dramaturge italien Giorgio Tomasso Cimino, ne sera achevée qu’en 1884 et n’a jamais été jouée.
Au gré des productions, les chanteurs se nomment Corsi, Carpi, Jules Petit, la cantatrice Dunbar-Schultze, le baryton Kaschmann. Un excellent ténor n’est autre que Nicolas von Derwies, un frère du baron.
La programmation, on le voit, laisse de côté les auteurs russes, à l’exception de Glinka et du maître des lieux. Dominique Laredo explique :
« les musiciens réformateurs du Groupe des Cinq, même s’ils sont les continuateurs de Glinka et de Dargomyjski, se détournent des influences allemande et française — ce qui déplaît au public de l’Opéra de Saint-Pétersbourg, suffisamment aristocratique et conservateur pour préférer l’opéra italien, et redouter les velléités révolutionnaires, en musique comme en politique. Appartenant à l’entourage du Tsar, le Baron Von Derwies partage cette attitude et se limite aux élans patriotiques de La Vie pour le Tsar. »
Le plus célèbre opéra de Glinka est de fait monté en première française à Valrose le 5 janvier 1879, quelques jours avant les Danses slaves.
Le Ménestrel s’enflamme :
« Ce n’est donc pas à Paris que la France a pu accueillir l’opéra de Glinka, mais dans ce bienheureux comté de Nice, pays béni, suspendu entre le bleu du ciel et le bleu de la mer, et qui, baigné d’un air léger, d’un chaud soleil et d’une éclatante lumière, semble un coin détaché du paradis terrestre. À quelques kilomètres de Nice, dans le village de Valrose, un riche amateur, sujet russe quoique son nom ait une physionomie allemande, M. von Derwies, a fait construire chez lui d’abord une salle de concerts, puis un théâtre, où il a joué, entre autres ouvrages remarquables, la Vie pour le Tsar. »
Charles Domergue du journal Monde Élégant consacre un long article à l’événement. On y lit :
« Nous avons admiré le soprano si pur de Mlle Langer (Antonida), le timbre frais et éclatant et la méthode consommée de M. Nicolas von Derwies (Sabinine), et la voix sympathique et pénétrante de Mme Dunbar-Schultze (Vania). »
Quant à l’acte final,
« Toutes les voix, toutes les sonorités de l’orchestre se mêlent au bourdonnement solennel des cloches. C’est d’une beauté et d’une grandeur indescriptibles, et nous pouvons bien avouer à M. von Derwies que cette soirée à Valrose nous a valu une des plus fortes émotions que nous comptions dans notre vie de musicien. »
L’acte I est redonné dans ce même lieu le 20 février 1880. Après le départ de Müller-Berghaus, Hans Sitt perpétue la tradition. Le 30 janvier 1881, c’est l’ouverture qui retentit, avec la Kamarinskaïa du même auteur et des pages de von Derwies. Le drame patriotique est encore offert en 1881 : le 8 février en présence du Grand Duc Nicolas, le 8 mars, puis le 29 mars — après l’assassinat d’Alexandre II.
La Vie pour le (faux) Tsar ?
Russie, printemps 1605. Le tsar Boris Godounov vient de mourir. Dimitri marche sur la capitale avec son épouse et sa suite. Celui qui se présente comme le fils d’Ivan le Terrible, et voué à gouverner le pays, n’est en réalité qu’un imposteur : il est à son insu manipulé par les Polonais. Quand la vérité éclate, Dimitri est abattu.
Russie, automne 1612. Le pays est toujours sous la menace des Polonais : aucun tsar ne règne, les désordres entravent toute action défensive, Moscou risque de tomber. Quand le Grand conseil de Moscou établit enfin le règne du jeune Michel Ier Fiodorovitch Romanov, l’espoir renaît. Traqué par les Polonais, le tsar sera sauvé par le sacrifice héroïque d’Ivan Soussassine.
Voici tracés, à très grandes lignes, les arguments de deux opéras : Dimitri (Dimitrij) de Dvořák, puis La Vie pour le Tsar de Glinka. On le voit, les circonstances historiques se répondent. À la période du temps de troubles illustrée par Dvořák succède la sortie éclatante de la crise avec le final triomphal de Glinka, consacrant le règne de la Maison Romanov.
