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15 novembre 2015

La Sinfonietta à Strasbourg en 1931


La Sinfonietta à Strasbourg en 1931

Voir le nom de Munch accolé à la direction d’orchestre n’étonnera personne. Pourtant, nous sommes en 1931. Et Charles Munch (1), bien connu comme chef d’orchestre, même encore actuellement, n’avait pas commencé la carrière qui l’a rendu célèbre dans un grand nombre de pays et dont un certain nombre d’enregistrements subsiste. Et pourtant, nous sommes bien à Strasbourg, lieu de sa naissance. 



La famille Munch s’illustra dans le monde musical pendant une bonne partie du XXème siècle. Il convient d’en présenter les principaux représentants. Les deux premiers qui se distinguèrent, deux frères, Eugène (1857-1898) et Ernest Munch (1859-1928) organistes, chefs de chœur. Dans leur descendance directe, on trouve trois chefs d’orchestre, Ernest-Geoffroy ou Ernest-Gottfried (2), fils d’Eugène, et deux frères, fils d’Ernest, Fritz (1890-1970) et Charles (1891-1968). Ces trois chefs stimulèrent la vie musicale à Strasbourg et en Alsace, mais le dernier, Charles devint rapidement un chef renommé, non seulement à l’échelon national, mais à l’international.


C’est pourtant à Ernest-Geoffroy Munch (1888-1944), son cousin, que nous allons nous intéresser. Comme son père Eugène, il fut organiste et chef de chœur. Si au cours de ses études musicales au Conservatoire de Strasbourg, il étudia l’orgue avec son oncle Ernest, il ajouta  la direction d’orchestre avec Hans Pfitzner qui l’engagea d’abord comme chef de chœur au Théâtre de la ville, puis comme chef d’orchestre. En 1913, il devint chef à Saaz (Žatec en Bohème, alors dans l’Empire austro-hongrois). En 1920, il revint dans sa ville natale où il assura la direction de l’orchestre du Théâtre. Parallèlement, il dirigea les concerts populaires et les concerts d’été (3) qui se déroulaient sur la terrasse du restaurant l’Orangerie assurés par l’Orchestre municipal de Strasbourg dont il fut le chef durant une bonne vingtaine d’années. Ne se limitant pas à la conduite orchestrale, il dirigea également un chœur d’hommes et tint l’orgue de l’église Saint Guillaume. Il eut sous sa baguette un violoniste nommé Charles Munch, son cousin, qui joua en soliste en 1921 et 1922 des concerti de Saint-Saëns, Mozart et Bach. Parmi les multiples activités musicales d’Ernest-Geoffroy, c’est celle de chef d’orchestre que nous retiendrons d’autant plus qu’un certain nombre des concerts populaires et des concerts d’été furent diffusés sur l’antenne de la radio de Strasbourg qui possédait un émetteur puissant arrosant tout l’est de la France et une partie de l’Allemagne.

Ernest Geoffroy Munch
Coll. BNu Strasbourg

En examinant le contenu de ces concerts radiodiffusés, que constate-t-on ? Une présence conséquente de musique française centrée sur le XIXe siècle avec des pièces de Berlioz, Meyerbeer, Lalo, Delibes, Bizet, Massenet, Franck, Chabrier. On y trouve également des pièces de compositeurs que l’on ne joue pratiquement plus aujourd’hui, Benjamin Godard et Ernest Guiraud.  Parmi les contemporains, Gabriel Pierné. Du côté des compositeurs allemands, des ouvertures et des extraits orchestraux d’opéras de Wagner (à qui un concert entier fut consacré), Bach, Gluck, Schubert, Weber, Bruch, Moszkovsky et Beethoven. Mais Munch n’oublia pas Rossini, Verdi, Tchaïkovsky entre autres.

Deux concerts de l’année 1931 captent notre attention. Tout d’abord le sixième concert symphonique à l’Orangerie, le 29 juillet. Le cadre avait beau être bucolique, le programme musical parut tout autre aux oreilles du chroniqueur des Dernières Nouvelles de Strasbourg.  A la suite d’Honegger se succédèrent Janáček, Milhaud et Hindemith (4). En dehors du compositeur morave mort depuis trois ans, les trois autres compositeurs représentaient la musique vivante. Il fallait donc une bonne dose d’optimisme et de courage au chef pour oser proposer un programme aussi ambitieux par sa nouveauté. Aucune des œuvres du menu de ce concert n’accusait plus de dix ans d’ancienneté. En ce qui concerne Janáček, deux ans après la création parisienne par Pierre Monteux, les Strasbourgeois eurent l’honneur d’entendre la deuxième exécution française de la Sinfonietta

La chronique du journaliste commença par une mise en garde qui s’appliquait à l’intégralité du concert. 