Dvořák commence à écrire Dimitri en mai 1881. Le livret, cependant, était dans ses mains depuis plus longtemps. Fin 1880, Marie Červinková-Riegrová le lui avait confié. Dvořák n’était pas son premier choix : elle collaborait auparavant avec le compositeur Karel Šebor, mais était insatisfaite du travail de celui-ci.
Marie Červinková-Riegrová n’est pas la première venue. C’est la petite-fille de František Palacký, illustre défenseur de la nation tchèque face au pouvoir impérial, et son père est František Ladislav Rieger, chef de file du mouvement nationaliste. Tous deux ont cherché à faire entendre la voix de leur peuple asservi. En 1867 — un an après la bataille décisive de Sadowa — leur périple européen les mène à Paris, dans le but d’infléchir Napoléon III, puis à Moscou, où se tient une grande exposition ethnographique.
Rieger connaît bien la scène lyrique. Lui-même a organisé la création du Théâtre provisoire de Prague. Le 31 juillet 1866, cet opéra décide de monter La Vie pour le Tsar, en réponse à l’entrée des troupes prussiennes dans la capitale tchèque. La première en sera donnée le 31 août, juste après le départ des Prussiens. Le message est sans ambiguïté. Un jeune altiste du nom de Dvořák était certainement dans l’orchestre.
Ce grand nationaliste n’est sûrement pas étranger au choix de sa fille de confier le livret à Dvořák : un opéra tchèque sur un sujet russe, comment rêver plus belle manifestation slavophile pour s’attirer des sympathies à l’est ?
Rieger connaissait aussi l’existence de von Derwies. En lisant le journal qu’il avait fondé, Národní listy, bien entendu, mais pas seulement. Il avait personnellement recommandé un jeune homme politique tchèque, Emanuel Engel, comme précepteur à l’hôtel parisien du Russe. Il s’agissait d’une autre tentative pour établir un défenseur de la « cause tchèque » dans la jeune République française.
Le livret de Marie Červinková-Riegrová devait-il plaider aussi cette cause, par l’entremise de Dvořák ?
C’est fort possible. Rieger et le compositeur avaient pris connaissance du succès de La Vie pour le Tsar sur la Riviera. La nouvelle œuvre pourrait servir les revendications nationalistes du premier — pensez donc, un Russe d’une telle stature en France, c’est faire d’une pierre deux coups. Dvořák était enfin en droit d’espérer installer un opéra sérieux sur une scène étrangère, et compter sur les musiciens de Bohême pour défendre sa partition. Du reste, s’inscrire dans la tradition de Verdi ou de Gounod dans les programmes de Valrose était une perspective alléchante.
Il est tentant d’imaginer le drame lyrique de Dvořák résonner dans le beau théâtre de Nice, de se figurer l’attention de von Derwies quand Russes et Polonais sont sur le point d’en découdre, au début du deuxième acte, après un passage endiablé où retentissent des danses slaves. Le baron, du haut de sa loge privée, aurait sans doute goûté l’évocation du rite orthodoxe du Finale, quand la mère du prétendant reconnaît devant la croix chrétienne l’imposture, entraînant l’assassinat d’un Dimitri somme toute innocent.
Valrose, scène de théâtre et loge privée du baron Extrait de « Château Valrose : À Monsieur Raymond Poincaré, Président de la République française », Giletta Éditeur Photo, 1920, Gilletta, Jean (1856-1933). Photographe (c) BNF Gallica |
Commencé après la disparition d’Alexandre II, l’opéra ne sera achevé que longtemps après la mort du baron, en 1882, puis plusieurs fois révisé, jusque dans la décennie 1890. La souvenir de la promesse de Valrose, alors, était bien loin — tout comme la période slave qui prit fin, que cela ait ou non un rapport, au début des années 1880.