«Sur les bancs de l’école, j’ai appris que la «musique adoucit les mœurs». C’est là une vérité-première qui se trouve bien souvent infirmée dans le cours des choses de l’art. Le concert d’hier soir ne m’a pas donné l’impression d’avoir adouci quelque chose en moi ; au contraire, cette musique chaotique, violente, exaspérante et si souvent décousue laisse plutôt sur l’auditeur le reflet de sa brutalité». 

Après cette entrée en matière, on n’augure rien de bon pour la réception de la Sinfonietta. Pour en juger, voici la quasi intégralité de l’écrit du rédacteur relatif à l’ouvrage de Janáček. Il commence d’abord par un commentaire sur la théorie janáčekienne de l’enchaînement des accords dérivée de son étude des travaux de Helmholtz.

Il est peut-être nécessaire de rappeler que Janacek - l’auteur de la Sinfonietta - est né le 3 juillet 1854 à Hukvaldy (Moravie) et qu’il est mort le 12 août 1928. Ce qui caractérise la manière du musicien dans la forme, c’est avant tout sa liberté dans l’enchaînement des accords. Il a lui-même expliqué les raisons qui l’avaient décidé à adopter cette curieuse technique d’écriture. C’est sur l’observation d’un physicien allemand qui prétendait qu’un son émis - dont l’oreille a déjà cessé d’entendre la percussion - résonne encore pendant un dixième de seconde après. La théorie du physicien allait jusqu’à affirmer que pour une oreille avertie l’accord qui suit est déjà prêt pendant cette résonnance (5). Janacek en déduisit que chaque succession peut s’enchaîner à n’importe quel accord. 

Qui divulgua cette théorie ? Sur le programme distribué aux auditeurs, s’il existait, ce point du langage de Janáček aurait-il été exposé ? Ne le devait-on pas au livre de Daniel Muller (6) paru dans le cours de l’année précédente ? A coup sûr, le chroniqueur avait lu ce volume, mais j’y reviendrai. En attendant, comment ressentit-il la Sinfonietta ?

Cette Sinfonietta paraît être l’œuvre d’un exalté ; à coup sûr cette musique relève de la pathologie ; en effet des traits répétés à tous les instruments avec une insistance crispante viennent se conjuguer avec un amas de bribes de phrases d’une incohérence folle.

Le verdict est sans appel. Les deux derniers mots du compte-rendu expriment une incompréhension complète du chroniqueur. Cette musique heurtait ses habitudes d’écoute et les convictions qu’il avait acquises d’une fréquentation des œuvres classiques et romantiques. Et l’exposé de la théorie janáčekienne avec quelques mots bien choisis pour que ses lecteurs comprennent l’amateurisme du compositeur n’arrangeait pas leurs impressions de même que l’utilisation du mot pathologie rangeant le compositeur chez les malades ne pouvaient que les détourner d’un tel musicien.  Comme par ailleurs, le chroniqueur intégrait allègrement les trois autres compositeurs présents dans ce concert dans le même moule ultra moderniste que celui de Janáček, l’exotisme des Saudades do Brazil de Milhaud où «c’est le triomphe des fausses notes» subit lui aussi ses foudres. Pourtant il distingua le chef dont «il convient de louer la vaillance et la façon dont M. E. G. Munch sut s’identifier à ce genre spécial et «casse-cou». Pour être bien compris de ses lecteurs, comme si les phrases précédentes ne suffisaient pas, il ajouta «Mais vraiment ce ne sont pas encore de telles musiques qui nous convertiront jamais !» (7)

Ernest-Geoffroy Munch ne se découragea pas  de cette réception plutôt maussade. Il remit la Sinfonietta sur le métier à l’occasion d’un nouveau «concert populaire» donné au Palais des Fêtes de Strasbourg le 18 novembre 1931, concert dont il composa soigneusement le programme. La nouveauté morave fut entourée d’œuvres bien installées dans le cœur des auditeurs (l’ouverture et la bacchanale de Tannhauser de Wagner) et d’ouvrages plus aisément accessibles telles les «admirables (8)» Danses Polovstiennes extraites de l’opéra de Borodine, Le Prince Igor où un chœur (9) mixte se distingua. Le Wanderer Sturmlied op 14 de Richard Strauss sur un texte de Goethe ne pouvait épouvanter les auditeurs tellement il se mouvait dans le vaste fleuve de la musique germanique.

Le même chroniqueur qui signait Zed dans les pages des Dernières Nouvelles de Strasbourg assista également au concert du 18 novembre 1931. Sa perception de la deuxième exécution de la  Sinfonietta s’avéra plus mesurée que celle de la première. Auparavant, dans son article, il se livra de nouveau à un examen de la technique musicale de Janáček non sans avoir ouvert une fois encore le livre de Daniel Muller.

Il faut avant tout s’arrêter à la technique spéciale, curieuse et neuve à la fois de ce compositeur. Elle réside presque uniquement dans la liberté de l’enchaînement de ses accords ; il n’y a là ni ton ni mode ; les sensibles et les cadences n’existent pas. Il arrive alors que cette musique donne une image squelettique et invertébrée de l’art de Janacek. Pour ce qui est l’élément mélodique, Janacek l’a également bousculé, au point que sa ligne peut paraître atonale, mais l’auteur dans ses théories s’est défendu de vouloir éclipser la tonalité d’une œuvre musicale. Pourtant sa mélodie est toujours fuyante ; elle veut à tout prix éviter la fatigante uniformité des corrélations prescrites par les traités d’harmonie en vigueur et dont Janacek a fait fi.

Il est frappant de voir que Zed utilise les mêmes formules que Daniel Muller, y compris l’erreur d’orthographe du mot résonance. Le paragraphe qui court de la page 21 à la suivante du livre a été attentivement examiné par le rédacteur qui y a puisé quasiment telles quelles les tournures «fatigante uniformité» et «sa mélodie reste toujours fuyante». De même, dans le dernier paragraphe consacré à Janáček, le journaliste s’abritait derrière le jugement de Daniel Muller (en page 23 de son livre) lorsqu’il écrivait :

Mais ce qui frappe chez ce musicien, c’est que ses innovations ne sont point le résultat de ses théories, mais que l’instinct les lui a révélées, ce qui oblige à respecter sa littérature si toutefois on ne la goûte pas avec tendresse.

Comme pour se faire un peu pardonner son premier article, il ajouta quelques considérations sur la direction de cette œuvre par le chef :

E. G. Munch a défendu la Sinfonietta avec toute la chaleur de sa conviction et de son dévouement. (10)

Deux exécutions publiques de la Sinfonietta en cinq mois dans la même ville, cela mérite d’être souligné. Chance pour Janáček, ce dernier concert fut retransmis par la station de radio de Strasbourg (11). Des auditeurs beaucoup plus nombreux que ceux qu’une salle de concert pouvait accueillir purent entendre cette Sinfonietta d’un compositeur dont le nom n’évoquait rien de précis à leur mémoire. Cette radiodiffusion n’ouvrit même pas la voie à un début de reconnaissance du génie musical de Janáček. Sa musique ne se coulait dans aucune forme esthétique à l'honneur à cette époque, elle ne pouvait ni être vraiment appréciée, ni être comprise. Par ailleurs, cette Sinfonietta n’encombra pas les programmes des stations françaises jusqu’en 1939.

La revue Radio Express Strasbourg
numéro du 15 novembre 1931

Joseph Colomb - novembre 2015

Notes :

 1. Charles Munch (1891-1968), né à Strasbourg, décédé aux USA, d’abord violoniste, puis chef d’orchestre, à la Société des concerts du Conservatoire à Paris, à l’Orchestre symphonique de Boston et à l’Orchestre de Paris, sans compter ses nombreux engagements en Europe et ailleurs. Il créa des ouvrages d’Honegger, Poulenc, Milhaud, Martinů, Dutilleux, etc. 

2. Durant toute la jeunesse du musicien l’Alsace était une terre allemande, conséquence de la défaite française de 1871. Il n’est donc pas surprenant que l’on ait retenu plus la forme germanique de son second prénom que la graphie française.

3. Les Concerts d’été se déroulèrent de 1929 à 1939. Ils eurent lieu dans le cadre verdoyant du parc de l’Orangerie.

4. Programme du concert du 29 juillet 1931 : Honegger, Chant de joie, extrait de Napoléon (1927) ; Janáček, Sinfonietta (1926) ; Milhaud, Saudades do Brazil (1921) ; Hindemith, Nusch-Nuschi (1921). Comme on peut s'en apercevoir, le concert était tout entier consacré à des musiques très récentes, ce qui déconcerta au moins une partie du public.

5. orthographe de l’article respectée.

6. Les Editions Rieder publièrent en 1930, rédigé par Daniel Muller,  le premier livre écrit en français dédié à Janáček et qui resta le seul pendant cinquante ans. Les pages 20 à 26 expliquent la technique musicale du compositeur.

7.Dernières Nouvelles de Strasbourg, 30 juillet 1931, article signé Zed.

8. comme les désignait Zed, le rédacteur de l’article.

9. Ernest Geoffroy Munch a d’abord été chef de chœur.

10. Dernières Nouvelles de Strasbourg, 19 novembre 1931, article signé Zed.

11. Pendant plusieurs années, à partir de 1930, la radio édita une revue dans laquelle elle délivrait le contenu détaillé de ses émissions. Elle accordait une place aux autres radios nationales et à quelques autres de l’étranger. Par contre, aucun commentaire sur les émissions diffusées.


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