Nous n’avons pas abordé toutes les œuvres de la période slave dvořákienne. Non qu’elles n’entrent pas dans la réflexion d’une éventuelle influence des concerts von Derwies : la Sixième Symphonie en ré majeur, par exemple, cadrerait parfaitement avec les attendus du russe mélomane, et aurait eu toute sa place — pour ne pas dire autre chose — après Roma de Bizet ou des symphonies signées par des auteurs comme Lassen ou Joncières. Nous laisserons cette tâche à d’autres chercheurs — à moins que des archives jusque-là muettes se mettent à parler, nous instruisant davantage sur les liens réels ou imaginaires entre Dvořák et ce pays d’azur « détaché du paradis terrestre ».
Alain Chotil-Fani, 1er mai 2024
Notes
Merci au Dr Beveridge pour avoir attiré mon attention sur certains faits en relation avec le sujet.
Toute ma gratitude aux relecteurs bienveillants des épreuves de cet article, Éric Baude et Dominique Laredo.
Sources utilisées dans tout l’article
Sauf mention contraire, les liens internet ont été consultés entre le 7 et le 14 avril 2024.
Dominique Laredo, Albert Marouani, VALROSE, Université Nice Sophia Antipolis. Casun, pp.336, 2005, 2-9524953-0-0. hal— 04147609. Disponible en ligne : https://hal.science/hal-04147609/
Jarmil Burghauser et John Clapham, THEMATICKÝ KATALOG, Praha : Bärenreiter Editio Supraphon, 1996. [TK] ci-dessous.
Milan Kuna, Ludmila Bradová, Antonín Cubr, Marketa Hallová, Jitka Slavíková, ANTONÍN DVOŘÁK, KORESPONDENCE A DOKUMENTY, KORESPONDENCE ODESLANA, KORESPONDENCE PRIJATA 1871-1904, Praha : Bärenreiter Editio Supraphon Praha, 1987-2004.
Site www.antonin-dvorak.cz. [ADCZ] ci-dessous.
Période slave
Otakar Šourek, ANTONÍN DVOŘÁK / VIE ET ŒUVRE, Orbis, Prague, 1952, première édition, traduction française du Dr Stanislav Lyer.
Les passages cités sont tirés des pp. 15-16 et 48.
Sur Le Roi et le Charbonnier, voir https://musicabohemica.blogspot.com/2019/09/le-roi-et-le-charbonnier-version-i.html
Un baron russe à Nice
Article de La Vie mondaine à Nice, signé Louis d’Or, 6 mars 1874, p. 125
Article de La Vie mondaine à Nice, non signé, 23/12/1875, p. 1
Article Le Figaro à Nice signé Éza, Le Figaro, 27 janvier 1877, p. 1, col. 6
Citation presse tchèque :
Article du Národní listy, non signé, 28 décembre 1878, p. 3, col. 1
Identique à :
Article de Dalibor, non signé, 1er janvier 1879, p. 8, cols. 1-2
Chanteurs italiens :
Article de Dalibor, signé G. S., 20 janvier 1881, p. 4, col. 1
Sur Ondříček :
Bohuslav Šich, FRANTIŠEK ONDŘÍČEK / ČESKÝ HOUSLISTA, Praha: Supraphon, 1970
et
Naděžda Blažíčková-Horová, VÁCLAV BROŽÍK (1851-1901), Prague : National Gallery, 2003, www.digitalniknihovna.cz/mzk/view/uuid:68588d80-510f-11e3-ae59-005056827e52?page=uuid:1890c850-67b5-11e3-af76-5ef3fc9ae867&fulltext=derwies
Le passage sur Loeffler se trouve p. 68 du livre de James Huneker STEEPLEJACK, New York : c. Scribner's Sons, 1920
Programmation des concerts :
Article du Ménestrel, non signé, 10 avril 1877, p. 142 du recueil
Ainsi que :
Article de Dalibor, Z CIZINI, 10 mars 1880, p. 4, col. 2, signé L. K.
Une sérénade pour la Riviera ?
Article du Národní listy, non signé, 2 mai 1877, p. 3, col. 5
(signalé par D. Beveridge)
Article de Dalibor, Z CIZINI, 10 mars 1880, déjà cité.
Lettre de Bendl à Dvořák, mars 1879
Bendl remplace Kučera : voir plus bas Monika Bártova-Holá, PO STOPÁCH TŘÍLETÉHO PŮSOBENÍ KARLA BENDLA V CIZINĚ.
Le Nocturne op. 40 : une création mondiale en France… peut-être
Les données sont tirées de [TK] et de [ADCZ].
Les Duos moraves
Musiciens tchèques du baron :
Voir Národní listy, 28 décembre 1878, et Dalibor, non signé, 1er janvier 1879, déjà cités.
Dalibor du 1er février 1879, p. 5, col. 2, non signé
Dalibor du 10 mars 1880, déjà cité.
Dalibor, signé G. S., 20 janvier 1881, déjà cité.
Sur Poldíček :
Ladislav Novák, OPERA A BALET STARÉ GARDY NÁRODNÍHO DIVADLA S DVAAPADESÁTI DOKUMENTÁRNÍMI VYOBRAZENÍMI, V Praze: Jos. R. Vilímek, 1938
Sur Vyskočil (1852-1902) :
Journal Čas du 16 février 1902, p. 6, col. 3, non signé
et
Národní listy du 16 février 1902, non signé, p. 3, cols. 4-5
et
livre de Ladislav Novák, déjà cité.
Journal St. Johnsbury Caledonian (St. Johnsbury, Vermont, É.-U.) du 22 avril 1881, signé C. F., p. 1, col. 3
Danses slaves
Période de misère : lire LIEUX DE VIE ET VOYAGES DE DVOŘÁK 1873-1877 (1) par D. Beveridge
Créations des œuvres de Dvořák en France : voir chez MusicaBohemica ŒUVRES DE DVOŘÁK EN FRANCE : DES ORIGINES À 1940
Rhapsodies slaves
Kamil Šollar :
Journal Národní listy du 7 novembre 1932, p. 2
Concerto pour violon op. 53
Œuvres de Smetana et de Fibich : voir Národní listy, du 2 mai 1877, déjà cité.
Pojmann : Dalibor du 1er janvier 1880, signé A., p. 6, col. 2
Sur Halíř : Dalibor du 20 janvier 1881, déjà cité.
Création de la version révisée du Concerto de Sibelius : lire par exemple www.opmc.mc/concerto-pour-violon-et-orchestre-en-re-mineur-opus-47.
Joachim joue le Concerto de Dvořák :
Le Ménestrel du 12 juillet 1891, non signé, p. 5 (p. 221 du recueil), col. 2
L’ouverture de Vanda
Vyšehrad et Vltava (en allemand : Moldau) joués à Trevano : voir Urbánkův věstník bibliografický / měsíčník pro rozhled v literatuře, hudbě a umění, septembre 1880, non signé, p. 211 du recueil
Peinture de Brožík pour l’opéra de Verdi Un bal masqué :
Voir Naděžda Blažíčková-Horová, VÁCLAV BROŽÍK (1851-1901), déjà cité, p. 232.
Portrait d’Ondříček par Brožík : voir par exemple www.esbirky.cz/predmet/8832696
« Brožík von Valrose » : voir par exemple www.novanobilitas.eu/rod/brozik-von-valrose
Opéra Gina de Bendl :
Dalibor du 7 novembre 1884, non signé, p. 9 (p. 409 du recueil)
et
Monika Bártova-Holá, PO STOPÁCH TŘÍLETÉHO PŮSOBENÍ KARLA BENDLA V CIZINĚ, Opus musicum: hudební revue. Brno : Svaz českých skladatelů v Brně, 1997
Le Ménestrel et le Monde Élégant au sujet de La Vie pour le Tsar :
Le Ménestrel, 14 décembre 1879, signé Octave Fouque, pages 1 (9 pour le recueil) et suivantes
La Vie pour le (faux) Tsar ?
Sur Emanuel Engel :
Page 57 du livre de Pavla Horská, PRAGUE — PARIS, Prague: Orbis, 1990
Sur le même sujet
Dominique Laredo. Valrose : un Théâtre côté cour, côté parc. Revue d'Histoire du Théâtre, 2007, Varia RHT, 236. ⟨hal-03157682⟩, https://hal.science/hal-03157682
Les Rhapsodies slaves chez MusicaBohemica :
Jean Giletta (1856-1933), « Château Valrose : À Monsieur Raymond Poincaré, Président de la République française », Giletta Éditeur Photo, 1920, gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105391816/f8.item
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